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Picounoc le maudit, Tome 1/Le meurtre/Deux baisers

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C. Darveau (Ip. 72-93).

IV

DEUX BAISERS.


Les derniers jours de l’automne viennent de finir. Les feuilles mortes qui tapissaient les bois et roulaient au souffle de la brise, le long des chemins pleins d’ornières, sont disparues sous la première couche de neige ; sur les coteaux, les arbres dépouillés tremblent, frileux, dans leur nudité, et paraissent comme des panaches de deuil sur des catafalques blancs.

Les jours sont courts et les nuits, bien longues, car le soleil paresseux ne sort de sa couche de nuages, à l’horizon, que vers les huit heures du matin, et disparaît, dès les quatre heures de l’après-midi, derrières les Laurentides couvertes de sapins.

Les bordées de neige se succèdent rapidement, et, bientôt, les champs ressemblent à une mer tranquille. De temps à autres on entend le tintement des sonnettes et des grelots que secouent, en trottant, les chevaux des charroyeurs ; et l’on entend aussi, dans les granges voisines, les coups rapides et cadencés des fléaux qui tombent sans cesse sur les épis étendus sur l’aire. Il y a quelque chose de gai dans ces bruits qui s’élèvent au milieu du calme de la nature ; mais il y a quelque chose d’une indéfinissable mélancolie dans ce calme universel qui vous entoure, s’il n’est troublé que par le fléau d’un batteur de grain, ou la plainte aiguë d’une lisse d’acier sur la neige. Joseph Letellier se hâtait de charroyer son bois de chauffage avant la hauteur des neiges, car il n’est pas facile d’entrer dans les bois quand la neige est bien épaisse. Un soir, à son arrivée, il trouva plusieurs voitures à sa porte, et autant de chevaux dans l’écurie. Il fut surpris, examina et reconnut les carrioles et les chevaux. Tout cela appartenait à des amis. Il détela, soigna sa bête et revint à la maison.

— Diable ! dit-il en entrant, vous me surprenez. Pourquoi ne pas m’avoir averti ? je n’aurais pas été au bois cet après-midi, et nous aurions joué aux cartes.

— Nous jouerons ce soir, dit l’un des nouveaux arrivés.

— Vous n’avez pas soupé, je suppose, et vous êtes altérés ?

— Pardon pour la première partie de votre phrase, nous avons soupé, repartit le plus pimpant et le plus jovial de la bande — un médecin, s’il vous plaît ! le nouveau médecin de la paroisse — quant à la seconde partie, nous sommes altérés, mais de mille choses que nous n’avalerons jamais.

On convint de trouver cela drôle et l’on rit.

— De quoi donc ? demanda Djos.

— De quoi ? hélas ! de bonheur, de richesses, de plaisirs, d’amour.

— Plusieurs verres de rhum donnent tout cela, dit Picounoc.

— Je me rechange, dit Joseph, et je suis à vous.

Au bout d’une demi-heure il revint fort bien mis et de belle humeur.

Alors le jeune médecin, s’approchant de lui, lui présenta un énorme paquet ; c’était un casque et des mitaines de vison.

— Voici, dit-il, un léger cadeau que vos amis vous offrent à l’occasion de votre anniversaire. Ils vous offrent, en même temps, à vous, à votre femme bien-aimée et à votre enfant, les hommages de la plus sûre amitié, et les vœux les plus ardents pour votre bonheur.

— La jolie surprise, en vérité, que vous me faites là !… J’en suis tout attendri, je ne sais pas faire de discours, moi, mais, au moins, je puis toujours bien vous assurer que je suis heureux de compter des amis aussi dévoués que vous. J’ai presque envie de dire que ce casque est le plus beau jour de ma vie…

Des bravos couvrirent la voix de Joseph et l’empêchèrent de continuer.

— Je ne songeais pas, reprit-il après un moment, que j’avais aujourd’hui vingt deux ans…

— J’y songeais depuis longtemps, moi, dit une voix vive et joyeuse — c’était la voix de Noémie — et, te souviens-tu de ce billet que tu vis sur la table et voulus prendre, un soir ? eh bien ! c’était une lettre du docteur au sujet de cette petite fête.

— Oui, oui, je m’en souviens, répliqua machinalement Joseph.

La soirée fut des plus amusantes ; le réveillon, servi à point, faisait honneur à la cuisinière — et à la basse-cour du jeune cultivateur.

Quand tout le monde fut parti, Joseph dit à sa femme :

— Montre-moi donc, maintenant, ce petit billet du docteur.

Noémie répondit avec une certaine inquiétude.

