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Piquillo Alliaga/06

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 29-36).


VI.

le carrefour de la forêt.

Revenons à l’hôtellerie de Bon-Secours, où, après de grands efforts, on était parvenu à briser la porte de la cave. La troupe s’était précipitée vers l’endroit d’où partait le bruit, et à la lueur des torches un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux : c’étaient le capitaine et son lieutenant, sanglants, défigurés, et qui, épuisés par une lutte aussi furieuse et aussi longue, tous deux renversés et se roulant à terre, n’avaient pas encore lâché prise. Aussitôt que la clarté des flambeaux se fut reflétée sur les murailles sombres et humides de la cave, un cri de surprise s’éleva, et les combattants eux-mêmes s’arrêtèrent.

— Toi ! s’écria le capitaine furieux, toi, Caralo, qui oses porter la main sur moi !

— Vous, capitaine ! répondit le lieutenant dégrisé, vous ! qui vous permettez de m’étrangler et de m’assassiner… pour qui me prenez-vous ?

— Je te prenais pour un de nos hôtes, lui dit le capitaine en lui tendant la main avec bonhomie ; mais c’est ta faute.

— C’est la vôtre.

— Pourquoi n’es-tu pas chez toi ?

— Au fait, dit le lieutenant en regardant autour de lui avec surprise, c’est singulier.

— Pourquoi as-tu été te coucher dans la chambre d’honneur, qui ne t’était pas destinée ?

Caralo eut beau chercher dans ses souvenirs, il ne se rappelait rien ; il ne pouvait rien expliquer.

— Et le barbier et sa nièce ? s’écria le capitaine, d’autant plus furieux qu’il comprenait moins.

— Et l’on s’élança en tumulte vers la chambre rouge… personne ! On chercha dans les autres pièces de la maison… personne… aucune trace !

— Qu’est-ce que cela signifie ? répétait le capitaine dans le dernier paroxysme de la colère.

— Je vais vous le dire, répondit gravement Carnego, en s’avançant au milieu du cercle. Ce maudit Maure était, comme tous les siens, un hérétique et un sorcier.

— Allons donc ! fit le capitaine en haussant les épaules.

— Ne vous rappelez-vous pas la mine qu’il avait en vous disant : Demain, nous compterons ensemble ? Il a tenu parole : il est parti sans payer.

— Parti ! Et comment ?

— Que sais-je ! comme tous les sorciers ! disparu avec sa nièce dans les airs.

Et Carnego ne croyait pas si bien dire.

— C’est lui, continua-t-il, qui a ensorcelé la maison ; c’est lui qui nous a fait battre les uns contre les autres, et veuille le ciel que, pour nous être attaqués à lui, il ne nous arrive pas de plus grands malheurs !

Et Carnego fit le signe de la croix.

Le capitaine était confondu, et, se rappelant l’air ironique du barbier, il commençait presque à croire aussi à la sorcellerie, solution la plus naturelle, explication la plus simple de tout ce qu’on ne comprend pas ; mais bientôt il poussa un cri en disant :

— Et Piquillo !… C’est lui qui a conduit le Maure dans la chambre rouge ; lui seul peut nous aider à découvrir la vérité.

L’on monta à la chambre de Piquillo. Elle était fermée. On frappa vainement ; on enfonça la porte… Personne.

Carnego s’écria :

— Que vous disais-je ? Le Maure l’aura aussi enlevé.

Après une heure de recherches infructueuses dans tous les recoins de la maison, chacun commençait à croire que Carnego pouvait bien avoir raison, et se disposait à regagner son lit ; mais en ce moment on frappa rudement à la porte principale, qui donnait sur la forêt. On entendit en même temps un piétinement de chevaux et un bruit sourd de voix.

— Qu’est-ce que ce peut être ? dit Juan-Baptista étonné.

En effet, sous l’administration du duc de Lerma et malgré mille plaintes répétées, on n’avait guère l’habitude d’inquiéter les gens de la profession du capitaine, et la sûreté des grandes routes était la chose dont on s’occupait le moins.

— Encore quelque sorcellerie du Maure ! murmura Carnego.

— Impossible, répondit le maître de l’hôtellerie ; et avançant sa tête par une lucarne, il demanda : Qui va la ?

Une voix jeune et fière répondit ;

— Régiment de la Reine.

— Soyez les bienvenus, seigneurs cavaliers. Vous voyagez à la fraiche ; c’est sagement vu.

— Ce qui l’est encore plus, c’est, chemin faisant, de purger la route de tous les coquins qui l’infestent, à commencer par vous, seigneur hôtelier.

— Je suis reconnu, se dit le capitaine, qui ne voyait plus moyen de garder l’incognito.

— Descends vite, « dit-il bas à Caralo, son lieutenant, et dispose notre bagage pour que dans un instant nous partions tous les deux par la petite porte secrète. Les autres s’arrangeront comme ils pourront.

Et il se remit à parlementer par la fenêtre avec le jeune officier.

