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Piquillo Alliaga/33

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 140-143).


XXXIII.

le tête-a-tête.

Cette jolie fille et son gracieux accueil avaient un peu déconcerté le roi, qui se dit à part lui :

— Il paraît que, décidément, et sans m’en douter, j’étais attendu.

Mais cela ne lui expliquait ni où il était, ni pour qui on le prenait, et son air troublé, inquiet et embarrassé rassura singulièrement la jeune fille, qui lui dit de l’air le plus gracieux :

— Asseyez-vous donc, seigneur Augustin.

Le roi apprit ainsi son nom. C’était un premier point, et un point très-important. Il s’assit en regardant Aïxa.

— Pour la première fois que ma tante, la comtesse d’Altamira, a l’honneur de vous recevoir, continua la jeune fille, toujours avec son air gracieux, elle est bien malheureuse et bien désolée de ne pouvoir vous faire elle-même les honneurs de son château.

Pour le coup le roi respira plus à l’aise. Il était chez la comtesse d’Altamira, une des dames d’honneur de la reine ; il était en pays de connaissance ; et de plus il apprenait que la charmante jeune personne qui venait d’exciter son admiration était la nièce de la comtesse. Il pouvait sans danger se donner, comme il le disait, les plaisirs de l’incognito ; ses joues, un peu pâlies par le froid et par un sentiment de timidité ou de crainte, reprirent leurs couleurs naturelles. Il s’enfonça avec satisfaction dans le bon et large fauteuil dont il n’occupait que le bord, et étendit ses jambes vers le brasier, pendant qu’Aïxa continuait ainsi :

— La comtesse est obligée de garder sa chambre ; elle est très-souffrante.

— J’espère que cette indisposition n’aura point de suite, et je vous prie de lui faire savoir combien j’en suis contrarié.

— Elle l’est plus que vous, seigneur Augustin ; elle se faisait une fête de voir un parent de son mari, un cousin dont elle est fière.

— C’est vrai, dit le roi, avec une hardiesse dont il fut étonné et ravi, nous sommes cousins.

— Et de très-près, à ce qu’elle nous a dit.

— Alors, balbutia le roi en hésitant un peu, et en regardant Aïxa, nous devons être également parents.

— Oui, sans doute, dit gaiement la jeune fille, mais de plus loin, cousins par alliance.

— C’est beaucoup ! dit le roi, enchanté de la parenté et surtout de la tournure que prenait la conversation. Il se trouvait joyeux et à son aise, heureux comme un prisonnier en liberté, comme un écolier en vacances ; et puis cette jeune fille aux beaux yeux noirs, à l’air insouciant, qui le traitait sans façon et sans cérémonie, donnait à cette aventure un piquant et une nouveauté qui le charmaient. Jamais Sa Majesté ne s’était trouvée dans une situation pareille, et l’extase qu’il ressentait lui faisait tout oublier, même son appétit.

Aïxa le lui rappela.

— Avez-vous fait une bonne chasse, seigneur Augustin ? lui demanda-t-elle.

— Quoi ! ma cousine, lui dit-il d’un air interdit, vous savez…

— Oui, mon cousin, répondit-elle en riant, je sais par la comtesse qu’arrivé hier soir à Valladolid, vous partez demain pour Burgos, et que cela ne vous a pas empêché de suivre aujourd’hui la chasse du roi… c’est là de l’activité ! aussi vous devez être fatigué.

— Un peu, ma cousine.

— Et vous avez peut-être faim ?

— Beaucoup, ma cousine.

— La comtesse a dû vous faire préparer une collation.

— Que j’ai vue en entrant.

— On m’a recommandé de vous en faire les honneurs, dit Aïxa en lui offrant de passer dans l’autre pièce.

— Ma foi, cousine, je vous avouerai sans façon que je ne demande pas mieux !

— Et vous faites bien.

— Oui, dit le roi en lui-même, hâtons-nous ! car si l’autre Augustin arrivait en ce moment…

Et présentant la main à Aïxa, il se disait, en regardant les doigts roses et effilés et le bras rond de la jeune fille :

— Ce seigneur Augustin est bien heureux d’avoir ne cousine pareille !

Aïxa refusa de se mettre à table, comme le roi le lui offrait, mais elle le regardait manger et même lui versait à boire. Sa Majesté n’avait jamais eu de plus joli échanson.

— Vous avez donc suivi le roi, mon cousin ?

— Oui, sans doute, répondit gaiement Sa Majesté en découpant une perdrix ; j’étais avec le roi, je ne l’ai pas quitté.

— Vous avez dû bien vous ennuyer ?

