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Piquillo Alliaga/07

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 36-38).


VII.

la délivrance.

La flamme montait toujours !

Mais la prière du pauvre enfant montait plus haut encore. Dieu l’entendit, sans doute, et voulut qu’elle fût exaucée. Le ciel, obscurci depuis le matin par de lourdes et d’épaisses vapeurs, commença à se sillonner d’éclairs, puis un éclat terrible ébranla le chêne où priait Piquillo… Une longue traînée de feu parcourut l’horizon et déchira le nuage immense qui couvrait la forêt ; à l’instant toutes les cataractes du ciel parurent s’ouvrir, l’eau tomba par torrents, et Piquillo, sur la cime de l’arbre, et les yeux levés vers le ciel, s’écriait dans l’extase de sa joie :

— Dieu m’a exaucé ! Dieu veut que je sois un honnête homme !

Pendant une heure, l’orage continua avec la même force, et Piquillo le bénissait ! Avec quelle joie, avec quelle reconnaissance il contemplait ce nouveau déluge et la pluie qui, tombant en retentissant sur les feuilles desséchées, formait déjà un large ruisseau au pied du chêne, et à l’endroit même, où, tout à l’heure encore, éclatait le foyer de l’incendie ! toutes les branches enflammées venaient successivement de s’éteindre ; leurs bras à demi consumés dessinaient de longues lignes noires au milieu des feuillages verts que l’élément destructeur avait épargnés ; aucune lueur de feu n’apparaissait plus.

Piquillo se hasarda avec précaution à descendre, un à un, les degrés dangereux de l’édifice dont il habitait le faîte. La descente n’était pas facile : là, il cherchait vainement à saisir une branche que la pluie avait rendue glissante ; là, il s’appuyait sur une autre que le feu avait consumée, et qui se brisait sous son pied ; celle-ci, quoique éteinte en apparence, était encore brûlante ; enfin le voyageur était à la moitié de sa course ; encore quelques instants, et il allait toucher la terre, lorsqu’au milieu de l’orage qui grondait toujours, il entendit marcher dans la forêt. Un homme s’avançait avec peine au milieu de la terre boueuse et détrempée, et s’appuyait, de temps en temps, pour franchir des flaques d’eau ou des fossés, sur une longue carabine à deux coups, qu’il tenait à la main.

Épuisé de fatigue, il s’arrêta près du chêne où séjournait encore Piquillo, et tout à la fois pour respirer et pour essuyer la sueur qui, ainsi que la pluie, coulait de son front, il ôta un instant son chapeau en proférant une horrible imprécation !… Cette voix que Piquillo ne connaissait que trop bien, cette voix était celle de Caralo le bandit ! Caralo échappé au massacre de tous les siens !

Le malheureux captif, qui déjà rêvait la vie et la liberté, s’appuya tremblant contre une touffe de feuillage, à peu près la seule qui restât intacte, et sentant son cœur défaillir, il se dit en lui-même : Je m’étais trompé ! Dieu n’a pas pardonné ! Dieu ne veut pas que je vive !

Le bandit restait toujours debout contre l’arbre, l’oreille au guet et sans remuer ; Piquillo ne comprenait pas cette précaution et cette immobilité, qui, du reste, le sauvait, car elle empêchait son ennemi de lever les yeux au-dessus de lui ; mais bientôt, et du haut de l’observatoire où il était placé, il aperçut, à travers les arbres de la forêt, un carrosse qui arrivait par la grande route, conduit par un postillon et traîné par quatre bonnes mules, qui avançaient aussi vite que le permettait le mauvais état de la route, rendue presque impraticable par l’orage.

Il était évident, d’après la courbe du chemin, que, dans quelques minutes, la voiture passerait au pied de l’arbre où était Piquillo, et celui-ci délibérait en lui-même, s’il crierait, s’il appellerait du secours. C’était le moyen de salut le plus naturel qui s’offrit à lui et cependant il y avait de graves inconvénients ; en effet Caralo ne pouvait manquer de le reconnaître, et de cette carabine à deux coups il était probable qu’un au moins, et peut-être tous les deux, lui seraient destinés ; Caralo pouvant après cela disparaître dans la forêt sans le moindre danger, grâce à l’orage, qui ôterait aux voyageurs les moyens et l’envie de le poursuivre.

