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Page:Sand - La Filleule.djvu/192

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quelquefois. Vous avez donc pu deviner, sinon comprendre, la violence de mon affection pour lui.

Ma jalousie l’a rendu malheureux pendant longtemps. Elle s’est calmée, elle s’est même dissipée. Devant une conduite louable comme la sienne, j’ai dû prendre confiance, me repentir de mes soupçons, et pardonner dans mon cœur à l’unique faute de sa vie.

Cette faute, vous la connaissez, vous, la tendre et généreuse mère adoptive de Morenita. J’ai passé des années à tâcher d’en surprendre le secret ; mais, pendant ces années-là, je me nourrissais du vain espoir d’être mère ; tout le châtiment que j’eusse voulu infliger à l’infidélité de mon mari, c’eût été de lui donner un fils héritier de son nom, ou une fille plus belle que l’enfant de la gitana. Dieu m’a refusé ce bonheur. J’ai trente ans ; il y a quinze ans que je suis mariée, je ne puis conserver aucune illusion. Le duc doit subir le malheur d’avoir une épouse stérile.

Devant cette infortune, mon orgueil de femme est tombé. J’ai pleuré amèrement. Je me suis repentie d’avoir agité et troublé la vie de mon noble duc par les orages de la jalousie, moi qui ne pouvais lui donner ces joies paternelles qu’une misérable bohémienne a pu lui faire connaître !

J’ai su alors une chose qui m’a consternée d’abord, et dont j’ai enfin pris bravement mon parti. Le duc aime cette enfant avec passion. Attaché à ses pas comme un amant à ceux de sa maîtresse, n’osant la voir ouvertement chez vous, dans la crainte d’ébruiter son secret, il cherche toutes les occasions de la rencontrer, ne fût-ce que pour la voir passer en voiture ou l’apercevoir de loin, au concert, aux Bouffes, dans les promenades. Il s’ingénie à la surprendre agréablement, à lui envoyer des cadeaux mystérieux ; enfin, il est comme malade du besoin d’embrasser et de bénir son enfant. Pauvre duc, pauvre ami !