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Picounoc le maudit, Tome 1/Le meurtre/Le démon de la jalousie

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C. Darveau (Ip. 43-72).

III

LE DÉMON DE LA JALOUSIE.


Djos n’avait pas offert l’hospitalité à son ancien compagnon l’ex-élève. Surpris de ce manque d’égard, celui-ci crut que son ami lui gardait rancune à cause qu’il avait mal parlé de Picounoc ; et, en sortant, il lui dit :

— Djos, tu as tort de m’en vouloir.

— Je sais ce que j’ai à faire, avait répondu Djos.

— Si tu le sais, éloigne Picounoc…

— Il y en a d’autres qui devraient être éloignés avant lui. Cette dernière parole surprit tellement l’ex-élève qu’il ne répliqua rien. Noémie était à côté de son mari, dans la porte, et prenait ces paroles pour une plaisanterie. L’ex-élève lui tendit la main.

— Bon soir, madame, dit-il.

— Bon soir ! Vous reviendrez bientôt n’est-ce pas ?…

— Quand je pourrai vous être utile.

Il rejoignit Emmélie.

Picounoc, qui avait entendu, riait sous cape.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Allons-nous à l’épluchette ce soir ? dit Noémie à son mari, quelques jours après la petite soirée que nous venons de raconter.

— Je ne suis pas bien ; je suis un peu fatigué, répondit Joseph.

— Cela te remettra :… allons ! ne fais pas le vieux sitôt… ton bon ami l’ex-élève y sera.

Un nuage passa sur la figure de Djos.

— L’ex-élève, l’ex-élève !… tu tiens peut-être plus que moi à le voir, répondit-il d’une voix sourde.

— Comment ! est-ce qu’il n’est plus ton ami ?…

— Depuis qu’il est le tien…

— Que veux-tu dire ? je ne te comprends pas…

— Tu me comprends, Noémie…

— Mon Dieu ! quel est cet air mystérieux ?… Pourquoi parles-tu ainsi ? tu m’effraies ! tu n’es plus le même depuis quelques jours ! dit la jeune femme d’une voix émue !

En effet, depuis l’épluchette, Djos n’avait pas eu les franches et plaisantes manières de son accoutumée : il était resté morose, sortait le matin sans embrasser sa femme, et le soir, à son retour du travail, paraissait lui laisser prendre à regret le baiser qu’elle avait l’habitude de prendre. Noémie avait bien remarqué cette froideur subite, car les femmes sont sensibles et rien n’échappe à leur esprit d’observation, — mais elle n’avait pas interrogé son mari, croyant que chaque minute de ce petit contretemps était la dernière, sachant qu’elle n’avait rien fait qui put le chagriner. Elle avait souffert en secret et s’était rapprochée davantage de son enfant. Les mères qui ont des afflictions ne se lassent point de les confier à ces divines petites créatures que Dieu leur a données dans sa miséricorde, et elles épanchent leurs regrets sur les berceaux qui devaient être les confidents de leurs espérances.

La nouvelle épluchette de blé d’Inde eut lieu le mardi suivant, et elle fut joyeuse comme la première. On regretta cependant l’absence de Joseph et de Noémie, car tous deux étaient estimés, d’un entretien agréable et bien éveillés.

— C’est curieux que Djos ne soit pas encore revenu de St. Jean, dit le maître de la maison.

— En effet, il devait être chez lui à six heures, le plus tard.

— Et il passe huit heures.

— Je vais voir s’il est arrivé, dit Picounoc. Et il laissa ses compagnons dépouiller de leurs robes les épis entassés dans le coin de la salle.

Il pensait bien que Noémie était seule encore, et que c’était à dessein que Djos s’attardait. Il connaissait les moyens ingénieux qu’ont les jaloux de captiver leurs femmes. Il courut d’une haleine à la maison de Joseph Letellier, et, suivant sa grossière habitude, regarda à la fenêtre avant d’entrer. Noémie filait en chantant. Mais le bruit du fuseau était monotone et la chanson, mélancolique… De temps en temps elle détournait un peu la tête et regardait avec amour le berceau où dormait son petit enfant. La chandelle, versant une pâle lumière sur les murs blanchis à la chaux, se consumait lentement. À cette lueur terne la figure de la jeune femme semblait presque livide, et ses doigts effilés qui tenaient la laine et la laissaient peu à peu s’allonger, se tordre et se rouler sur le fuseau, paraissaient amaigris.