— Je crois, seigneur cavalier, que vous vous méprenez. Vous en serez convaincu, si vous daignez, vous et vos gens, accepter chez moi l’hospitalité.

— Elle coûte trop cher, répondit le jeune officier. Vous nous devez compte avant tout du barbier Gongarello, votre hôte de la nuit dernière ; où est-il ?

— Vous voyez bien, répéta Carnego à demi-voix, toujours ce maudit Maure.

— Cette fois, tu peux avoir raison. Puis élevant la voix et s’adressant à l’officier : J’ignorais que le seigneur barbier fût de vos amis, dit Juan-Baptista d’un air goguenard.

— C’est assez. Ouvrez à l’instant ; vous êtes mes prisonniers.

— Oui, ouvrez, s’écria un brigadier, ou sinon… quoique notre commandant Fernand d’Albayda, officier du régiment de la Reine, n’ait pas l’habitude d’avoir affaire à des bandoleros tels que vous, et qu’il laisse un pareil soin à la Sainte-Hermandad, ouvrez sans résistance, sinon pas un de vous n’échappera !

En ce moment le lieutenant venait de remonter, et disait au capitaine à voix basse :

— Toute la maison est cernée par des cavaliers ; il n’y a qu’un parti à prendre, celui de se rendre. C’est mon avis.

— Ce n’est pas le mien, répondit froidement le capitaine. Et se remettant à la fenêtre : Mille pardons, seigneur Ferdinand d’Albayda, officier du régiment de la Reine, d’avoir fait attendre aussi longtemps Votre Seigneurie, qui sans doute est pressée. Vous me faites l’honneur de me demander une réponse : la voici.

Et il tira sur le jeune officier. La balle effleura la plume de son chapeau, et alla derrière lui blesser à l’épaule le brigadier Fidalgo d’Estremos, qui était très-aimé de don Fernand. Celui-ci, alors, montrant à ses soldats les bandits qui s’embusquaient derrière les fenêtres :

— Feu ! leur dit-il, et pas de quartier !

En même temps, et par son ordre, une partie de ses gens mit pied à terre, escalada le petit mur d’une cour que don Juan-Baptista n’avait pas eu le temps de fortifier. L’assaut commença, et l’hôtellerie de Buen Socorro, dont la garnison se défendait avec vigueur, se vit bientôt attaquée sur tous les points.

Disons maintenant, comment, et par quel hasard le capitaine, jusque-là si tranquille, s’était ainsi vu assiégé à l’improviste.

Piquillo et sa compagne avaient entendu distinctement le pas de plusieurs chevaux qui se dirigeaient vers eux. Ils étaient alors sur la lisière du bois, dans un carrefour où aboutissaient plusieurs routes. Ils auraient pu s’éloigner et disparaître dans le taillis ; mais peut-être n’auraient-ils plus retrouvé Gongarello, et ils ne voulaient pas l’abandonner à la vengeance de leurs ennemis. Persuadés que cette fois rien ne pouvait les sauver, Juanita et son jeune défenseur s’appuyaient l’un contre l’autre, tous deux tremblants de crainte. Piquillo entendit même la jeune fille, non pas prononcer, mais murmurer à demi-voix ces mots : Adieu, Pedralvi ! La frayeur qui troublait leurs sens et leurs yeux, les avait empêchés de s’apercevoir que cette troupe si nombreuse qui les poursuivait se bornait à deux cavaliers ; mais la lune, en sortant d’un nuage, leur permit de les distinguer parfaitement au moment où ils traversaient le carrefour de la forêt.

Ils venaient sans doute de faire d’une seule traite une course longue et rapide, car, au moment où ils sortirent de la route obscure qu’ils suivaient, ils mirent leurs chevaux au pas. L’un d’eux marchait en avant ; l’autre, d’un âge mûr, suivait à distance et avec respect. Il était évident que le premier était le maître. C’était un jeune homme dont la taille était gracieuse et élancée, la figure douce et mélancolique. Son habillement ne ressemblait point au costume espagnol d’alors.

Un sabre suspendu par une chaîne d’or tombait à son côté ; il montait un cheval arabe magnifique qui était couvert de sueur ; il le flattait de la main ; et le cheval, joyeux des caresses de son maître, relevait la tête avec fierté, et, frappant le sol du pied, semblait dire : Allons, repartons. Mais le jeune homme lui dit en arabe : Non, Kaled, non, mon bon compagnon, reposons-nous un instant ; il y a loin d’ici chez mon père.

À ces mots, Juanita rassurée, dit bas à Piquillo :

— Ne crains rien, il a parlé la langue du pays c’est un Maure.

Et Piquillo quitta la clairière du bois, s’élança au milieu du carrefour, se jetant à genoux au-devant du cheval, mais l’animal se renversa sur ses pieds de derrière, comme s’il eût craint quelque danger, et qu’il voulût en préserver son maître.

