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Page:Sand - La Filleule.djvu/181

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possible. Je tournais à la tristesse, à la douleur, presque au désespoir. Et puis ces climats brûlants, ces aspects splendides de l’Inde ne sont pas faits pour ce genre de contemplation. La nature tropicale est trop vigoureuse pour l’homme ; elle l’énerve de chaleur ou elle l’accable de magnificences. Ces brises, chargées d’âcres parfums, ne caressent pas, elles enivrent ; ce ciel étincelant ne souffre pas le regard de l’homme. Tant de vigueur semble faite pour les êtres où la matière domine l’intelligence. L’éléphant et le tigre sont les rois de ces contrées. L’Indien est faible comme un roseau.

Depuis mon retour, je n’avais pas eu une matinée de loisir. Tant de travaux à mettre en ordre ! tant d’idées à repasser au crible de la réflexion ! tant d’aperçus à soumettre à l’examen de la conscience ! Oui, je suis sincère, j’aime la vérité, je suis son serviteur, je serais son chevalier au besoin. Produire de brillants travaux, tout le monde le peut, avec quelque savoir et de l’imagination. Mais donner à la science une forme attrayante, lui ouvrir un nouvel horizon sur un point quelconque, sans hasarder de téméraires assertions, voir plus loin que la méthode aride, sans voir faux pour se singulariser, c’est plus qu’un travail à faire, c’est un devoir à remplir. Ce devoir accompli fera enfin de moi, à trente-quatre ans, un homme qu’on jugera peut-être digne d’avouer son bonheur intime. Il y a longtemps que j’eusse pu extorquer ce droit. Le bruit et le succès sont si souvent le prix de l’audace et du sophisme ! mais ce n’est pas ainsi que je voulais mériter ma récompense.

Me voilà donc enfin dans ma chère vallée, sous mon ciel pâle, dans une atmosphère appropriée à mon organisation physique et morale !

Je puis enfin me posséder, moi, et oublier ce monde de l’infini, où je m’épouvante d’être si petit, pour me sentir renaître et pour retrouver mon individualité, ma jeunesse, ma puissance relative dans le monde de mes affections et de mes