La pauvre créature souffrait, car ce changement singulier, survenu dans l’humeur de son mari, était pour elle une source d’inquiétudes et de tourments. Elle avait beau chercher, elle ne trouvait pas la cause de ce changement, et rien ne pouvait la lui expliquer. Nul souvenir, nulle parole, nulle action, ne revenait à sa mémoire qui put jeter quelque lumière sur ce mystère. Et elle souffrait en silence.

N’osant parler, elle redoublait d’attentions pour son mari. Lui, il demeurait impassible. Il s’efforçait de le paraître plutôt, mais il ne l’était point ; car, en face de tant d’amour, son cœur se fondait, ses résolutions se trouvaient ébranlées, sa fermeté chancelait, et, plus d’une fois, il fut sur le point d’ouvrir ses bras et de serrer sur son âme trop soupçonneuse, cette femme aimante et douce qu’il avait juré d’aimer et de protéger toujours. Mais qui peut imaginer tout ce qui vient à l’idée d’un homme jaloux ? Et qui peut délivrer une âme qui s’est donnée au démon de la jalousie ? Joseph pensait : C’est peut-être pour mieux me tromper qu’elle feint de m’aimer davantage… attendons. Et il attendait. Et chaque jour Picounoc ravive à dessein la blessure mortelle qu’il a faite au cœur de son ami. Et déjà il a ourdi une trame horrible : le crime ne lui répugne point : le mal semble son élément. Il arrange les fils de sa trame, en fumant tranquillement sa pipe, et il sourit à l’idée du succès qui ne manquera pas de couronner son œuvre. Il se trouve habile et se félicite d’avoir été maudit de son père, car il attribue à la malédiction cette heureuse disposition au crime qu’il sent se réveiller en lui-même. Mais le crime qu’il aime, ce n’est point le crime vulgaire que tout homme mal-né peut commettre, et pour lequel tout imbécile se fait pendre ; c’est le forfait caché qui rapporte, à celui qui l’imagine, des biens ou des plaisirs, et qui reste un secret pour tous ; le forfait qui ne laisse jamais planer un soupçon sur son auteur, mais souvent le protège comme d’une égide.

Picounoc s’était donc mis à l’œuvre, et toutes ses paroles toutes ses démarches étaient calculées et tendaient à un même but. Le succès pouvait longtemps se faire attendre : mais quand on est jeune on peut espérer : et Picounoc était jeune encore. Il ne voulait pas risquer son jeu ; encore moins sa vie : c’est pourquoi il prenait le chemin le plus long ; c’était aussi le plus sûr.

Après avoir regardé, par la fenêtre, la fileuse qui chantait son triste refrain, il entra.

— Djos n’est pas de retour ? dit, il.

— Non, pas encore, répondit la femme.

— Vous ne viendrez donc pas à l’épluchette ?

— Il sera trop tard, bien sûr… et je crois que Djos aime autant rester ici.

— Peut-être, mais il a tort. On s’amuse à merveille… Il y a deux joueurs de violon : le petit Jean Lafripe et le gros Zaïe… On va danser.

— J’aimerais bien à y aller, mais……

Elle pesa d’un pied vigoureux sur la marchette du rouet, et le fuseau bourdonna plus fort, comme pour dissimuler le soupir qu’elle allait pousser du fond de son cœur malade.

— Vous n’êtes pas la même, Noémie, depuis quelques jours. Vous paraissez triste…

— C’est lui qui n’est plus le même.

Et une larme roula sur ses joues pâles.

— Il ne faut pas faire attention à ce petit caprice, ni se laisser attrister pour cela… ajouta l’hypocrite garçon ; vous savez ce qu’il a contre vous ? il vous l’a dit ?…

— Non… Je ne sais rien ; il ne m’a rien dit.