— Je comprends, dit le jeune homme en causant toujours en arabe à son cheval, c’est une race que tu n’aimes pas, un mendiant espagnol ; puis s’adressant à Piquillo en pur castillan : Il est bien tard pour demander l’aumône, lui dit-il froidement. Si tes compagnons sont cachés dans ce bois, dis-leur que, le matin, j’ai de l’or pour ceux qui en demandent… mais qu’à cette heure-ci… je n’ai que du fer. Et portant la main à son sabre, il ajouta avec fierté : Va-t’en ! pendant que son vieux domestique, s’approchant de lui, couchait en joue Piquillo avec un tromblon dont le vaste canon contenait au moins une demi-douzaine de balles.

Juanita effrayée s’élança, s’écriant en arabe.

— Ami ! ami ! et enfant du même Dieu !

À ces mots, le jeune homme sauta à bas de son cheval, qu’il confia à son domestique. Il courut à Piquillo, encore à genoux au milieu du carrefour, et lui tendant la main, il lui dit dans la langue de leurs pères :

— Me voici, frère ; que me veux-tu ?

Et il l’embrassa.

Juanita lui raconta alors en peu de mots les dangers auxquels ils venaient d’échapper, grâce à Piquillo. Pendant ce temps, le jeune Maure regardait avec attention et en silence ; puis, frappant sur l’épaule de Piquillo, il lui dit avec un son de voix qui lui alla au cœur :

— C’est bien, mon enfant, continue, tu deviendras un honnête homme.

Piquillo tressaillit de joie. C’était la première fois qu’on lui disait : Courage ! c’est bien.

Il regarda le jeune homme avec reconnaissance.

— Ah ! si l’on m’avait toujours parlé ainsi ! s’écria-t-il. Mais quand vous n’y serez plus, que deviendra le malheureux mendiant ?

— Tu ne seras plus mendiant… Ce sont les Espagnols qui mendient ! Mais toi, continua-t-il, en écrivant quelques mots sur des tablettes qu’il lui donna, tu viendras me trouver là où je te l’indique, et tu apprendras de nous à travailler pour continuer à être honnête homme ; mais avant tout, et pour faire le voyage, tiens, frère, prends cette bourse et compte sur moi.

Piquillo, attendri, lui baisa les mains, et le jeune Maure, se tournant vers Juanita :

— Quant à toi, mon enfant, il faut que je te sorte de cette forêt, ainsi que ton oncle le barbier. Une affaire importante m’appelle. On m’attend. Mais n’importe ! je vous mènerai jusqu’au premier endroit habité, et de là nous trouverons les moyens de vous faire conduire où vous voudrez. Le seigneur Gongarello peut-il se soutenir sur ses jambes ?… Oui, il me semble qu’il se réveille, et qu’il nous comprend. Hassan, dit-il à son domestique, tu t’en chargeras. Place-le sur ton cheval. Pour peu qu’il ait seulement assez de force pour se tenir contre toi, Akbar vous portera bien tous les deux, j’en réponds, et si doucement, qu’Aben-Abou, notre frère, pourra, s’il le veut continuer son sommeil.

— Non, grâce au ciel ! cela commence à se dissiper, s’écria le barbier, qui, quoique dormant à moitié, avait entendu à peu près toute la conversation. J’ai cru, il y a deux heures, mourir de sommeil, ce qui était fort heureux, car sans cela je serais mort de peur ; mais maintenant, et en si bonne compagnie, je ne crains plus rien, et, par Mahomet ! continua-t-il avec satisfaction, heureux de pouvoir employer en ce moment en plein air, une formule proscrite, dont sa prudence habituelle l’empêchait de se servir ; par Mahomet ! je serai sur votre cheval aussi bien que sur la jument du Prophète ! Il ne s’aviserait pas de jeter par terre un compatriote, n’est-ce pas ? lui dit-il en langage maure, en le caressant de la main ; tu es trop bon Arabe pour cela.

Le cheval se prit à hennir, et le barbier, persuadé qu’il l’avait compris, n’eut plus aucune frayeur.

— Quant à Juanita, continua le jeune homme, il faut bien qu’elle me permette de la placer devant moi, en travers de mon cheval ; je lui jure qu’elle n’à rien à craindre ; elle est si légère que Kaled ne s’apercevra pas de ce surcroit de fardeau, Pour vous, dit-il à Piquillo, il nous est impossible de vous emmener ; mais bientôt le jour va paraître : vous pourrez, sans danger, sortir du bois. N’oubliez pas ce que vous recommandent ces tablettes. Dans huit jours je vous attends. Adieu, adieu, frère.

Il accompagna ces derniers mots d’un salut si élégant et d’un sourire si gracieux, que Piquillo se sentait tout ému, et d’avance se vouait corps et âme au jeune étranger.

Celui-ci, lâchant la bride à son cheval, qui piaffait d’impatience, disparut en un instant.

Il fut suivi par Hassan, portant Gongarello en croupe.

Le barbier ne parlait plus ; mais, soit frayeur, soit reconnaissance, il serrait vivement dans ses bras son compagnon de voyage.