— Je ne l’ai plus, cher ami, je ne sais ce qu’il est devenu ; c’était de si peu d’importance…

— De si peu d’importance aujourd’hui, et alors c’était d’une grande importance ?

— Sans doute ; si tu l’avais vu, la surprise eut été en moins… et c’est quelque chose qu’une agréable surprise…

— Mais, si tu voulais le cacher, comment se fait-il que tu n’en aies pris aucun soin, et que tu l’aies laissé traîner, au risque de le voir tomber sous ma main ?

Oh ! les jaloux, ils sont parfois d’une logique désespérante.

Elle avait brûlé l’inoffensif billet, et n’avait osé le dire, de crainte d’éveiller les soupçons de Djos ; et, c’était justement en cachant cet insignifiant détail qu’elle lui donnait un semblant de raison. Elle avoua qu’elle l’avait jeté au feu, mais il n’en crut rien.

— Si c’était vrai, pourquoi ne l’aurais-tu pas dit de suite ? répliqua-t-il.

Noémie pria, affirma, tout fut inutile, elle ne put rendre le repos à l’âme chagrine de Joseph.

Les jours qui suivirent furent des jours de tristesse. L’ange de paix, qui s’était assis au foyer des jeunes époux, s’efforçait pourtant d’éloigner les nuages, et de faire luire, dans les ombres naissantes, le flambeau de la charité ; mais les esprits pervers, qui remplissent l’espace et volent sans cesse autour des créatures de Dieu pour les tromper et les perdre, l’emportaient sur lui. S’ils ne pouvaient corrompre le cœur de la femme, à cause de ses vertus, ils pouvaient, au moins, le remplir d’amertume ; et leur triomphe sur le cœur de l’homme s’affermissait de jour en jour, parce que l’homme ne s’était pas encore entièrement affermi dans le bien.

Picounoc ne négligeait point ses infâmes desseins. Il étudiait et perfectionnait ses plans, le jour, en allant à l’ouvrage, la nuit, en attendant le sommeil.

À la fête de Joseph, il entendit Noémie parler du billet qu’elle avait reçu du médecin, et comprit le parti qu’il pouvait tirer de ce futile incident. Il accosta, quelque temps après, la petite Angèle Mercier qui demeurait dans le voisinage, lui parla longtemps, et lui glissa une pièce blanche dans la main.

Il attendit les premiers beaux chemins, attela au traîneau bâtonné, et se dirigea vers sa terre à bois du Portage. Sachant que Joseph avait du bois à charroyer, il lui demanda en passant — car il passait à sa porte — s’il était, disposé à atteler. Joseph répondit qu’il avait commencé à battre, mais, qu’ayant au moins une moulée (mouture) de battue, il pouvait bien, en effet, profiter des beaux chemins pour aller au bois. Et tous deux ils partirent, chacun dans sa voiture. Quand ils furent dans la petite route de St. François, Picounoc dit :

Embarque donc avec moi, ton cheval suit bien.

Dans nos campagnes, l’on embarque en voiture comme en bateau, et l’on abuse étrangement du mot, sinon de la chose.

— C’est bon ! dit Djos, arrête.

Les deux amis continuèrent leur route, debout dans le même traîneau, et le cheval de Djos suivit fidèlement. La conversation roula sur divers sujets : sur le rendement du grain et sur les fréquentes bordées de neige, sur les chevaux et sur les amis.

— On ne voit plus l’ex-élève, dit Picounoc, à propos des amis.

— C’est aussi bon. Penses-tu sérieusement qu’il aime ma femme ?

— Il ne me l’a jamais dit, mais… Du reste tu as des yeux comme moi, et tu n’es pas de ces hommes à qui l’on fait avaler des couleuvres, ce me semble…

— Il vaut mieux être prudent que téméraire.

— Sans doute ; mais avec les femmes il vaut mieux être téméraire que trop prudent. On arrive plus vite et aussi sûrement : Connais-tu les femmes, toi ?

— Pas beaucoup… Je connais la mienne…

— Tu connais la tienne ?… c’est là que tu fais erreur. On connaît toujours mieux la femme de son ami, ou de son voisin, que sa propre femme.

— Va donc !

— Va donc ? Est-ce que je n’ai pas vu, avant toi, le doux penchant de la tienne pour l’ex-élève ?

— C’est vrai.

— Donc j’ai raison. Et je parie que moi qui suis loin de ta femme, je vois des choses qui te crèvent les yeux et que tu ne vois pas ?

Djos prit une expression de douloureux étonnement.

— Qu’est-ce donc encore ?