— Le fou ! je me suis moqué de lui… Il est jaloux !… imaginez donc un peu où il a pêché cette idée absurde… il est jaloux, il me l’a avoué.

— Jaloux ! s’écria Noémie étonnée.

— Jaloux, vous dis-je, ou en voie de le devenir.

— Mais de qui ? Mon Dieu ! je ne vois personne…

— De tout le monde… excepté de moi ; peut-être parceque je vous aime plus que ne peuvent vous aimer tous les autres ensemble. Cet aveu n’était pas dans le programme diabolique de Picounoc, et il le regretta ; mais la jeune femme n’y fit pas attention, tant elle était surprise.

— Mon Dieu ! qui a pu le porter à me soupçonner ainsi ? ah ! non, ce n’est pas possible !…

— N’allez pas prendre au sérieux cette boutade de votre mari, continua Picounoc — et guérissez-le en vous moquant de lui. Il dit que vous aimez les autres, dites comme lui ; il prend ombrage d’un regard, d’une parole, regardez, parlez davantage ; mais avertissez-le que vous n’agissez de la sorte que pour le rendre raisonnable. C’est le seul moyen de guérir cette espèce de folie — la pire de toutes — qu’on appelle « jalousie. »

Noémie était trop profondément blessée pour répondre de cette façon à l’outrage de son mari. Elle ne dit qu’une parole :

— Moi en aimer d’autres ?

Son bonheur venait de recevoir un coup fatal. Elle apprenait que son Joseph qu’elle aimait tant manquait de confiance en elle, et la jugeait capable de le tromper. Rien comme l’honneur n’est cher à la femme, et la plus amère injure que l’on fasse à la vertu, c’est de la soupçonner.

Joseph Letellier ne souffrait pas moins que sa femme, car les tourments de la jalousie sont impitoyables. Il n’était pas entièrement dans les serres du monstre moral ; il faisait des efforts pour s’échapper et conquérir sa liberté de pensée ; mais le doute l’empoignait et le rejetait dans la désolation.

— Je suis fou, pensait-il, elle m’aime toujours et elle n’aime que moi… L’ex-élève est un ami… un ami dangereux peut-être… pourquoi est-il resté près d’elle aussi longtemps ?… Il ne se tient pas ainsi auprès des autres femmes… Et pourquoi parlaient-ils assez bas pour ne pas être entendus ?… Et ces regards ? Non ! ce n’est pas comme cela que l’on se regarde quand on éprouve de l’indifférence… Allons ! je veux me convaincre que je rêve et voilà que, sans le vouloir, je cherche à me prouver le contraire… Mon Dieu ! serais-je jaloux ! jaloux !… On dit que c’est une chose terrible que la jalousie… et que les hommes mordus de ce vice deviennent de véritables bourreaux… Mais non, je ne suis pas jaloux… j’aime ma femme, ma Noémie ; je l’aime de tout mon cœur, voilà tout… Je l’entoure de tous les soins, je ne travaille et ne vis que pour elle et pour notre enfant… Elle le sait bien… Et jamais je n’ai de plaisir à causer avec les autres femmes. Nulle n’a la voix harmonieuse de ma Noémie ; nulle n’a son regard doux et chaud ; nulle ne sourit agréablement comme elle… Oh ! oui je l’aime… Et, c’est parceque je l’aime que je la trouve plus belle et plus aimable que toutes les autres… et que je ne me plais qu’en sa compagnie… Oui la vie et toute la vie elle seule, loin du monde, au milieu de la solitude… et je serai le plus heureux des hommes !… Mais elle !… Ô mon Dieu ! elle ne m’aime donc pas autant que cela, puisqu’elle se plaît en la présence des autres hommes ? puisqu’elle leur sourit avec tant de grâce et les regarde d’un œil si plein de douceur !… Non, elle ne m’aime point comme je l’aime… Je ne suis pas jaloux, mais je vois bien ce qui se passe… et les femmes ont parfois de si singuliers caprices… On en voit de bien sages qui oublient leurs devoirs… L’occasion, le dépit, la vanité, l’amour des parures… Et pour éviter de paraître jaloux, vais-je fermer les yeux et devenir peut-être la risée de mes amis ? Si quelque jour l’on apprenait que je suis un mari joué et content ?… Comme je passerais pour bête !… Par exemple ! moi en arriver-là ? Jamais ! Ah ! j’en briserai bien des intrigues, j’en ferai bien manquer des rendez-vous ! j’en fustigerai des chercheurs de bonnes fortunes et des femmes complaisantes, avant de souffrir une pareille honte !… Qu’on y prenne garde !…