Piquillo seul, resté au milieu de la forêt, suivait toujours des yeux l’inconnu qui venait de disparaitre, et dont le son de voix, dont les paroles retentissaient encore à son oreille !…

Après une heure de marche, Yézid, Juanita et Gongarello étaient arrivés sans accident au village d’Arnedo. Quoiqu’on fût encore au milieu de la nuit, le jeune Maure et son vieux serviteur Hassan, que des soins plus chers réclamaient ailleurs, continuaient leur route, et le barbier et sa nièce, laissés par eux à la porte d’une posada, frappaient à grands coups pour se faire ouvrir. Gongarello, qui ne dormait plus, réveillait tout le monde, et, pendant que l’hôtelier et ses gens se mettaient aux fenêtres, pendant que le barbier, avant même d’être entré, racontait déjà son histoire, et les périls auxquels ils venaient d’échapper, un bruit d’hommes et de chevaux se faisait entendre dans la rue : c’était une compagnie du régiment de la Reine qui se rendait à Madrid pour les fêtes, et qui faisait route la nuit pour éviter la grande chaleur du jour.

Dans une pareille marche, les strictes règles de la discipline militaire n’étaient pas rigoureusement observées. Les soldats causaient entre eux, laissant tomber négligemment la bride sur le cou de leurs chevaux, qui en profitaient pour conduire à leur tour leurs cavaliers et marcher à leur guise. Les officiers riaient, parlaient de leurs dernières garnisons, c’est-à-dire de leurs dernières bonnes fortunes. Il n’est donc pas étonnant que l’avant-garde, ayant vu les fenêtres de l’hôtellerie illuminées, et le barbier pérorant dans la rue, se fût arrêtée un instant pour l’écouter, au risque de faire encombrement, ce qui ne manqua pas d’arriver.

Plus de doute, chaque lit était placé sur une espèce de trappe.

Aussi Fernand d’Albayda, qui commandait la compagnie, étonné de voir le centre de la colonne refluer sur l’arrière-garde, s’était porté en avant, et avait trouvé le barbier au milieu d’un auditoire à pied et à cheval.

À la vue d’un officier supérieur, le barbier recommença pour la troisième fois son récit, qui, grâce à l’imagination naturelle aux Maures et aux Arabes, s’embellissait chaque fois de quelques nouveaux détails. Des cris d’indignation s’élevaient de la foule ; chacun avait été plus ou moins exposé à se trouver dans une position pareille, et l’on avait beau s’adresser à tous les alcades et corrégidors de la Castille et de la Navarre, ils n’y pouvaient rien. Les alguazils, gens établis et mariés, avaient peur des bandits, et quant aux gens de la Sainte-Hermandad, ils buvaient avec eux.

— Oui, seigneur officier, criait le barbier, que sa nièce voulait en vain retenir, mais dans cette occasion il avait eu trop peur pour être prudent ; oui, seigneur officier, disait-il en s’adressant à Fernand d’Albayda, puisque vous allez à Madrid, portez au roi les justes plaintes d’une population éplorée, ou faites que son ministre, en allant à son château de Lerma, veuille bien passer une seule fois la nuit dans la sierra de Moncayo, que nous venons de parcourir, et si nous sommes assez heureux, ce qui ne peut manquer d’arriver, pour que la voiture de Son Excellence soit aussi arrêtée, il est probable que nous aurons justice.

— Vous l’aurez sans cela, mes amis, dit Fernand d’Albayda en souriant, je vous le promets ; et, après avoir demandé au barbier quelques nouveaux renseignements qui lui étaient nécessaires, il se retourna vers ses soldats : À vos rangs… leur dit-il, et se mettant à leur tête, le jeune officier s’était dirigé vers la forêt.

Le comte da Santarem et la Géronima.

Nous avons vu leur arrivée devant l’hôtellerie de Buen Socorro et le commencement du siége ; mais pendant que se livrait le combat dont nous ignorons encore l’issue, et dont Piquillo ne se doutait pas, le pauvre garçon était resté dans l’extase, dans le ravissement.

Il pensait à son nouvel ami, au jeune Maure si distingué, si élégant, qui lui avait dit : Mon frère ! et qui, en lui frappant sur l’épaule, avait répété plusieurs fois : C’est bien ! Jamais il n’avait éprouvé de semblables émotions ; c’était une joie douce et intérieure ; c’était comme un rayon projeté sur lui-même, qui l’éclairait enfin et le guidait dans l’obscurité ; jusque-là il n’avait été honnête qu’au hasard et à l’aventure. En sauvant Juanita et son oncle, il n’avait obéi qu’à un instinct dont il ne se rendait pas compte ; mais c’était une bonne action, c’était bien, car l’inconnu l’avait dit !

