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Page:Sand - La Filleule.djvu/142

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ans, qui est l’âge nubile pour les filles de cette race. Mais, lorsqu’elle vint camper chez nous avec lui, elle redoutait extrêmement sa jalousie, et ne lui était fidèle que par crainte de sa vengeance.

» Je fus cependant aimé d’elle. C’est dans mon château, peu de temps après mon mariage, qu’elle laissa voir à tous sa préférence, je devrais dire sa fantaisie, son engouement pour moi. Comme elle n’avait écouté aucun Espagnol et qu’elle partageait l’horreur secrète qu’ont encore beaucoup de gitanas pour quiconque n’est pas de leur race, ce fut une sorte de triomphe pour mon amour-propre, dont je commençai par rire, bien que je fusse très-envié des jeunes gens de mon entourage.

» Peu à peu, malgré l’amour très-réel que j’avais pour la duchesse, j’eus le malheur, la déraison, je commis la faute de succomber à l’enivrement que la belle Pilar produisait par la grâce sensuelle de ses danses, par le charme étrange de ses chansons, par l’ardeur de sa bizarre passion pour moi.

» La duchesse eut des soupçons. Je fus forcé de refuser à Pilar de l’enlever à son mari. Il la quitta en la dépouillant de ses hardes et de ses bijoux. Je voulus au moins l’indemniser de cette perte, tout en la félicitant de recouvrer une liberté dont je ne voulais plus profiter. Son désespoir fut extrême, presque tragique, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de troubler mon ménage. Il y avait de la grandeur chez cette pauvre femme, car je ne pus rien lui faire accepter ; elle qui dépouillait avec avidité les autres fils de famille, en les leurrant de vaines promesses, elle ne voulut rien recevoir de celui à qui elle avait jeté et livré son cœur.

» Un soir, en revenant de la chasse, je la rencontrai, pâle, échevelée, errant sur la bruyère, couverte de guenilles, amaigrie, presque laide. C’était l’ouvrage de deux mois de désespoir et de découragement. Elle me demanda un souvenir ; je savais qu’elle repousserait ma bourse avec colère. Je n’avais