Telles étaient les pensées folles qui assaillaient sans cesse le malheureux Joseph. Tout le long de son chemin, en allant à St. Jean et en revenant à Lotbinière, il n’eut que pareilles absurdités dans la tête. Il espérait que l’ex-élève ne reviendrait plus, et cela le calmait un peu. Mais il pensait aussi que Noémie pourrait bien se laisser attendrir par les soupirs d’un autre, puisqu’elle aimait celui-là, et qu’elle n’oublierait probablement l’ex-élève que pour se consoler ailleurs. Oh ! les jaloux comme ils sont ingénieux à se tourmenter ! Il avait mis sa confiance en Picounoc, et il se promettait qu’avec le secours de cet habile garçon, il déjouerait toutes les ruses de sa femme, et finirait par désespérer les amoureux. Il arriva chez lui comme Picounoc venait de partir, et trouva Noémie toute en pleurs à genoux contre son lit. Il éprouva un sentiment de joie, car il pensa qu’une femme qui prie ne fait jamais de grosse peine à son époux. Noémie se leva et courut à lui :

— Petit méchant, va, comme tu me fais de la peine !… dit-elle en l’enveloppant de ses deux bras.

— Tu pleures ? pourquoi ?…

— Tu le sais bien pourquoi… penser que je puis en aimer un autre que toi !… et elle l’embrassa avec effusion.

— Si je savais !…

— Quoi ? si tu savais ?… Mais doutes-tu de ma sincérité ? quand t’ai-je donné le droit de me soupçonner ?

— Je veux bien croire que je suis fou, que j’ai tort… mais aussi, tu me mets un peu à l’épreuve…

— Comment ? explique-toi… tiens ! en attendant. Et elle lui donne un nouveau baiser…

— Tu sembles t’amuser mieux avec les autres qu’avec moi… Plusieurs — c’était un mensonge — ont remarqué, à nôtre épluchette, que tu restais trop longtemps en la compagnie d’un garçon étranger, de l’ex-élève…

— Mon Dieu ! il est venu s’asseoir près de moi, et nous avons parlé de mille choses bien indifférentes… je ne pouvais pas le planter-là à propos de rien… et m’en aller.

— Les prétextes pour t’éloigner de lui, ne t’auraient pas manqué, si tu l’eusses voulu.

— Tiens ! ne pense donc plus à cela, tu te rends malheureux pour rien, et tu me causes de la peine.

— Je le veux, mais c’est à toi à faire attention… tu sais que je t’aime et que tout mon bonheur est d’être auprès de toi… fais de même…

— Et je ne t’aime pas ! moi ? petit méchant, va !…

Djos se retourna et vit un papier sur la table.

— Quel est donc ce papier, dit-il, une lettre ?

Noémie se détacha de lui, courut à la table et saisit la missive :

— C’est pour moi seule ; il faut que tu ne voies pas cela…

— Ah ! fit Djos un peu surpris.

— N’aie pas de soupçon, cher ami ; tu sauras tout plus tard… aujourd’hui, impossible.

— Quelque billet doux, je suppose… c’est bon ! garde tes secrets, je suis simple et naif, je croirai tout… pendant ce temps-là…

— Chasse donc ces mauvaises pensées… Tu n’étais pas comme cela autrefois, et nous étions si contents, si heureux !…

— Montre-moi cette lettre.

— Non, cher, impossible… cela détruirait tout le charme de l’affaire. Plus tard… dans quelques semaines…

— C’est bien, garde-la.

Il sortit et se dirigea vers sa grange, d’où il ne revint que deux heures après.

