Page:Sand - La Filleule.djvu/15

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Tant qu’il eut une femme et un fils, il put appeler devoir ce qui était, en réalité et par soi-même, un plaisir sérieux pour lui. Au commencement de son veuvage, il lui sembla, comme à moi, qu’il ne pourrait plus s’intéresser à rien. Peu à peu, il se résigna à reprendre ses occupations par sollicitude pour moi. Plus tard, il les continua par besoin d’agir et de vivre.

Je glisserai rapidement sur de tristes détails. Il suffira de dire une chose que, dans notre province, chacun sait être vraie. Une certaine classe de bourgeois aisés formait, à cette époque, une caste nouvelle. Ces nouveaux riches avaient, à grand’peine, cousu les lambeaux de quelques minces héritages ou acquisitions dont l’ensemble formait enfin un lot qui satisfaisait ou flattait leur ambition. Tout est relatif : tel qui s’était marié avec une métairie de quarante mille francs, se regardait comme riche quand il avait triplé ou quadruplé cet avoir. Alors sa fortune était faite, sa terre était constituée, elle pouvait s’arrondir dans son imagination ; mais l’idée de la voir encore se diviser en plusieurs parts lui devenait inadmissible, révoltante ; il jurait de n’avoir qu’un héritier, et il se tenait parole à lui-même.

Alors, à côté de l’épouse légitime, pour laquelle on avait généralement de l’affection et des égards quand même, venait s’implanter, de l’autre côté de la rue ou du chemin, la paysanne dont les nombreux enfants devaient être assistés et protégés, sans pouvoir prétendre à morceler l’héritage du protecteur. Cette paysanne était ordinairement mariée, sa postérité était donc censée légitime et connaîtrait une sorte d’aisance relative. Cela était de notoriété publique, mais ne troublait pas l’ordre établi. Le bourgeois de province apporte du calcul, même dans ses entraînements.

À l’époque où je vins au monde, il y avait aussi, comme cause de ce trouble moral dans les unions de province, une