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Page:Sand - La Filleule.djvu/96

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joue-leur une fugue de Bach, bien tranquille et bien vraie : tiens, celle que tu disais l’autre soir en rentrant.

J’ai objecté que je ne la savais pas tout entière par cœur.

— Tant mieux ! s’est-il écrié ; tu improviseras la fin et tu partiras de là pour le pays de ta fantaisie.

Clet a pris son chapeau en disant :

— Ah ! l’élève va jouer ! Attends, Stéphen ! mon cher ami, je n’écoute jamais les amateurs.

On l’a laissé sortir ; mais il est resté dans la pièce voisine pour m’écouter, afin de se ménager une rentrée accablante pour mon amour-propre.

J’ai eu le premier mouvement de vanité que j’aie jamais ressenti. J’ai joué avec audace… Et puis j’ai oublié Clet, et le chevalier, qui ne s’amusait pas beaucoup, et Julien, qui rentrait et qui faisait un grand bruit de tasses, et Schwartz lui-même, qui croyait devoir m’encourager. Je me suis retrouvé seul dans ma pensée avec elle. Je lui ai dit en musique tout ce que l’âme endolorie et inquiète peut dire à Dieu qui veut se retirer d’elle. Par moments, je revoyais le pâle et doux visage de ma mère, cette ombre lumineuse qui s’attache au rayonnement de mon étoile. Je me laissais rassurer et consoler par elles deux… Mais la nuit se faisait autour de moi ; elles s’envolaient ensemble vers l’Empyrée.

J’avais des sanglots dans le cœur… je jouais mal, très-mal… je ne suis pas encore sûr du clavier ; mais j’avais des idées, de l’émotion surtout. Madame Marange m’a presque embrassé ; Schwartz m’a embrassé tout à fait. Clet est rentré sans rien dire, pour observer Anicée, qui ne disait rien et me dérobait son visage. J’ai fermé le piano pendant qu’on faisait compliment de moi à Schwartz. Alors Anicée s’est penchée vers moi et m’a dit tout bas, avec des yeux pleins de larmes :

— Stéphen, vous m’avez fait bien du mal ; vous souffrez donc ?