— As-tu mis la main sur un certain petit billet que ta femme avait, un soir, oublié sur la table ?…

— Un petit billet ?… Ah ! au sujet de ma fête ?

— Oui, au sujet de ta fête, répondit Picounoc, d’un ton ironique.

— Non, je ne l’ai pas vu.

— Je sais bien que tu ne l’as pas vu, et que tu ne le verras jamais, ni celui-là, ni d’autres.

— Comment ? penses-tu que…

Il n’osa pas achever, cela lui faisait trop de mal.

— Le docteur est un joli garçon, continua Picounoc avec malice, il a de l’esprit, de l’argent, quelle femme demeurerait insensible ?

— Tu crois ?… mais non, il ne vient presque jamais à la maison.

— Elle va à l’église… le dimanche, la semaine aussi des fois… Ah ! les femmes dévotes ! les femmes dévotes !…

— Tu te moques de moi, Picounoc ; je suis assez malheureux comme cela, je t’en prie, n’ajoute pas à mon désespoir.

— Comme tu voudras… je me tais et tu sortiras d’affaire comme tu pourras… Mais prends garde que l’on sache tout, et que tu paraisses ne rien voir… je te plains alors… Et tu sais le nom que l’on donne aux maris trop aveugles ?…

— Picounoc, dis-tu vrai ? tu es mon ami, je le sais, ne me trompe pas…

— T’ai-je jamais trompé ? Tu as vu de tes yeux ?… Tiens ! Djos, une femme qui cesse une fois d’aimer son mari, ne cesse plus d’aimer les autres hommes, et tous ceux qui viennent à elle sont les bienvenus. Si ta femme a aimé l’ex-élève — et je ne crois pas me tromper en affirmant que c’est le cas — elle aime le docteur, et, après le docteur, un autre, et toujours ainsi.

Djos avait la tête basse, et du feu dans les yeux… Il serrait avec rage les bâtons du traîneau, et son pied droit fouillait la neige attachée au fond.

— Je n’ai pas voulu te faire de peine, repartit Picounoc après quelques moments de silence.

— Il faut que cela finisse ! répondit Djos d’une voix sombre.

— Le moyen ?

— Le moyen ? Ah ! je le trouverai bien !… Mais tu n’as pas de preuves de ce que tu avances, Picounoc.

— Pas de preuves ? demande à la petite Angèle Mercier, c’est-elle qui est la messagère de l’amour et porte les billets doux.

— La petite Angèle Mercier ?

— Oui.

— Comment as-tu découvert cela.

— Un pur hasard… J’ai été chez le médecin, avant hier, pour ma femme, tu le sais, tu m’as vu passer. La petite était là, dans l’office.

— Est-ce qu’il y a des malades chez vous ? que je lui demande.

— Non, monsieur, répond-elle naïvement…

— T’en viens-tu avec moi ? je suis en voiture.

— Elle n’est pas prête à partir, dit le médecin, visiblement contrarié. Il faut que je lui prépare quelque chose et lui écrive une prescription. Ne l’attendez pas…

— Préparer des remèdes et coucher une longue prescription pour quelqu’un qui n’est pas malade, voilà qui est drôle, pensais-je… et je faillis m’éclater de rire… Le médecin ne s’aperçut pas de la bourde qu’il venait de dire.

— Es-tu descendue exprès pour chercher ces remèdes ? demandai-je à l’enfant.

— Oui, monsieur, répond-elle, d’une voix mal assurée.

— Pour qui donc, s’il n’y a pas de malade chez vous ?

— L’enfant baisse la tête, rougit et ne répond rien. Le médecin, furieux, m’apostrophe en ces termes :

— Monsieur, sachez que la médecine a ses secrets comme la confession…

— Pardon ! docteur, pardon ! je ne voulais pas être indiscret… Je sortis, et vins attendre la petite commissionnaire chez Robineau le forgeron. Quand elle fut dépassée, je donnai du fouet, la rejoignis et la fis asseoir à mes côtés…

Elle refusa d’abord ; mais j’insistai tellement qu’elle dût céder.

— Le docteur t’a dit de ne pas t’en venir avec moi, n’est-ce pas ? lui demandai-je.

Elle pencha la tête en souriant.

— Je le sais bien, tu peux parler sans crainte ; tiens ! prends ceci pour t’acheter des bonbons.

Je lui glisse un douze sous dans la main, et vois rayonner ses yeux et sourire sa figure. Oh ! la gourmandise chez les petites filles, c’est comme… la gourmandise encore chez les grandes.

— Vas-tu souvent, comme cela, chercher des prescriptions pour ta mère ?

