Sabbat (1923)/La nuit de l’Espagnole

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J. Ferenczi et Fils (p. 156-162).

LA NUIT DE L’ESPAGNOLE

Quoi ! revoir cette caverne s’ouvrant dans le roc humide, précédée de ce jardin de buis où de dahlia semble un couteau planté au cœur languissant de l’automne ? Revoir cette solitude qu’en grelottant regardaient les peupliers de la route mêlés aux nuages gris galopant comme les troupeaux ? Non… Non… N’entrons pas dans la maison de l’Espagnole. Les Pyrénées, les plus grandes Pyrénées aux vésuves de neige ne la quittent pas des yeux.

— Entrons dans la maison de l’Espagnole. Ah ! cette salle basse, si obscure : cette crypte ! Et ces Vierges, toutes ces Vierges si parées et surveillées, chacune, par la lampe rouge ! Et cette Madone noire vêtue d’or, couronnée de feu, comme elle est prisonnière des émeraudes et des topazes ! Son cher petit enfant noir, couronné de feu, lui aussi, vêtu d’or, est gardé, lui aussi, par les gemmes jalouses. Ô cher Jésus, chétif et royal, Satan voudrait te caresser…

Senorito mio, je te salue.

— Je ne vis la maîtresse de ce lieu que deux fois, mais je n’oublierai jamais la robe trop soyeuse, couleur de tabac, de cette vieille Carmen à la moustache farouche et au ventre énorme. L’œil mauvais et l’éventail adorable : la ballerine du défi autour de la sombre préméditation espagnole…

Cette femme rotait ignoblement, mais son éventail…

— Il se souvenait de José qui, par toquade, entra au monastère et ne quitta plus, pour ainsi dire, la cagoule noire. L’Espagnole, à cette époque, avait dix-huit ans. José en comptait vingt-deux. Pendant quarante ans, elle ne cessa de l’appeler, et l’on peut affirmer que l’Espagnole a nourri son ventre monstrueux avec le plus bel amour qui fut. Elle n’avait qu’une obsession : reprendre à Dieu l’infidèle, et toute cette sainte imagerie passionnée que tu vois chez elle n’a brillé, n’a brûlé, n’a rêvé, ne s’exalta que pour celui qui s’abrutissait et vieillissait sous son vêtement burlesque et macabre.

L’Espagnole trempait ses doigts chargés de bagues dans d’infâmes sauces au safran, mais la jolie petite gourde toujours pleine : l’Espérance, l’abreuva miraculeusement toujours…

Sur le pied de la Vierge noire repose, attentif, étincelant, contradictoire, ironique, méchant et de toutes les couleurs, le jeu de tarots, et c’était, entre la vieille Carmen et la Négresse divine, d’étranges dialogues :

« N’est-ce pas, Madone ? Le Cavalier qui pleure du sang : signe de visite amoureuse. »

« Oui » faisait la Madone empestée de myrrhe, gonflée de voiles, couronnée de feu.

« — La maison basse, close, battue par les corbeaux, mais qui vous regarde avec l’œil prisonnier du soupirail…

« Signe de hantise charnelle, mala mujer ! » grondait la Madone entourée d’émeraudes comme de vipères.

« — Il ne m’a fait l’amour que trois fois, mon José. Il m’a eue pucelle, et, depuis — par la Madone ! — je n’ai couché qu’avec le Diable.

« — Mala mujer !

« — Mais, figure-toi, Madone, que le Diable a la figure de José… » —

« Señorito mio, cache-toi sous ma gaze jaune. Ne regarde pas la pensée de cette femme, dans son gros ventre. » Et, avec sa couronne de feu, la Négresse embrasée et pudique allumait la mousseline de son nuage ardent.

« …Ah ! Madone, il faut que je change, tous les jours, ton nuage. Pourquoi l’enflammes-tu tous les jours ?…

« — À cause de ta luxure, hija del demonio !

« — Et toi, que tu es avare, ô Noire ! Comme tu les défends bien tes joyaux de pacotille !

« Oui », faisait la Madone, et, des plis de sa robe où les topazes s’embusquaient comme de petits scorpions, elle tirait un fin poignard, cependant que son Jésus couronné de feu souriait à la crypte idolâtre comme il a souri à la pauvre croix quand il n’était plus un cher petit enfant noir, mais un rêveur aux boucles blondes…

« Oh ! Madone ! Madone ! Voilà vingt ans, trente ans, que je l’espère… Les tarots me disent, pourtant…

« — Qu’il reviendra ?

Et la Négresse divine riait, riait, tour odorante, chaude et nocturne, livrée aux gemmes rampantes.