— Ah bah ! dit le roi tout étonné, et laissant tomber sur son assiette l’aile de perdrix qu’il venait d’enlever, m’ennuyer ; pourquoi cela ?

— Parce que le roi ne doit pas être amusant !

— Qui vous le fait croire ?

— D’abord, il est si dévot !

— Il est pieux !… dit le seigneur Augustin en baissant les yeux.

— Comme vous voudrez ! Permettez-moi de vous verser à boire.

Volontiers, ma cousine. Vous n’aimez donc pas le roi ?

— Lequel, mon cousin ?

— Est-ce qu’il y en a deux… en Espagne ?

— À ce que tout le monde dit, du moins, car moi, cela ne me regarde pas !

— Quels sont-ils donc ? dit le monarque un peu déconcerté.

— Eh mais, le duc de Lerma et Philippe III : l’un qui règne, et l’autre qui laisse faire. Beaucoup de gens détestent le premier.

— Et vous méprisez le second, dit le roi en rougissant.

— Mon cousin… je le plains, car on dit qu’il est bon, mais faible…

— C’est donc un grand crime que la faiblesse ? s’écria le roi avec ironie.

— Pas chez les particuliers tels que vous, seigneur Augustin ; mais chez un prince qui devrait faire ses affaires lui-même…

— On dit que son ministre a du talent.

— Celui de s’enrichir !

— Il veut la gloire du pays, dit le roi en suçant une seconde aile de perdreau, il aime l’Espagne !

— Comme vous aimez les perdrix, mon cousin, lui dit-elle. Mais vous ne buvez plus.

Il est de fait que la bonne humeur du roi venait d’éprouver une rude atteinte. Lui qui s’était fait un si doux rêve des plaisirs de l’incognito, venait d’entendre de dures vérités ; et le plus cruel, c’est que la jeune fille avait parlé dans toute la franchise de son âme, et que, sans prévention comme sans haine, n’ayant jamais vu le roi, ne désirant point le voir, elle semblait n’avoir d’autre opinion que l’opinion générale.

Peu à peu cependant il se remit.

Aïxa était si jolie qu’il n’avait pas la force de lui en vouloir. Il était obligé de s’avouer qu’elle avait de l’esprit, et rien qu’en regardant ses yeux noirs pleins de feu, tout lui disait qu’elle avait de la fierté, de la tête et du caractère.

Les idées du père Jérôme, celles du duc d’Uzède lui revinrent à l’esprit, et tout en buvant coup sur coup et par distraction deux verres de vin de la Fronteira, il ne put s’empêcher de faire en lui-même le raisonnement suivant :

— Par saint Jacques, s’il est dans ma destinée d’être gouverné, il vaudrait mieux l’être par une jeune fille comme celle-ci, que par un vieux ministre comme le mien.

Étonnée du silence que gardait le roi et de l’expression singulière avec laquelle il la regardait en ce moment, Aïxa lui dit :

— Qu’avez-vous donc, seigneur Augustin ?

— Ma cousine, répondit le seigneur Augustin d’un air distrait, et cependant en suivant toujours son idée, êtes-vous mariée ?

— Ah ! mon Dieu, se dit Aïxa en elle-même, c’est peut-être un prétendu, et s’il vient avec des vues sur la main de Carmen, je ne peux pas usurper plus longtemps sa place ! — Non, mon cousin, dit-elle en balbutiant, je ne suis pas mariée. Et vous ?

— Moi, je le suis ! dit le roi en poussant un soupir.

Rassurée par cette déclaration, Aïxa reprit toute sa franchise et son enjouement.

— Vous vous êtes marié bien jeune, mon cousin ?

— Hélas ! oui.

— Comment, hélas !… est-ce que vous n’êtes pas heureux ?

— Moi, heureux ! se dit le roi avec un accent de profonde conviction, je ne l’ai jamais été.

— Est-ce que votre femme n’est pas jeune… jolie et aimable ?

— Si vraiment… mais elle ne m’aime pas !

— Ce n’est pas possible… vous avez l’air si bon !

— Il paraît que ce n’est pas une raison… au contraire !… moi, d’abord, personne ne m’aime.

Il prononça ces derniers mots avec un sentiment de douleur si vrai et si profond qu’Aïxa en fut touchée. Dès qu’on souffrait, on ne lui était plus indifférent, et le malheur, peur elle, était presque l’amitié !

Elle jeta sur le pauvre roi un regard de compassion et d’intérêt si tendre, qu’il en fut ému jusqu’au fond du cœur.

— Quel dommage, mon cousin, lui dit-elle, que vous partiez demain pour Burgos !