Pedralvi n’avait été pour lui qu’un ami, un camarade ; l’inconnu lui paraissait bien plus… c’était comme un être supérieur, une divinité ! Aussi avait-il peine à se persuader que tout ce qu’il avait entendu n’était pas un songe. Il ne pouvait croire qu’il y eût désormais une main tutélaire qui se chargeât de le conduire et de le protéger… et pour mieux s’en convaincre alors, il pressait contre son cœur les tablettes que lui avait remises l’inconnu. Il est vrai (et seulement alors il y pensait) qu’il ne savait pas lire ; mais qu’importe, il s’adresserait à un autre, dès qu’il ferait jour et qu’il pourrait sortir de la forêt.

Accablé par toutes les fatigues de la journée et bercé des plus douces espérances, il choisit un endroit bien épais du bois, et, tenant son trésor serré dans ses mains, il s’endormit sur l’herbe en pensant à l’inconnu ! pendant que la fraicheur du soir, le frémissement du feuillage et le parfum d’une nuit d’été enivraient tous ses sens et faisaient passer devant lui les rêves les plus riants et les plus doux.

Le matin l’air était lourd et pesant. Tout annonçait une chaleur plus brûlante encore que celle de la veille ; le ciel, chargé d’électricité, permettait à peine de respirer, et Piquillo haletant, oppressé, se réveilla tout à coup en sursaut. Il faisait grand jour. Une main forte et vigoureuse le secouait vivement, et en ouvrant ses yeux à moitié endormis encore, quelle fut sa surprise, ou plutôt le vertige qui vint le saisir, quel froid soudain circula dans toutes ses veines ? c’était sortir du ciel pour retomber dans l’enfer ; car le démon, la bête fauve qui était là devant lui, le serrant d’une étreinte mortelle, c’était Juan-Baptista Balseiro !… c’était le capitaine lui-même.

Il était dans un affreux désordre… couvert de sang, noirci par la poudre et ses vêtements déchirés. Il tenait à la main la bourse et les riches tablettes qu’il venait d’arracher à Piquillo endormi, et le regardant avec un contentement et un rive féroces :

— Ah ! ah !… tu pensais m’échapper !… tu me croyais déjà mort… tu as appris bien vite à trahir ceux qui t’ont nourri, à les dénoncer, comme un espion… comme un alguazil !

— Moi ! s’écria Piquillo tremblant.

— Oui… cet officier et ces cavaliers que tu nous as envoyés voulaient déjà réaliser la prédiction de ton complice, de ce damné hérétique et sorcier, le Maure Gongarello, que nous retrouverons.

— Seigneur capitaine, j’ignore ce que vous voulez dire.

— Bien… bien… nous allons faire nos comptes, comme disait le barbier ! Envoyés par toi et guidés par les instructions que tu leur avais données, ils ont cerné l’hôtellerie de Buen Socorro ! et comme je refusais de me rendre… ils y ont mis le feu, les soldats du roi, oui, entends-tu bien ? ils ont mis le feu à ma maison, à ma propriété ; le Maure Gongarello avait prédit que je serais brûlé, et il s’était arrangé avec toi, pour que la prédiction ne tardât pas à s’accomplir !

— Écoutez-moi, monsieur le capitaine,

— Est-ce qu’ils ont rien écouté ? est-ce qu’ils n’ont pas tiré sur nous pendant que nous cherchions à nous sauver des flammes !… Que l’enfer les extermine, eux et mes compagnons qui se sont laissé tuer où prendre comme des renards dans leurs terriers… tous braves gens, qui valaient mieux que toi et moi. Les soldats du moi comptaient bien me prendre… mais je suis le seul, où à peu près, qui leur ait échappé au milieu des balles… et je ne serai pas pendu ! et c’est toi, Piquillo, toi, qui vas l’être à l’instant, et de ma main.

— Je ne suis pas coupable, seigneur capitaine, je vous le jure ! s’écria Piquillo tremblant, écoutez-moi !

— Est-ce que tu me prends pour un corrégidor, ou pour un conseiller de justice ? est-ce que tu crois que je vais m’amuser à t’écouter ? J’ai juré que toi, ton satané barbier, et surtout cet incendiaire, don Fernand d’Albayda, vous ne finiriez vos jours que de ma façon, et je vais commencer par toi, en attendant les autres.

Et tenant toujours Piquillo vigoureusement serré de la main gauche, il arrachait de la droite quelques branches jeunes et flexibles pour en faire un lien. Quand il en eut détaché ainsi une demi-douzaine des plus belles et des plus longues, il se mit tranquillement à les tresser, après avoir d’abord et sans efforts renversé le pauvre enfant, l’avoir couché à terre et s’être assis sur lui. Dans cette position et loin de pouvoir s’échapper, Piquillo courait plutôt risque de rester sur la place, étouffé par le poids énorme qui pesait sur lui ; mais le capitaine, qui, sans doute, prenait plaisir à ce nouveau supplice, continuait son travail, sans avoir l’air d’y faire attention, et en fredonnant un petit air catalan.

— Grâce ! monsieur le capitaine, grâce ! murmurait Piquillo d’une voix sourde et étouffée.

