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Page:Sand - La Filleule.djvu/14

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de mes compagnons d’étude. Aucun d’eux n’avait sans doute une mère comme la mienne.

Je n’avais aimé qu’elle avec passion. Lorsque, à la veille de passer mes derniers examens, je songeais à sa joie, je me sentais si fort, que, si l’on m’eût interrogé sur quelque sujet d’étude tout à fait nouveau pour moi, il me semble qu’inspiré du ciel, j’aurais su répondre.

Je venais de recevoir mon diplôme, et j’allais prendre congé du proviseur, lorsque la foudre tomba sur moi. Une lettre cachetée de noir me fut remise. Elle était de mon père.

« Mon pauvre enfant, me disait-il, je n’ai pas voulu t’annoncer cette fatale nouvelle avant l’épreuve de tes examens. Quel qu’en soit le résultat, il faut que tu saches aujourd’hui que ta mère est au plus mal et qu’il nous reste bien peu d’espérance que tu puisses arriver à temps pour l’embrasser… »

Je compris que ma mère était morte, et je sentis mourir en moi subitement quelque chose comme la moitié de mon âme.

Je ne pleurai pas, je partis ; je ne devais, je ne pouvais jamais être consolé ; je sortais de l’enfance, et je voyais déjà clairement que je n’aurais pas de jeunesse.

Je ne trouvai plus de ma mère que ses longs cheveux noirs, qu’elle avait fait couper pour moi une heure avant d’expirer.

J’avais tout juste l’âge qu’elle avait eu en me donnant le jour, seize ans ! Elle venait de mourir du choléra dans toute la force de la vie, dans tout l’éclat de sa beauté. Je trouvai mon père plus accablé que moi. Sa douleur était morne, maladive ; mais elle ne pouvait pas être durable.

Mon père était un homme d’une forte santé, d’une grande activité physique, d’une intelligence réelle, mais qui se mouvait dans le cercle étroit des intérêts domestiques. C’était un bourgeois de campagne, le plus riche de son hameau : il avait environ six mille livres de rente. La conservation et l’entretien de son fonds territorial était l’unique occupation de sa vie.