« Mais caramba ! disait-elle, tu ne songes qu’à tu hermoso joven, qu’à José quand il était si droit, si fier, que la Castille et la grenade… si gracieux, si brûlant que l’éventail et l’Andalousie…

« — …Corps de mon José plus frémissant que le taureau à la première banderille… » — Et l’Espagnole se tournait vers une statuette qui représentait son amant, dans sa jeunesse, la guitare aux doigts.

« Ah ! ah ! ah ! faisait la Madone, mais, à présent, il n’est plus qu’un vieux Moine mendiant, ici ; figurant, là, l’épouvante en accompagnant la mort…

« — Et dire que le Diable a les vingt ans de mon José ! Toutes les nuits, toutes les nuits, Madone, Señor mio, je le revois comme lorsque, sous le figuier, près d’un puits de Murcie, il avait l’Espagne à la bouche, c’est à dire la flor de las celosos amores. « Est-elle imbécile, la pauvre ! » murmurait la Madone à son Jésus.

Et puis, elle pensait :

« Le Diable ? Le Diable ? Eh ! c’est un grand poète… Chut ! Il est bien beau. N’est-ce pas mon cher petit enfant noir ? »

Et le Jésus couronné de feu, qui entendait rêver sa mère et chanter éternellement Satan, faisait : « Oui, oui », sous la gaze de l’Idole très sainte…

Mais, tous les soirs, tous les soirs, leurs atours prenaient feu à la lampe voilée de vert. —

— Pauvre Espagnole ! Elle avait cinquante-huit ans quand on l’assassina. Mais qui on ? L’assassin court encore…

— Il courra toujours.

— Ce qu’il y a d’étrange, c’est que la porte ne fut pas ouverte, le verrou était mis, la clef tournée. Le chien n’aboya pas…

— Trop occupé à regarder une chauve-souris qui portait une lanterne sourde, le chien ! Quant au chat, comme une Dame inconnue lui avait passé, au cou, cette nuit-là, un collier de topazes, il dansait sur le toit pour faire bisquer la lune.

— Tu plaisantes toujours. Aucune effraction nulle part…

— La girouette n’a rien entendu. Elle l’a dit.

— Ne ris pas. L’Espagnole, dans son éternelle robe trop soyeuse et couleur de tabac, régnait sur son lit comme y règnent les morts… Sa majesté était incomparable, paraît-il…

— Elle avait connu les voluptés de la strangulation. C’est pour cela qu’elle souriait, sans doute.

— Oui, racontait-on, elle souriait divinement. Sur sa gorge, on voyait les marques d’une main singulière…

— Bertillon en perdrait le boire et le manger.

— Ton attitude est indécente. Nous parlons d’une assassinée.

— Parbleu !

— …Autour d’elle, l’ordre le plus complet.

— Et le plus mystique. Les quatorze ou quinze Vierges de sa crypte se penchaient, chacune, sur sa petite lampe rouge, et priaient tout bas, la lèvre soupirante.

Quant à la Madone noire, elle souriait, elle souriait divinement, comme la morte. Mais on constatait, vite, qu’elle était devenue folle, que son Jésus, le cher petit enfant noir, tremblait de peur, car José n’avait plus de tête. Où était-elle passée ? Ça ne l’empêchait pas de jouer de la guitare. Todavia una serenata !

— Oh ! tais-toi !

— …Quant aux tarots assemblés et agités par une main invisible, autour de la noire insensée et du décapité charmant, ils faisaient les jeux adorables de la séduction andalouse. Todavia una serenata !

— Aucune richesse ne manquait.

— Aucune ! Sauf une petite croix d’émeraudes que l’Espagnole avait coutume de porter dans le suif de son cou, à côté du perpétuel œillet provocateur. Quels chromos, ces femelles-là !

Mais la petite croix, on la retrouva, un peu plus tard, dans le gosier de la très joyeuse morte. Je ne puis te dire si c’est elle qui, dans l’égarement de l’agonie, ou moi qui… pour en finir…

— Comment, toi ?

— Eh ! — par la Négresse divine ! — j’étais las — tu comprends ? — d’entendre cette mala mujer de cinquante-huit ans appeler, depuis près d’un demi-siècle, José… José, le moine à la cagoule. J’ai les nerfs sensibles, moi aussi, mais j’ai trouvé convenable — il faut bien donner quelque illusion suprême, n’est-ce pas ? à ceux qu’on va étrangler — j’ai donc trouvé convenable de prendre, cette nuit-là, apparence de Pénitent noir.

Todavia una serenata !