Il fut tiré de ses réflexions par un bruit qui le fit tressaillir sur son arbre. Caralo, qui, d’ordinaire, ne perdait pas de temps à délibérer, venait de prendre sur-le-champ un parti décisif. L’équipage n’était plus qu’à quelques pas, et à travers les glaces le bandit avait vu, d’un seul coup d’œil, qu’il ne renfermait que trois personnes, deux petites filles et un vieillard, et que les malles qui garnissaient la voiture avaient un air de plénitude du plus favorable augure.

Il n’y avait donc de redoutable que le postillon, vigoureux Gallicien, le seul capable de quelque résistance ; mais pour lui en ôter l’envie, Caralo, abaissant sa carabine, venait de le mettre en joue, à vingt pas de distance, et de le renverser roide mort du haut de sa mule ; puis continuant de mettre en joue la voiture, qui se trouvait alors vis-à-vis de l’arbre :

— Votre bourse ! cria-t-il au vieillard, et les parures de ces jeunes dames ?

La portière s’ouvrit : un gentilhomme à cheveux blancs, à la figure grave et sévère, parut, et, malgré la goutte dont il avait l’air de souffrir, il descendit, fit quelques pas, se plaça devant la voiture, comme pour faire aux jeunes filles un rempart de son corps, et tira du fourreau un couteau de chasse qu’il portait à sa ceinture.

— Bas les armes !

— Jamais ! répondit le gentilhomme.

— La résistance est inutile ; votre bourse, et bas les armes, ou je tire.

— Tire si tu veux ; don Juan d’Aguilar ne rendra pas les armes à un bandit tel que toi !

— C’est vous qui le voulez, dit Caralo en baissant lentement sa carabine.

— Mon père ! mon ami ! s’écrièrent à la fois les deux jeunes filles effrayées, en voulant se précipiter hors de la voiture.

— Ces enfants ont raison, répondit froidement le bandit. Que diable ! vous ne valez pas la dernière poudre de ma carabine. Je ne vous demande pas des réflexions, ni de la morale, mais l’or et l’argent que vous avez sur vous. Quant à ce fer, qui m’est inutile et à vous aussi, commencez par vous en défaire, et dépêchons, car je suis pressé.

Pour toute réponse, le vieux gentilhomme fit un pas en avant.

— Allons ! il faut en finir ! s’écria Caralo impatienté. Et s’appuyant contre l’arbre, il allait lâcher la détente de son arme… lorsque, d’une des branches placées au-dessus de sa tête, une masse, c’était Piquillo lui-même, tomba soudain sur le bras qui tenait la carabine, détourna le coup et fit chanceler le bandit, qui, tout entier aux affaires d’ici-bas, ne se mêlait guère de ce qui se passait au-dessus de lui et ne pensait avoir rien à démêler avec le ciel.

Étourdi d’abord de cette attaque d’en haut et du secours céleste qui arrivait à son adversaire, il se remit bientôt et serra dans ses bras nerveux son nouvel et faible antagoniste, qui criait au vieillard : Sauvez-vous ! sauvez-vous ! Et en même temps, Piquillo, étreignant de ses deux mains l’arme que tenait son ennemi, s’efforçait de ne pas lâcher prise ; mais en un instant Caralo l’eut renversé, jeté rudement à terre, et poussant un cri de surprise et de rage à la vue de Piquillo :

— C’est lui, lui que l’enfer me renvoie !… Cette fois enfin il ne m’échappera pas !

Et tenant un pied sur le corps palpitant de son ennemi, il allait lui casser la tête avec la crosse de sa carabine, lorsqu’une main, vigoureuse encore, enfonça jusqu’à la garde le couteau de chasse dans le ventre du brigand. Caralo, frappé à mort, poussa un cri de rage et tomba.