Noémie s’était mise au lit, mais ne dormait point ; elle priait.

La prière est la consolation des âmes chrétiennes, le baume divin qui guérit les blessures. La créature qui prie ne tombe jamais dans le désespoir et peut supporter les peines les plus profondes. Car l’âme s’élève vers le ciel et contemple d’avance le prix de la souffrance humblement acceptée. Elle s’appuie sur Dieu quand les hommes lui manquent, et elle sait que les jours de la désolation passent vite et se changent à la mort, en des jours de gloire et de délices. Malheureuses les âmes qui ne croient point, ou ne veulent pas s’attacher à Dieu ! elles se replient sur elles-mêmes comme des ailes blessées, et s’abîment dans le découragement.

À quelque temps de là Picounoc mit les bans à l’église. Chacun fit les commentaires que lui inspira la malice ou la charité. Il faut s’attendre à être un peu maltraité quand on se marie — pas toujours par la partie conjointe — mais par les langues envieuses ; et pour faire dire du bien de soi, il faut mourir. En vérité, j’aime autant que l’on me déchire à belles dents, — et diantre ! il en est qui font joliment cette besogne — que d’acheter à ce prix la louange des hommes.

Mina Lamotte disait : J’aime mieux que ce soit elle que moi.

Elle faisait allusion à Aglaé Larose, la mariée.

— Moi aussi, ajoutait Catherine Dugré, et j’aimerais mieux coiffer Ste. Catherine ma patronne que de prendre un tel mari.

— Un ivrogne.

— Un effronté.

— Un coureux

— Tout de même il est chanceux ce Picounoc, observait, d’autre part, un gros garçon à l’air un peu décontenancé.

— Je crois bien ! Une belle terre… un établissement complet, rien de moins, ajoutait un autre gaillard non moins penaud.

C’étaient deux pauvres cavaliers éconduits depuis peu, braves garçons, du reste, qui n’avaient eu que le tort de ne pas se vanter assez, et de manquer de toupet ; mais c’est un tort impardonnable, je le sais, au temps où nous vivons. Aglaé voulut un homme qui eut de la façon et qui fut capable de riposter à propos. Allez donc présenter une emplâtre, sous forme de mari, à vos compagnes moqueuses. Aglaé prit donc pour fidèle et légitime époux Pierre Enoch Saint Pierre, surnommé Picounoc, et elle se crut heureuse ; donc elle l’était. Ses parents ne l’en dissuadèrent point. D’abord son père était mort, ses frères et sœurs n’étaient jamais venus au monde, et sa mère n’avait d’autre volonté que la volonté de son unique Aglaé. Le seul ami qui osa risquer un conseil, fut l’ex-élève. Il réussit à empêcher le sourire de s’étendre une fois de plus sur la figure béate de la fiancée, et ce fut tout. Le moment d’angoisse passa vite, et l’amour reprit en tyran sa place dans le cœur de la jeune fille.

Picounoc ne fit pas de noces. Mais comme il lui fallait quelques témoins, il invita ses principaux amis, Djos et l’ex-élève.

Quelques jours avant son mariage, il vint chez Letellier. Celui-ci était sorti : cela simplifiait l’affaire. Il dit à Noémie qu’Emmélie se sentant mieux désirait assister au mariage, et même avoir pour compagnon, son ami l’ex-élève.

— Elle m’envoie exprès pour vous demander conseil, dit-il, et un mot de votre part lui fera grand plaisir.

Noémie ne vit rien que de naturel en cela : elle dit qu’elle serait heureuse de voir Emmélie sortir un peu de sa solitude, respirer l’air, voir le soleil. Elle lui écrivit quelques mots que le faux commissionnaire garda soigneusement dans sa poche. Le jour du mariage arriva. Djos servit de père à son ancien camarade de chantiers. En allant à l’église il lui dit :

— Pourquoi as-tu invité l’ex-élève ? On n’avait pas besoin de lui.

— Un caprice de ma sœur, répondit Picounoc. Elle y tenait, et tu sais que je ne veux pas la contrarier, la pauvre enfant.