— Grâce, dis-tu ? grâce à toi ! Par ma mère, la Géronima, et le noble gentilhomme qui fut mon père, je veux bien t’octroyer une faveur, parce que tu sais, Piquillo, que je l’ai toujours aimé. Je voulais te faire aller loin, et ce n’est pas ma faute, pauvre étourneau, si tu ne t’élèves pas plus haut que la première branche d’un chêne… Mais, du moins, je te laisse le choix, et de tous les arbres qui nous environnent, désigne toi-même celui sur lequel il te sera le plus agréable de percher.

Piquillo ne répondit pas, voyant bien que tout espoir était perdu et que rien ne pouvait fléchir ce cœur de tigre.

— Tiens, Piquillo, ajouta le capitaine en continuant de donner la dernière main à son travail, auquel il semblait se complaire, tiens, là-bas, au bord de la grande route, vois-tu ce chêne qui s’élève si haut et s’étend si loin… Il me semble que son ombrage te garantira du soleil… toi surtout qui es délicat et coquet… Hein ? Piquillo, qu’en dis-tu ? Celui-là me semble réunir tous les avantages désirables.

Piquillo ne répondit pas.

— Il a surtout à cinq pieds de terre une branche courte qui avance et paraît faite exprès pour y suspendre un fardeau… C’est commode… Et puis, si ce bel officier ou quelqu’un de tes amis passe par là, il aura le plaisir de te rencontrer sur la route et d’apprendre par toi comment se venge le capitaine Juan-Baptista. Cela me détermine, et Dieu aidant…

Piquillo comprit qu’il allait mourir, et il adressa en lui-même au jeune inconnu sa dernière pensée et son dernier adieu.

En ce moment un coup de feu se fit entendre dans la forêt.

Quoiqu’il fût bien éloigné du lieu où se passait la scène que nous venons de décrire, et quoique personne ne parût, par un mouvement involontaire, par un instinct de défense personnelle, le capitaine se leva brusquement et écouta d’où venait le danger. Mais en même temps, et plus rapide que lui encore, Piquillo, débarrassé de son fardeau, s’était relevé, et quand Juan-Baptista se retourna, son captif était déjà à quelques pas derrière lui. Se trouvant alors près de cet arbre élevé et touffu que le capitaine venait de mettre à sa disposition, Piquillo saisit le premier moyen de salut que lui présentait le ciel. Il avait fait plus d’une fois l’épreuve de ses talents ; et certain de son adresse en ce genre, leste et agile comme un chat sauvage, il s’élança sur l’arbre, et de branche en branche se trouva en un instant à dix, quinze, vingt pieds de terre. Son seul raisonnement, si toutefois il avait eu le temps de raisonner, c’est que dans ce chemin difficile et élevé le capitaine ne pourrait le suivre, attendu que son physique fortement prononcé, et surtout le développement qu’avait pris son abdomen, lui défendaient tout mouvement et tout exercice ascensionnels.

En effet, le capitaine arriva furieux au pied de cette forteresse inexpugnable, tandis que son adversaire, haletant, essoufflé, mais enfin en sûreté, respirait tout tremblant encore, semblable à l’oiseau qui vient d’échapper au piége, et qui, sous l’abri du feuillage protecteur, loin de la vue et des poursuites du braconnier, s’arrête et répare son plumage endommagé.

— Descends, petit misérable ! lui criait le capitaine en tirant de sa ceinture un long pistolet, dernière arme qui lui restât ; descends, et je t’accorde ta grâce, sinon je fais feu sur toi !

Piquillo comprit sur-le-champ tout le danger de sa nouvelle position ; mais ce danger, quelque effrayant qu’il fût, l’était moins que celui auquel il venait d’échapper. Et, d’ailleurs, se fier à la bonne foi ou à la clémence du capitaine, était de tous les partis le plus désespéré, et le dernier auquel il fallût s’arrêter. Aussi était-il décidé à périr plutôt qu’à se rendre ; mais, aguerri maintenant, il était résolu à défendre ses jours, et il ne pouvait le faire que par l’adresse.

Le capitaine tournait en rugissant autour de l’arbre, et Piquillo, ne perdant pas des yeux son terrible adversaire, suivant tous ses mouvements, épiant ses moindres gestes, se retranchait et s’abritait derrière les plus grosses branches du chêne chaque fois que le capitaine étendait les bras pour l’ajuster. Enfin, celui-ci saisit le moment favorable, il aperçut à travers le retranchement du feuillage un jour qui lui livrait son ennemi, le coup partit, un cri retentit… Piquillo tomba, et Juan-Baptista, triomphant, poussa un hurlement féroce.