— Ce n’est pas pour maman.

— Pour qui donc ?

— Ah ben !…

— Je le sais, va ! c’est pour la femme de Djos Letellier.

— Qui est-ce qui vous l’a dit ?

— C’est-elle.

— Je ne le crois pas…

— Elle trouvait que tu tardais beaucoup et m’a demandé de te ramener en voiture.

— Vous voulez me faire parler…

— Non, ma chère, mais je sais tout. Et elle t’a donné un petit papier pour le docteur ?…

— Non, monsieur, pas aujourd’hui ! répond-elle d’un air triomphant. Ce pas aujourd’hui vaut son pesant d’or…

— Pas aujourd’hui ? c’est possible ; mais elle a coutume de t’en confier ?

— Elle m’a défendu de le dire… laissez-moi tranquille…

— Je riais dans ma barbe. Son mari le sait-il ? continuai-je.

— Son mari ? son mari ?… si elle est malade faut-il pas qu’elle ait le docteur ?

— Si elle est malade je la guérirai, moi ! interrompit Djos d’une voix courroucée.

— Le docteur est fin, va, reprit Picounoc, et il ne t’a pas donné un casque de vison pour rien, le jour de ta fête… il avait son intention ; c’est un diplomate, comme disent les gens instruits.

— Gare à lui ! il ne me pèserait guère au bout du bras…

Les deux amis se rendirent au bois, et revinrent avec leur voyage, toujours en causant. Picounoc s’applaudissait d’avoir imaginé ce nouveau grief contre la femme de son ami.

Ce qu’il voulait, ce n’était point rendre l’ex-élève ou le docteur odieux à Joseph, mais faire comprendre que Noémie remplaçait l’amour perdu par un autre amour et cherchait désormais le bonheur et le plaisir loin de son mari. Il voulait prédisposer Joseph à croire sa femme capable des plus grandes fautes, et l’aigrir assez pour qu’il pût se venger de sa honte.

L’histoire de son entretien avec la petite Mercier, n’était rien moins qu’un mensonge ; mais il avait dressé l’enfant à mentir et à raconter la même histoire à peu près si Djos l’interrogeait. Ce qui ne manqua pas d’arriver.

Noémie vit bien, à l’arrivée de son mari, que la paix du foyer allait subir un nouvel orage, et son cœur gros de tristesse s’éleva vers Dieu, pendant que ses regards, toujours chastes, se baissaient comme ceux d’une femme coupable.

— Djos embrassa son enfant, mais passa près de sa femme sans la regarder, et il demeura plusieurs jours sans lui parler.

Ah ! que sont-ils devenus ces beaux jours de naguère, où, la main dans la main, le sourire sur les lèvres, ces deux jeunes époux marchaient le chemin de la vie ? L’amour débordait de leurs cœurs, les paroles affectueuses coulaient de leurs bouches, et leurs journées étaient bien remplies et agréables au Seigneur ! Chaque matin ils allaient à l’ouvrage en chantant gaîment, et, chaque soir, ils se reposaient dans les bras l’un de l’autre, après avoir remercié le ciel de ses bienfaits, et lui avoir demandé un heureux lendemain. Qui aurait pu prédire un orage aussi prompt dans cette atmosphère limpide ? Qui aurait pu deviner tant de larmes dans les paupières radieuses de la jeune épouse, tant d’angoisses dans son âme alors sereine ? Qui aurait osé croire que les folles vapeurs de la jalousie devaient sitôt s’élever sur l’esprit de l’époux heureux et l’envelopper de ténèbres ? Un homme seul pouvait prédire tout cela, car tout cela était son ouvrage, et cet homme, c’était Picounoc le maudit.

Un jour, le médecin revenant de voir un malade dans le bas de St. Eustache, entra allumer la pipe chez Joseph Letellier qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, et qu’il considérait toujours comme l’un de ses amis. Joseph était allé au moulin, Noémie reçut le médecin avec politesse.

— Attendez mon mari, dit-elle, il est à la veille d’arriver.

Elle ne savait pas que son mari était jaloux du docteur. Djos avait jugé à propos de guetter une bonne occasion pour lui jeter à la face tout ce qu’il savait de ses prétendus rapports avec cet homme. Le docteur s’assit et alluma sa pipe. Il remarqua la pâleur de la jeune femme et son air de tristesse.

— Vous n’êtes pas bien, Madame Letellier, je crois ; vous êtes changée.

— Pardon, docteur, je suis très-bien, répondit-elle, en affectant un sourire perçait la souffrance…

— Et le bébé ?

