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Page:Sand - La Filleule.djvu/80

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bien plus d’attrait à se faire écouter, et même questionner par madame Marange, qu’à contempler madame de Saule. Elle lui sembla, par conséquent, la plus jeune, la plus belle des deux. Il est certain qu’elle était encore charmante et qu’elle pouvait éblouir un tout jeune homme. Ces sortes de sympathies, que l’âge rend disproportionnées, et qui sont invraisemblables à la pensée, sont pourtant très-fréquentes, par conséquent très-naturelles ; mais, entre une femme si saine de jugement, aussi vraiment chaste que madame Marange, et un enfant aussi pur et aussi froid que mon ami, l’attrait ne pouvait qu’être tout moral, la sollicitude toute maternelle.

Néanmoins, la jeunesse, quelque austère qu’elle se fasse, aime à exagérer ses appréciations ; ses hyperboles sont vives, son vocabulaire est jeune. Aussi Roque me dit-il en riant, dès le premier jour, qu’il était amoureux de madame Marange.

— Oui, amoureux est le mot, ajouta-t-il en reprenant son sérieux habituel ; je ne sais pas si c’est une femme d’un âge mûr, cela m’est parfaitement égal ; elle me paraît beaucoup plus belle que sa fille, et nulle femme ne m’a jamais plu autant qu’elle. Tu peux donc lui dire de ma part qu’elle a en moi un adorateur dévoué, un mari très-fidèle si bon lui semble.

C’est ainsi que, pendant plus de vingt ans, Roque parla de madame Marange et qu’il lui parla à elle-même ; mais, comme jamais il n’alla plus loin et ne songea même à lui baiser la main, cette sainte femme n’en fut pas compromise, et, à soixante et dix ans, elle l’appelait encore son amoureux, avec cette simplicité enjouée qui est le privilége des matrones irréprochables.

Malgré le plaisir que Roque goûta dans cette journée, il ne manqua pas, dès qu’il fut seul avec moi, de me gronder énergiquement sur ma paresse. Je n’avais pas ouvert un livre depuis quinze jours ; je n’y avais pas même songé. Je ne sentais pas le besoin de la vie purement intellectuelle, depuis que celle