— C’est vrai, dit le roi, qui l’avait oublié, je pars pour Burgos.

— Sans cela, vous seriez venu nous voir ; et ici, en famille, parmi vos cousines, on aurait tâché de vous distraire, de vous égayer… et peut-être de vous consoler… Moi, d’abord, j’y aurais fait mon possible, continua-t-elle avec un sourire gracieux et caressant auquel on ne pouvait résister ; et peut-être y aurais-je réussi ; car, après tout, nos chagrins ne sont bien souvent que ce que nous les faisons, et les vôtres ne sont peut-être pas aussi terribles que vous le pensez.

— Ah ! si vous les connaissiez ! dit le roi… j’en ai de toutes sortes !

— Dans votre fortune ?

— Non, je suis riche, très-riche même.

— Dans votre ambition… vous voulez parvenir ?

— Non, j’ai une bonne place, très-bonne.

— Dans votre santé ?

— Je me porte à merveille, malgré tous les médecins que j’ai.

— Et je viens de voir, ajouta Aïxa en riant, que vous soupez à merveille ! Qu’avez-vous donc, mon cousin ?

— Je m’ennuie !

— Qu’est-ce que je vous disais ? comme le roi !… Vous voyez bien que ça se gagne !

— Oui, je m’ennuie mortellement, et toujours… excepté aujourd’hui, ma cousine !

Et l’air ému dont il la regardait prouvait que ce n’était point là une vaine galanterie.

— Il faut vaincre ce mal-là, mon cousin, car on dit qu’on en meurt.

— Je le sens bien ! et il n’y aurait qu’un moyen… un seul que l’on m’a conseillé, et je crois qu’on a eu raison.

— Eh bien ! ce moyen, il faut l’employer, et le plus tôt possible…

— Ma volonté ne me suffit pas !

— Qu’est-ce donc ? dites-le-moi, de grâce, mon cousin !

À cette question, faite si naïvement et avec tant de candeur, le roi demeura interdit et troublé. Pour rien au monde maintenant, il n’eût pu dire ce que le duc d’Uzède et le père Jérôme lui avaient conseillé.

— Voyez-vous, ma cousine, s’écria-t-il en balbutiant, il y a dans ma vie un rêve, un bonheur que je poursuis et que je ne puis obtenir… une idée sans laquelle je ne pourrais vivre… une idée trop ambitieuse, sans doute…

— Parlez au roi, puisque vous êtes si bien avec lui !

— Cela ne dépend pas du roi, il ne peut rien.

— J’entends ! comme je vous le disais tout à l’heure, cela dépend du ministre, et vous êtes mal avec lui.

— Du tout. Nous sommes très-bien ensemble.

— Cela dépend donc du grand inquisiteur Sandoval, qui a la haute main ? et si vous n’êtes pas de ses amis…

— Il est des miens et ne me refuse rien.

— Est-il possible ! fit Aïxa en poussant un cri de joie et de surprise.

— Qu’avez vous donc ? dit le roi en voyant l’émotion et le plaisir qui rayonnaient dans ses yeux.

— Le grand inquisiteur ne vous refuse rien ! s’écria-t-elle.

— Non vraiment.

Entre toutes ses bonnes qualités, Aïxa en avait une : c’était de ne jamais oublier ses amis, de s’en occuper sans cesse et en tous lieux ; de profiter de toutes les occasions de leur être utile ou même de faire naître ces occasions. Elle venait de penser au pauvre Piquillo, arrêté, prisonnier, gémissant dans les prisons de l’inquisition, et elle oublia les chagrins chimériques du seigneur Augustin, pour venir en aide au malheur véritable.

— Mon cousin, dit-elle en prenant un de ses plus séduisants sourires, puisque vous prétendez avoir tant de crédit… et je n’en doute pas, j’aurais un service à vous demander.

— Parlez ! parlez ! dit le roi au comble de la joie.

— En tant, cependant, que cela ne pourra ni vous exposer, ni vous compromettre.

— Plût au ciel !… s’écria le prince avec une chaleur dont il ne fut pas le maître ; puis, craignant de s’être trahi, il reprit avec plus de calme : Je serais si heureux, ma cousine, de reconnaître votre bon accueil et l’hospitalité que vous venez de me donner ! je vous écoute.

— Eh bien, dit Aïxa, il y a un ancien serviteur de la maison d’Aguilar…

— Oui… oui, dit le roi, Juan d’Aguilar, votre père et le frère de la comtesse d’Altamira… Eh bien ! cet ancien serviteur…

— Que l’on nomme Piquillo d’Alliaga, a été, dit-on, jeté dernièrement dans les prisons de l’inquisition.