— Ah ! ce fer m’est inutile, et je ne sais pas m’en servir ! cria le vieux gentilhomme, qui s’était traîné jusque-là. Tombée ! tombée la bête fauve ! J’en ai autrefois chassé dans ces bois, mais jamais d’aussi dangereuses. Eh bien ! mes enfants, Carmen, ma fille… Elle s’est évanouie ! elle est sans connaissance ! Aïxa, toi qui es brave, toi qui es forte, ne t’avise pas d’en faire autant ; fais-la revenir à elle… il faut que j’aille au secours de notre défenseur… de ce mendiant déguenillé qui a plus de courage que de force.

Et il se traîna comme il put jusqu’à l’endroit où avait roulé Piquillo, qui, meurtri et froissé, venait de se relever, et offrait lui-même son bras à don Juan d’Aguilar.

— Ah ! ah ! je venais à ton secours, et c’est encore toi qui viens au mien, Qui es-tu ?

— Piquillo.

— Ton état ?

— Je n’en ai pas.

— Tes parents ?

— Pas davantage.

— D’où viens-tu ?

— De cet arbre.

— C’est là que tu demeurais ?

— Depuis ce matin.

Juan d’Aguilar regarda le chêne, dont le tronc et la moitié des branches avaient été dévastés par l’incendie, et dit en souriant :

— L’habitation me semble en assez mauvais état, et tu aurais pu mieux choisir. Mais je t’en offre une autre, une autre chez moi, à Pampelune, si cela te convient.

La joie et la reconnaissance brillèrent dans les yeux de Piquillo, qui, pour toute réponse, se contenta de porter à ses lèvres la main de son nouveau maître.

En parlant ainsi, ils étaient arrivés près de la voiture ; Carmen avait tout à fait repris ses sens ; elle sauta au cou de son père ; elle ne pouvait se lasser de le regarder et de l’embrasser, et le vieillard partageait ses caresses entre les deux jeunes filles, avec tant de bonté et d’effusion paternelles, qu’on n’aurait pu dire laquelle des deux était son enfant.

Piquillo, debout, immobile près de la portière, contemplait ce spectacle si nouveau pour lui, ces douces tendresses, ces joies intérieures, et ce bonheur de famille, dont il n’avait pas même l’idée. Jamais rien d’aussi frais, d’aussi gracieux, d’aussi joli que ces deux jeunes filles n’avait encore frappé ses yeux. Juanita, qui jusqu’alors avait été pour lui le type de la beauté et de l’élégance, lui semblait en ce moment d’un autre pays, d’un autre monde. Juanita, c’était la terre, et ce qu’il voyait là lui semblait le ciel ; c’en était du moins les anges.

Et quand les deux jeunes filles, attachant sur lui des regards pleins de douceur et de bonté, se mirent à le remercier, à le féliciter de son courage, à lui parler de leur reconnaissance, Piquillo sentit ce qu’il n’avait jamais éprouvé… une fierté et un contentement de lui-même qu’il n’aurait pu définir.

Apprenant qu’il était sans parents, sans ressource, sans asile :

— Ah ! que c’est heureux ! s’écria Carmen.

— Oui, dit Aïxa, il nous devra tout !

— Nous l’emmenons, dit Juan d’Aguilar… Il est désormais de la maison ; ce sera mon page. Mais, en attendant, poursuivit le vieux gentilhomme, en regardant le Gallicien étendu sur le gazon, notre pauvre postillon ne se relèvera plus ; notre jeune page peut-il le remplacer ?

— À l’instant, s’écria Piquillo, en refermant la portière et en s’élançant sur l’une des mules ; les animant de la voix et du geste, il les mit au galop, traversa la forêt, suivit la grande route, et le lendemain, plus heureux que n’était le roi d’Espagne, trois années auparavant, Piquillo le bohémien, l’air fier, le cœur joyeux, et le pourpoint déguenillé, faisait son entrée dans la ville de Pampelune,

— Où faut-il aller ? demanda-t-il à ses nouveaux maîtres.

— Au palais du vice-roi ! crièrent les deux jeunes filles.