C’était un mensonge, on le sait. Mais Picounoc voulait que l’ex-élève et Noémie eussent une occasion de se rencontrer. Il se doutait bien que Djos en prendrait de l’ombrage et que, peu à peu, il en viendrait à ne plus aimer autant sa femme… il en viendrait, peut-être, à la haïr. Quel succès que celui-là et comme il faut être rusé pour y atteindre !

— Mais Emmélie n’est pas ici, comment expliques-tu cela ? observa Djos.

Picounoc songea une minute :

— Tiens ! répondit-il, je vais tout avouer ; j’ai manqué envers toi, mais sans le savoir ; oui, quand j’ai découvert la ruse, il était trop tard, l’ex-élève était ici.

— Explique-toi, que veux-tu dire avec ton trop tard.

— Emmélie parlait pour une autre… et ce n’était pas pour elle qu’elle faisait inviter l’ex-élève…

— Pour qui ? parle ! mais parle donc !

— Si j’avais su !… Vois-tu, je suis un bon frère et je ne veux rien refuser à ma sœur… pauvre Emmélie qui va me laisser bientôt !…

Djos était sombre et ses yeux se fixaient sur le sol.

— Pour qui l’a-t-elle fait venir ? parle ! répéta-t-il avec terreur.

— Ce n’est que ce matin que j’ai surpris le secret ; j’aurais mieux fait de ne rien révéler ; mais enfin tu vas voir que je suis un ami sincère, et que je sais ce que je dis quand je dis quelque chose.

— Djos rageait comme un cheval enchainé qui ronge son frein.

Picounoc tira de la poche de sa veste un petit billet soigneusement plié et le remit à Joseph.

— Lis ceci, dit-il connais tu cette écriture ?… ce nom ?

— C’est l’écriture de ma femme… Noémie ! voilà son nom.

Et il tremblait comme un vieillard, car il s’attendait à quelque terrible révélation. Il lut :

Ma chère Emmélie.

Votre frère se marie. La noce ne sera pas forte, mais j’espère que le bonheur des époux sera grand. Essayez la distraction une fois encore. Il faut le revoir, cela vous est si doux. Mon Dieu ! on ne voit jamais trop ceux que l’on aime. Dites-lui qu’il vienne : nous serons tous heureux.

Votre amie,
Noémie.


Djos lut plusieurs fois… et plus il lut, moins il comprit : son regard était troublé comme son cœur. Il ne lui vint pas à l’idée qu’il était le jouet d’un misérable. L’absence d’Emmélie lui prouvait bien, d’un autre côté, qu’elle ne connaissait rien de ce complot, et qu’une femme coquette l’avait ourdi toute seule. Il fut d’une tristesse mortelle et ne pria point dans l’église, pendant la messe. Il prenait en aversion son ancien ami, et ne pouvait détourner ses yeux de sa personne. L’ex-élève, priait avec ferveur.

— C’est de l’hypocrisie, pensait Joseph. Il songe à tout autre chose qu’au bon Dieu…

Parfois il avait envié de pleurer, et d’aller, en suppliant, se jeter aux genoux de sa femme. Mais l’amour propre reprenait le dessus et la colère grondait soudain. Mon Dieu, se disait-il, est-ce donc que vous ne m’avez pas assez châtié ?… faut-il que vous m’atteigniez, dans ce que j’ai de plus cher au monde !…

L’ex-élève, ignorant tout le trouble qu’il causait, avait retrouvé sa verve d’autrefois. De retour à la maison il aborda la jeune femme, et entama avec elle la conversation. Noémie jeta d’abord un coup d’œil craintif autour d’elle et ne vit pas son mari ; cela la rassura. Elle se mit à causer, mais avec une certaine gêne. L’ex-élève était en verve et, devant sa gaité, elle dut céder. Elle oublia la jalousie de son mari et goûta sans contrainte les charmes du babil de son compagnon. Malheureusement Djos l’épiait. Les jaloux ont cent yeux et voient partout, découvrant même des choses qui n’existent point. Il se mordit les lèvres, regarda sourire Noémie, mais la regarda d’un œil sanglant. La pauvre jeune femme ne songeait pas à mal, et demeurait bien sage assurément.

