Page:Sand - La Filleule.djvu/87

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voix humaine emportée à chaque instant par les souffles de l’orage.

« Un soir que j’improvisais ainsi, dit Stéphen dans un fragment que nous nous sommes efforcé de rejoindre par ce qui précède, nous vîmes entrer chez moi une espèce de vieux Schmuck[1], ancien chef d’orchestre allemand, qui vivait pauvrement à Paris de quelques leçons. Il demeurait à côté de moi depuis peu de temps : une cloison séparait ma chambre de la sienne. J’ignorais sa profession et son talent, sans quoi, je me serais fait scrupule de troubler son repos et d’écorcher ses oreilles. Il fut accueilli par des rires homériques, car il n’y avait rien de plus plaisamment laid que sa figure et son accoutrement, et il arrivait de l’air effaré d’un homme réveillé dans son premier sommeil, qui demande grâce, vu l’heure indue, et qui menace d’invoquer la haute impartialité du portier. Je me levai, prêt à céder à ses trop justes réclamations ; mais il s’agissait du contraire.

» — Mon cher voisin, me dit-il, vous avez ici un ami qui parle fort bien sur la théorie musicale, mais qui parle trop près de la tête de mon lit, et qui m’empêche d’entendre les airs que vous jouez. Ces airs champêtres que vous répétez tous les soirs me sont agréables pour m’endormir, et l’éloquence de monsieur me réveille. Si vous vouliez seulement changer le piano de place, le mettre où monsieur cause, et faire causer monsieur à la place où vous jouez maintenant, je serais un voisin heureux et reconnaissant.

» — C’est une épigramme à deux tranchants ! s’écria Roque. J’agace monsieur avec ma science, et tu l’endors avec tes mélodies.

» — Vive le voisin ! il a de l’esprit ! s’écria-t-on autour de moi. Que sa volonté soit faite ! mais qu’auparavant il nous joue

  1. Personnage de Balzac, dans le Cousin Pons.