— Oh ! il se porte à merveille, voyez-le…

Le médecin s’approcha du berceau dormait l’enfant…

— Il est beau comme un ange… Il vous ressemble, Madame, oui, il vous ressemble.

Et le docteur regardait Noémie qui devenait rouge, et reprenait sa beauté flétrie.

— Je puis bien l’embrasser ? continua-t-il.

— Oui, mais vous allez le réveiller.

— Quand même ; il dormira tantôt, il n’a que cela à faire.

En disant cela, il se pencha sur l’enfant et lui donna un bon gros baiser. L’enfant s’éveilla en sursaut…

— Je vous le disais, docteur, fit Noémie. Et elle s’inclina, à son tour, sur le petit qu’elle embrassa bien fort. Le docteur ne s’était pas relevé encore. Tous deux se trouvèrent, un instant, fort rapprochés, au-dessus du berceau. D’un peu loin on eut pu croire que les baisers n’étaient point pour l’enfant. On se serait trompé. La distance est souvent une source d’erreurs.

Depuis une minute un homme regardait par la fenêtre, et la fureur bouleversait sa figure. Cet homme, c’était Djos. Il avait reconnu le cheval du docteur, et s’était glissé, sans bruit, jusqu’à la première vitre, pour voir ce qui se passait à l’intérieur.

— Il savait que j’étais au moulin, pensa-t-il… mais il ne m’attendait pas sitôt, le misérable !… Quand il vit sa femme et le médecin se tenir ainsi inclinés, tête contre tête, sur le berceau, il se précipita dans la maison.

— Ah ! ah ! les amoureux ! hurla-t-il… Je vous prends enfin !…

— Noémie n’a que le temps de relever la tête, et elle pousse un cri à la vue de la colère de son mari.

— Mon Dieu ! Djos, tu es fou ! Écoute ! écoute !

Djos la repousse violemment.

— Misérable ! tu me trompes !

Le docteur, stupéfait, le regarde et semble demander une explication.

— Vous, coureur de femmes, lui crie Djos, sauvez-vous ou je vous assomme. Ah ! je sais depuis longtemps vos intentions ! je connais vos desseins… Mais j’en étranglerai quelqu’un de ces maudits-là qui nous volent nos femmes parce qu’ils sont des Messieurs… Sortez, entendez-vous ? où je vous déchire en mille morceaux comme une guenille !

— Le docteur eut peur, et il eut raison, car Djos, ne se possédait plus, et pouvait, d’un instant à l’autre, se porter à des violences terribles. Il sortit, se jeta dans sa cariole et fouetta son cheval…

— Il est fou, pensa-t-il…

Cet esclandre du malheureux Joseph ne resta pas caché, et bientôt l’on sut, dans la paroisse, qu’il était jaloux. Plusieurs de ses amis essayèrent de le guérir de ce mal, et de lui rendre la paix, mais leurs efforts furent à peu près inutiles ; ils ne réussirent point à le délivrer des injustes soupçons qu’il nourrissait contre sa femme. Il croyait avoir des preuves de la légèreté de cette bonne créature, mais il ne voulait pas les révéler, et il se renfermait dans un silence obstiné. Il aimait encore mieux passer à tort pour jaloux, que de subir la honte de posséder une femme infidèle. Et il pensait en savoir assez pour confondre l’innocente victime. Picounoc l’approuvait dans sa conduite, et, sans paraître le conseiller en rien, lui glissait sournoisement certains avis qui étaient toujours trop fidèlement suivis.

Cependant il lança, sur les ailes de la rumeur, une parole méchante qui fit son chemin. Il confia discrètement à l’un de ses amis, qui jura de ne jamais en desserrer les dents, que Djos, si jaloux, était lui-même un mari assez galant, et, qu’à plusieurs reprises, il avait osé manquer de respect envers Aglaé. La nouvelle se répandit vite — bien que toujours elle fut répétée à l’oreille, à voix basse, et avec promesse qu’elle n’irait pas plus loin. Il paraît que si l’on veut qu’une chose soit vite connue, il faut l’entourer de mystères et prier ceux qui la connaissent de n’en jamais parler. Personne ne sut d’où était sortie cette intéressante nouvelle. De temps en temps la confidence recommençait revue et augmentée. On alla jusqu’à dire qu’Aglaé, la femme sage et dévouée de Picounoc, avait donné un soufflet à l’impertinent Joseph, et que celui-ci l’avait, dans sa colère, menacée d’une bonne revanche. Picounoc revoyait lui-même et amplifiait les nouvelles éditions de son mensonge.