C’est ainsi que doit rugir la hyène quand elle va saisir sa proie… Mais cette proie, le capitaine l’attendit vainement ! la balle avait brisé la branche élevée sur laquelle était placé Piquillo, et celui-ci, retenu quelques pieds plus bas par les rameaux inférieurs qui lui présentaient leurs larges éventails de feuillage, était resté sans danger et sans blessure, suspendu à une quinzaine de pieds de terre. Au cri de joie que le capitaine avait poussé, Piquillo, cédant à son tour à un mouvement de colère, répondit avec un accent d’exaltation qui semblait prophétique :

— Juan-Baptista, tu as été sans pitié pour un pauvre enfant, et cet enfant, qui deviendra homme, sera un jour sans pitié pour toi. En attendant, va-t’en ; car maintenant tu ne peux plus m’atteindre, et jusqu’à ce soir, jusqu’à demain, s’il le faut, mes cris appelleront les voyageurs et te désigneront à leur justice, toi assassin, toi bandit ! qui n’es qu’un lâche, car tu auras lutté contre un enfant et tu auras été vaincu par lui !

— Ah ! la guerre ! la guerre ! s’écria le brigand avec un éclat de rire qui fit retentir la forêt, c’est lui qui me déclare la guerre ! Eh bien ! nous l’acceptons, et c’est toi qui en paieras les frais. À moi, d’abord, cette bourse que j’ai gardée, et qui était garnie de nombreux doublons ; à moi ces élégantes tablettes, dit-il en les ouvrant, qui ne renferment qu’un nom et qu’une adresse… celle sans doute d’un protecteur qui t’offre son pouvoir et son crédit… Eh ! par l’enfer ! tu n’avais pas si mal choisi… un des plus riches propriétaires de toutes les Espagnes. Je suis heureux de savoir qu’il te protégeait. Pour lui et pour tous les siens, ce sera un arrêt de mort !

Piquillo, à cette idée, poussa un cri de désespoir.

— Quant aux projets que je pourrai former contre lui ou contre sa famille, tu te flattes vainement de l’en prévenir ou de l’en préserver, tu ne le reverras plus : ton heure a sonné… Tu as choisi cet arbre pour dernier asile ? Suit, je te l’accorde ; mais tu n’en descendras pas vivant, je l’ai juré ! Tu n’as pas voulu qu’il te servit de potence, il te servira de bûcher !

Piquillo ne comprit pas d’abord ce que le bandit voulait dire ; il en eut bientôt l’explication.

— Ah ! tu m’as déclaré la guerre, continua le capitaine en ramassant autour de lui tout le bois sec qu’il rencontrait sous ses pas. La guerre ! la guerre ! tu l’as voulue ! Eh bien ! sois tranquille !… et il riait de son rire infernal, elle sera bientôt allumée !

Pendant que Piquillo suivait d’un œil inquiet et alarmé tous ces préparatifs, son ennemi entassait au pied de l’arbre un amas de feuillages desséchés et de bois mort, qui s’élevait déjà à plusieurs pieds de hauteur. Alors, avec une joie indicible, il sortit de sa poche un briquet et se mit à le battre, toujours en regardant Piquillo, et en soufflant, avec variations, son petit air catalan.

Enfin l’étincelle jaillit.

Un instant après, le bois mort était embrasé, et en quelques minutes, l’incendie, dont le foyer était au pied de l’arbre, commença à monter en spirales ondoyantes. Longtemps le rameau vert résista, et la sève humide qu’il contenait lutta contre l’ardeur du feu ; mais le capitaine ranimait à chaque instant et attisait l’incendie, ou lui donnait de nouveaux aliments, et un vent rapide qui se leva en ce moment ne seconda que trop bien ses efforts.

L’arbre s’était d’abord couvert d’une sueur noire et visqueuse, puis avaient bouillonné des flots d’écume qui avaient bientôt disparu ; le feuillage, flétri et corrodé, se desséchait ; des branches faisaient entendre un pétillement sourd, tandis que d’autres déjà se fendaient et laissaient pénétrer au cœur de l’arbre l’ennemi dévorant.

Ce qui était plus terrible encore, d’épais nuages s’élevaient dans les airs et enveloppaient le feuillage. Le capitaine espérait que cela seul suffirait pour étouffer son ennemi. Il crut y avoir réussi ; car déjà il ne l’apercevait plus, et pas un cri ne se faisait entendre ; rien ne troublait le silence de la forêt, si ce n’était le craquement des branches et le bruissement de l’incendie qui s’élevait lentement, et, comme un serpent, se glissait autour du tronc en dardant au milieu du feuillage sa langue de flamme.

— Mort, dit tranquillement le capitaine ou s’il ne l’est pas encore, le feu achèvera mon ouvrage, et se chargera, de plus, d’en faire disparaître les traces.

Il regarda de nouveau avec complaisance et satisfaction le brasier ardent qu’il avait allumé. Tout le tronc de l’arbre était en feu, et maintenant eût-il permis à Piquillo de descendre, celui-ci ne l’aurait pu sans être brûlé vif. Il réfléchit alors qu’un arbre centenaire, qui formait à lui seul un immense bûcher, serait longtemps encore à se consumer entièrement, que le feu allait prendre probablement aux arbres voisins, et quelques touffes de taillis commençaient déjà à brûler, grâce aux branches et aux charbons enflammés qui retombaient de toutes parts. La lueur de l’incendie devait d’ailleurs avertir et amener du monde des environs.