— C’est grave, dit le roi.

— C’est-à-dire, on n’en est pas sûr… on n’en sait rien… parce que les cachots de l’inquisition sont bien sombres, et nul ne sait ce qui s’y passe…

— Je le saurai… je vous dirai s’il y est renfermé.

— C’est tout ce que je vous demande.

— Vous vous y intéressez donc beaucoup, ma cousine ?

— Infiniment.

— Et s’il est prouvé qu’il est prisonnier de l’inquisition. que ferez-vous ?

— Je tâcherai d’obtenir sa liberté… par la protection de quelques amis. J’en chercherai du moins.

— Eh bien… et moi, dit le roi avec une bonhomie qui n’était pas sans charmes, ne suis-je pas là, ma cousine ?

— Ah ! c’est trop de bonté.

— Je n’ai pas beaucoup de crédit… mais enfin… j’en ai autant que d’autres… et je vous promets que je l’emploierai à faire délivrer Piquillo d’Alliaga, votre protégé.

Il écrivit ce nom sur des tablettes qu’il tira de sa poche.

Et Aïxa, touchée jusqu’au fond du cœur de ces offres d’amitié si simples, si franches et si loyales, devint naturellement et par reconnaissance aussi expansive, aussi aimable qu’elle avait promis à Carmen de l’être pour lui faire plaisir.

Le roi était ravi. Il n’avait pas idée d’une grâce et d’un charme pareils ; la cour ne pouvait lui en offrir de souvenir ni de modèle, car l’étiquette se glissait même dans les relations les plus intimes ; le roi était toujours le roi, tandis que là il n’était que le seigneur Augustin de Villa-Flor, le cousin de la plus jolie fille des Espagnes, et celle-ci se croyait obligée de payer en gracieusetés le service généreux qu’on promettait de lui rendre.

Aïxa plaisait sans le vouloir, à plus forte raison quand elle le voulait, et le pauvre monarque, hors de lui, enchanté, séduit par cette coquetterie de la reconnaissance, n’était déjà plus maître de sa tête ni de son cœur : il allait tomber aux pieds de sa cousine en lui disant : Prenez pitié de moi… je suis le roi !

Par bonheur pour Sa Majesté royale, on frappa fortement à la petite porte du pavillon qui donnait sur la forêt, et on entendit le hennissement et le piaffement des chevaux.

— Qu’est-ce que cela ? dit Aïxa.

— Ce sont mes gens et mes chevaux qui viennent me prendre.

— Partez donc… et adieu, mon cousin.

— Oui, je pars, dit le roi, qui restait toujours ; veuillez dire à ma cousine, la comtesse d’Altamira, combien je suis touché de sa réception… c’est-à-dire de la vôtre ! Dites-lui aussi que je n’oublierai jamais cette soirée… son souper à elle… et vos bons conseils à vous…

— Dites mon amitié, mon cousin.

— Oui… oui… dit le roi avec émotion… c’est de l’amitié… de l’amitié bien sincère… de ma part du moins… je vous le prouverai.

— Et j’en suis persuadée… Adieu donc !

— Oui, je pars, dit le roi… et il restait toujours, Dieu sait à présent quand je pourrai vous revoir !

— Quand vous reviendrez de Burgos.

— Oui… et ce ne sera pas long ! Mais jusque-là… et puisque je vais partir…

Il avait un air si timide et si confus, qu’il ne pouvait achever… il rougissait… et baissait les yeux.

— Qu’est-ce donc ? dit Aïxa, ne comprenant pas son embarras. Que voulez-vous dire, mon cousin ?

— Je veux dire que peut-être une cousine peut donner à son cousin le baiser du départ… J’ose du moins le réclamer, ajouta-t-il en balbutiant.

— Et moi je l’accorde, dit gaiement Aïxa en lui présentant franchement sa joue fraiche, rose et rebondie.

Les lèvres du roi effleurèrent cette peau fine et satinée, et il sentit au cœur une commotion si forte et si douce, qu’il pensa défaillir. Les trois coups qui retentirent de nouveau à la porte du parc le firent revenir à lui.

— Adieu ! dit-il, en mettant un instant sa main devant ses yeux, adieu, je pars, cette fois.

Il retira sa main et fit quelques pas vers Aïxa. Elle venait de disparaître ; sans cela, peut-être le roi ne serait pas encore parti. Il ne restait d’elle aucune trace… rien que son souvenir ! Et le roi s’arracha enfin de ces lieux dangereux où il laissait sa raison et sa liberté.