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Page:Sand - La Filleule.djvu/126

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avec un peu de tristesse. Tous les ambitieux se croient ou se disent nécessaires. Le mérite vrai est plus modeste. Il est utile à tout et à tous sans le savoir. Un jour vient où il se révèle malgré lui, mais c’est quand il a déjà fait tout le bien qu’il est capable de faire.

— L’oracle est obscur, dit Roque. Doit-on donc attendre que la profession vienne vous chercher et le succès vous surprendre ?

— Peut-être.

— Alors point de spécialité ; nous retombons dans mon ancien système : tout savoir pour être propre à tout. Mais je sais à présent que c’est impossible ; car l’homme vit trop peu de temps.

— Alors, dit Anicée, sans songer qu’elle ne répondait qu’à moi, un emploi quelconque de l’intelligence, celui qui gênera le moins la vie du cœur.

Je fus bien heureux de cette réponse qui me disait tant de choses et que Roque trouva très-vague et très-insignifiante.

Anicée m’aimait tel que j’étais, sans nom, sans état, sans science réelle, peut-être sans avenir. Oh ! oui, j’étais bien heureux ! Je comprenais ce que sa mère semblait oublier, qu’elle avait été mal aimée par un ambitieux, et que son rêve était un époux humble et dévoué. J’étais donc fort embarrassé entre la mère et la fille. L’une qui me préférait inconnu et pauvre, l’autre qui m’eût voulu tout au moins distingué et indépendant de position.

Le problème était posé. C’est à Paris qu’il devait se résoudre. Il s’agissait de savoir si, au lieu de travailler pour mon instruction personnelle six heures par jour, j’irais passer toutes mes soirées, comme l’année précédente, à la rue de Courcelles. En prenant ce dernier parti, je retardais de six mois mon développement intellectuel, je prolongeais les incertitudes de madame Marange sur mon état futur, je blessais la noble am-