Un peu plus tard, dans une autre circonstance, elle se souvint de la susceptibilité de son mari, — car il n’était pas loin d’elle — répondit avec assez de froideur à l’ex-élève qui lui adressait la parole, et s’éloigna.

— L’hypocrite ! pensa Joseph Letellier… elle sait que j’ai les yeux sur elle.

Il fut tenté de lui dire ironiquement qu’elle était d’une réserve admirable, et qu’il comprenait la sottise qu’il avait faite en la soupçonnant ; mais il eut peur de ne pouvoir assez bien dissimuler son ressentiment aux yeux des amis, et de se laisser emporter par la colère, il demeura silencieux et sortit. Noémie qui avait jusqu’alors partagé l’enjouement général, devint pensive tout à coup, car elle devina le mécontentement de Joseph. Elle fut tentée de voler sur ses pas pour le ramener à la noce, ou s’en aller avec lui, mais elle aussi eut peur d’éveiller l’attention. Le plaisir qu’elle goûta ensuite fut mêlé d’amertumes, et elle se fit violence pour ne pas laisser voir les larmes qui se cachaient dans ses sourires. Picounoc fut joyeux. Il faisait semblant d’adorer sa nouvelle épouse, ne la laissait point, se montrait empressé auprès d’elle et la comblait d’attentions. Aglaé ne comprenait guère son bonheur, tant il était grand. Elle se croyait aimée pardessus toute chose, et ne trouvait rien au monde de comparable à Picounoc. Elle en voulait à l’ex-élève qui l’avait conseillée de renoncer à son amour, disant que Picounoc n’était ni franc, ni sincère. Jamais jeune épousée n’a vu la vie lui apparaître plus riante et plus belle, pensait-elle, et, je n’échangerais pas ma destinée contre celle d’une reine. Le bonheur d’un roi ou d’une reine — aux yeux du vulgaire — est l’idéal du bonheur ici-bas. Erreur grossière, car le bonheur ne consiste ni dans la gloire, ni dans la puissance, ni dans la richesse, mais seulement dans la paix de la conscience et la soumission à Dieu. Entrez dans les palais, approchez des trônes, et vous verrez presque toujours des fronts soucieux, des regards inquiets, des âmes troublées, qui s’affublent d’un masque joyeux pour se montrer au monde. Ouvrez la porte de la chaumière, souvent vous serez étonnés du calme et de la paix qui rayonnent sur la figure des pauvres de la terre, qui s’empresseront de vous offrir une part de ce pain de chaque jour qu’ils ont demandé à Dieu dans leurs prières. Le soir de la noce Joseph ne parla pas à sa femme ; il la boudait. Il ne fit pas sa prière aussi longue, ni aussi bien que de coutume, car on prie mal quand on se laisse dominer par une passion. Noémie pria longtemps et fut agréable au Seigneur. Mais Dieu ne détourna point de sa tête les épreuves terribles qu’il réserve souvent à ceux qu’il aime et prédestine à l’éternelle félicité.

L’ex-élève partit pour Deschambeault, mais voulant revoir Emmélie une fois encore, il entra chez elle, en passant. Il la trouva faible et souffrante. Picounoc et sa femme venaient d’arriver aussi. Ils s’efforçaient tous deux de l’encourager et de lui rendre l’espérance. Aglaé surtout, qui se trouvait si heureuse et aimait tant la vie, ne pouvait pas se faire à l’idée qu’une fille jeune et belle comme Emmélie pût renoncer à jouir et à vivre. Les nouveaux mariés devaient rester avec Emmélie jusqu’à sa mort ou à son rétablissement, ensuite ils iraient avec la belle mère sur la terre du village.

Emmélie sourit tristement en voyant l’ex-élève.

— C’est fini, dit-elle. Je sens que je m’en vais… Tu penseras à moi quelquefois…

— Toujours ! toujours répondit avec feu, le malheureux garçon. Mais il faut espérer encore, chère amie… reprit-il après un moment de silence.