Le capitaine, dont la vengeance était assouvie, se souciait maintenant aussi peu de Piquillo que de ses compagnons défunts ; pour lui, tous ces souvenirs-là étaient de la fumée. Il se trouvait seul, il est vrai, mais grâce aux subsides que Piquillo venait de lui fournir, il avait de l’or dans sa poche, du courage au cœur, et de hardis projets en tête. Il jeta un dernier regard sur la pyramide de feu qui s’élevait toujours, et se dit en haussant les épaules avec mépris :

— La guerre à moi !… la guerre !

Puis s’élançant sur la grande route, il s’éloigna sans regret, peut-être même sans remords.

Pendant ce temps, et au moment où sa demeure avait commencé à être incendiée, Piquillo avait successivement cherché un asile sur des branches plus élevées, et c’est là qu’il tenait conseil. L’arbre était immense, sa cime se perdait dans la nue ; mais le feu gagnait à chaque instant de l’espace, et la fumée surtout était incommode. Il est vrai qu’elle n’était point, comme dans nos maisons, renfermée dans un étroit conduit, elle s’élevait en plein air, et arrivée à une certaine hauteur, elle s’étendait chassée par le vent, et se dissipait promptement. Piquillo avait eu soin de se maintenir dans une région supérieure ; mais sa situation n’en était pas moins terrible. Il avait vu toute la population ailée qui l’entourait, tous les autres habitants de l’arbre, s’enfuir à l’approche du danger et chercher un asile au fond de la forêt. Hélas ! il ne pouvait les suivre ; lui seul était resté sur ce bûcher vert, pour y subir un affreux supplice, pour y mourir dans une longue et horrible agonie, qu’il ne voyait aucun moyen d’éviter.

De loin il avait bien aperçu son ennemi disparaître dans la forêt ; mais le capitaine avait, en partant, trop bien assuré sa vengeance, pour craindre que désormais elle pût lui échapper, et Piquillo essaya vainement de redescendre.

Tout le premier tiers de l’arbre était en feu, et contemplé ainsi de haut, offrait l’aspect d’une large fournaise. Le pauvre captif voulut alors se glisser à l’extrémité d’une des branches qui s’étendait le plus au loin, pour se précipiter au delà et en dehors de l’incendie. Inutile espoir. Il était à quarante ou cinquante pieds de terre, et il devait se broyer dans une pareille chute.

Pour comble de malheur, le chêne antique où il était emprisonné, en plein air, était isolé et trop éloigné de tous les autres arbres pour qu’il fût possible de s’élancer sur quelques branches voisines. Ce chêne était placé, il est vrai, au bord de la route ; mais personne ne paraissait, et les cris du malheureux ne pouvaient se faire entendre ; quand même quelques voyageurs fussent passés par hasard, ils n’auraient pu porter secours à Piquillo, ni arrêter les progrès de l’incendie.

Alors le pauvre enfant, regardant autour de lui et voyant sa mort certaine, inévitable, se prit à pleurer. De qui pouvait-il attendre consolation ou pitié ? Il était seul au monde ! seul. Non !… un rayon d’espérance venait de glisser dans son cœur : il se rappela que, prête à mourir, Juanita avait prié le Dieu de ses pères !

— Je ferai comme elle ! s’écria-t-il en levant les yeux au ciel.

Et il se mit à prier pendant que la flamme montait toujours.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-il, mourir si jeune ! quand la vie s’ouvrait devant moi, quand je la connaissais à peine ! quand, cette nuit encore, de si doux rêves berçaient mon sommeil, et tout est fini, et je meurs ! et cette vie qui va m’être enlevée, je n’ai pu l’employer, mon Dieu, qu’à une bonne action, à une seule ! Laissez-moi vivre encore.

Et la flamme montait toujours !

— Vous m’avez tout refusé, mon Dieu ! jusqu’à l’amour et aux baisers d’une mère ! pauvre enfant abandonné par elle, mendiant et vagabond, ayant la rue pour patrie et le pavé pour demeure, demandant mon pain au travail, et forcé de le recevoir d’un bandit ; si j’ai été coupable en le suivant, si par lui j’ai fait du mal, si j’ai aidé à commettre des crimes, laissez-moi le temps de les réparer ; laissez-moi vivre !… pitié, mon Dieu, ayez pitié de moi !

Et la flamme montait toujours !

— Ah ! si vous me permettiez d’échapper à ce danger qui m’environne ; si vous veniez m’arracher à ces flammes qui déjà m’atteignent, à ces torrents de fumée qui me suffoquent et m’oppressent… je croirais en vous, mon Dieu, et je vous servirais ! et ces jours que vous m’auriez conservés seraient les jours d’un honnête homme. Je les emploierais, non pour moi, mais pour mes amis, pour mes frères. Je ferais pour eux ce que vous auriez fait pour moi… mon bras ne s’étendrait que pour leur porter secours… et pour les sauver… je le jure, mon Dieu, je le jure… recevez mon serment !

Et la flamme montait toujours !