Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/252

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— Non, je n’ai pas de remords, lui répondit le jeune homme. Chaque matin et chaque soir j’élève mon âme à Dieu, et je sais qu’elle est en paix avec lui ; car je déteste la violence ; je ne suis ni haineux, ni emporté, ni vindicatif, et les querelles du Compagnonnage me font horreur et pitié à l’heure qu’il est. J’ai vu tomber celle que j’aimais, frappée d’un coup que j’ai cru mortel ; j’ai donné la mort à son assassin, dans un mouvement de défense plus légitime que celui du soldat à la guerre. Mais ce sang répandu entre la Savinienne et moi laissera des traces douloureuses : c’est un présage affreux, et auquel je ne puis songer sans frémir.

— C’est l’absence qui te rend cette idée plus affreuse encore. Si la Savinienne était ici, tu oublierais, dans le bonheur de la regarder et de l’entendre, les images sinistres qui flottent dans ton souvenir.

— Cela est certain ; mais je serais peut-être alors plus coupable que je ne le suis. Pierre, tu me disais, il n’y a pas longtemps, que tu étais dégoûté du Compagnonnage, et que tu éprouvais le besoin d’en finir avec tout ce qui avait rapport à ces luttes criminelles et insensées. J’ai bien plus de motifs aujourd’hui que tu n’en avais alors pour éprouver le même dégoût. Je ne puis supporter l’idée de m’y replonger, et surtout d’y laisser vivre la compagne que j’ai rêvée. Il faudrait que la Savinienne pût quitter ce triste métier ; je voudrais l’arracher de ce coupe-gorge, dont je ne pourrai jamais repasser le seuil sans une sueur froide et sans un frisson mortel.

— J’espère, répondit Pierre, que le temps adoucira cette impression, dont je comprends trop bien l’amertume, mais dont tu es dominé peut-être plus qu’il ne faudrait. Rappelle-toi les jours de bonheur passés dans cette maison si religieusement hospitalière, que la Savinienne sanctifie de sa présence. Plus ferme et plus forte que toi dans l’o-