— Je n’espère plus… n’espérons plus. Je voudrais avoir le prêtre.

— Tu as communié ces jours derniers, dit Picounoc.

— Encore une fois avant que je meure, ajouta-t-elle… le médecin m’a avoué que je peux trépasser subitement à cause de ma maladie de cœur…

L’ex-élève courut à l’église et revint avec le prêtre. Le ministre du Seigneur portait le viatique et l’ex-élève, en avant, agitait la petite sonnette pour avertir les chrétiens que le Seigneur de miséricorde allait consoler une créature mourante. Tout le monde sortait des maisons pour s’agenouiller sur le passage du bon Dieu. Un grand nombre de personnes se rendit chez Picounoc pour faire escorte à la Sainte Eucharistie et prier pour la malade.

Près du lit d’Emmélie, sur une table garnie d’un drap blanc, était un crucifix, deux chandelles allumées et une soucoupe remplie d’eau bénite, dans laquelle trempait un petit rameau de cèdre bénit, Le prêtre entra, la foule se tint prosternée ; Emmélie reçut la sainte communion avec une foi touchante et les assistants étaient dans l’admiration. Le prêtre allait sortir quand une plainte légère s’éleva. Il se retourna et vit la malade retomber sur son oreiller, les yeux levés vers le ciel et les mains jointes comme pour prier. Il s’approche et voit qu’elle rend l’âme. Alors il lui donne le sacrement des mourants, au milieu des pleurs de l’assistance. Il prononce les paroles sublimes qui effacent les péchés commis par nos sens corrompus. Puis élevant la voix, il dit :

— Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père tout puissant, qui vous a créée ; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous ; au nom du Saint-Esprit, qui vous a été donné ; au nom des Anges et des Archanges ; au nom des Trônes et des Dominations ; au nom des Principautés et des Puissances ; au nom des Chérubins et des Séraphins ; au nom des Patriarches et des Prophètes ; au nom des Saints Apôtres et Évangélistes ; au nom des Saints Martyrs et Confesseurs ; au nom des Saints Moines et Solitaires ; au nom des Saintes Vierges et de tous les saints et saintes de Dieu. Qu’aujourd’hui votre séjour soit dans la paix, et votre demeure, dans la Sainte Sion ! Par Jésus-Christ Notre Soigneur. Ainsi soit-il !

À ces mots, un dernier souffle s’échappa des lèvres blêmes de la jeune fille ; un sourire d’une infinie douceur se répandit sur sa figure, et ses yeux d’azur demeurèrent fixes comme s’ils eussent contemplé une céleste apparition. Chacun, tour à tour, vint déposer un baiser sur le front de la morte. L’ex-élève la regarda longtemps, et des larmes roulaient sur ses joues. Il sortit et s’éloigna en silence.

Picounoc ferma sa maison et s’en alla avec sa jeune femme demeurer au village chez sa belle mère.

Alors commença pour lui une existence nouvelle. Il se vit, d’un coup, selon qu’il l’avait rêvé, à la tête d’une ferme superbe. Son ambition satisfaite, il eut vécu dans l’aisance entouré du respect et de l’amitié de ses concitoyens, s’il eut eu le courage d’imposer silence à ses appétits sensuels. Mais le succès le grisa au lieu de le rendre sage. Il se dit qu’il réussirait dans une autre affaire comme il avait réussi dans la première. Les obstacles ne l’arrêtaient point ; bien au contraire, ils aiguillonnaient ses désirs. La religion ne pouvait mettre de frein à ses passions, car il la méprisait, et se moquait de ses préceptes, non ouvertement — il était trop habile pour agir ainsi — mais dans le fond de son cœur. Il était à lui-même son Dieu, et se dressait des autels en son âme. Il venait de sacrifier à l’avarice ; maintenant il offrait ses hommages au dieu de la volupté. Il allait à la messe chaque dimanche, et entendait aussi les vêpres, comme les autres habitants, et nul n’aurait osé dire qu’il n’était pas rempli de bons sentiments et d’une vraie piété. Cependant il n’avait qu’un but : inspirer de la confiance aux hommes en les trompant.