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Page:Sand - La Filleule.djvu/127

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bition qu’elle nourrissait de ne voir sa fille unie qu’à un homme de talent ou de science. Il fallait cela pour me faire pardonner les malheureux dix ans qui me manquaient, et cependant elle sentait bien qu’il fallait dix ans encore pour que j’eusse un nom, et elle frémissait à l’idée de ce long veuvage pour Anicée.

De son côté, Anicée me trouvait stoïque, cruel, presque égoïste de sacrifier ainsi le bonheur d’être auprès d’elle à l’espoir, peut-être chimérique, de lui donner un nom illustre.

— J’ai trente ans, disait-elle à sa mère. Vous dites qu’on est vieille à quarante. Je n’aurai donc eu ni jeunesse ni amour. Je ne vous demande pas de nous marier, moi. Il n’y songe pas non plus. Mais ne me privez pas de la douceur de le voir. Quel plus humble bonheur que le mien ! voir tous les soirs mon ami devant dix personnes, puis-je moins demander ?

J’essayai de satisfaire madame Marange en ne venant chez elle qu’une fois par semaine. Cette privation me fut un supplice. Je l’avais supportée alors que mon orgueil, blessé par sa méfiance ou ranimé par mon propre espoir, m’avait soutenu dans cette lutte contre moi-même. Mais je n’avais plus un stimulant aussi actif. Je me savais aimé, on m’avait béni, on me laissait espérer, on venait de me donner un mois de bonheur sans mélange. Je ne pouvais me faire à l’idée de recommencer mon épreuve. J’aimais cette femme de toutes les puissances de mon âme ; je la sentais aussi nécessaire à mon esprit qu’à mon cœur, bien qu’elle n’eût que du cœur pour alimenter son intelligence et la mienne. Son caractère, dont sa beauté douce et tranquille était l’expression constante, formait autour de moi une atmosphère de sérénité dont je ne pouvais plus me passer. Ce n’était peut-être pas de la passion, c’était mieux et plus, car c’était un amour que Roque ne pouvait comparer, disait-il, qu’à une idée fixe, à une monomanie. Pour moi, c’était quelque chose comme la nostalgie. Rien ne pouvait me distraire, le matin, de l’impatience de la voir le soir, et le soir passé loin