Sabbat (1923)/La nuit du cordonnier

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J. Ferenczi et Fils (p. 163-169).

LA NUIT DU CORDONNIER

Cet homme ne dort qu’en tremblant. Il a à surveiller les rêves de sa femme, les soupirs de ses filles, la sagesse de sa chatte. Que deviendrait-il s’il l’entendait miauler, celle-là, sa rousse, avec la voix de la chatte qui salue la lune dans les yeux du matou qui la désire ? Il la tuerait, il la tuerait. Mais comme d’autres chattes couleur de feu feraient le sabbat du défi, du guet et de la danse, sur le toit des voisins, il ne serait pas délivré. Au moins, la présence de sa chatte, la Moune, l’empêche d’entendre gueuler les autres, et sa damnation, quand il la voit couchée entre son pot de basilic et le bossu facétieux du chromo qu’accompagne le bénitier, il respire un peu, mais il a, dans chaque œil, un joyau de braise.

Cet homme ne dort qu’en tremblant. Ses filles, ses jumelles, ses rousses, ah ! si elles s’avisaient de s’amouracher d’un homme ou de Dieu, ils les tuerait, il les tuerait. Mais comme d’autres belles et hautes pucelles couleur de feu coucheraient soit avec un galant, soit avec un scapulaire, il ne serait pas délivré. Au moins, la présence de Jeannine et d’Armande, celle-ci cousant, la tête coiffée de soleil, celle-là penchée sur l’âtre, la tête coiffée de flamme, l’empêche d’entendre gémir ou prier les autres pucelles rousses. Il respire un peu, mais il a, sur la langue, l’ardeur du piment rouge en regardant ses damnations.

Cet homme ne dort qu’en tremblant. Pendant qu’il serait à côté d’elle, comme un mort, sa femme, sa Berthe, sa rousse, pourrait penser qu’elle aurait pu épouser un petit homme blond au poil pauvre. Et si, le lendemain, il voyait trace de ce songe criminel dans les yeux de cette catin, il la tuerait, il la tuerait. Mais comme d’autres épouses couleur de feu font l’adultère mental, à toute heure, il ne serait pas délivré. Au moins, la présence de sa damnation qui mesure 1 m. 78 et qui est toujours à astiquer ses cuivres où elle se reflète trente fois, l’empêche d’entendre le péché cheminer, comme un solide vagabond, dans l’âme rousse des épouses rousses. Et bien qu’en effleurant la jupe de sa terrible Berthe, il soit mordu au flanc par le chien maudit qui a toujours, à la gueule, du crin de cilice, il respire un peu…

Tout en bras et jambes, ce cordonnier, ce brun, sec comme un fagot, bon pour la cagoule, grand à faire fuir les araignées des solives quand il se lève de son établi, le nez dur, le cheveu en broussaille, l’œil trop clair pour ses paupières de suie, cynique, sale et noir comme le cul de la marmite. Le diable des catholiques, quoi ! Un vilain diable, entre nous. Ces gens-là, quoi qu’en ait dit René le Suspect qui, toute l’éternité, sera, à la fois, surveillé par Dieu et le Démon, n’ont pas de génie. De l’Esprit du mal, ils ne firent jamais l’Esprit du beau, l’Esprit du bien, ou, simplement, l’Esprit. Quand ils l’embusquèrent, dans la masse de leurs cathédrales, ce fut toujours sous la forme impure, forcenée, triste… Ah ! ah ! ah ! Et qui, pourtant, donne, aux carillons, là-haut, là-haut, la note libre et discordante ? « Ça sonne faux », dit l’Archiprêtre. » — « Monsieur l’Archiprêtre, je vous fais mes excuses, mais ça sonnera toujours faux, c’est-à-dire, malgré vous, ironique et joyeux… »

Et, par un étrange renversement, le Diable, sous les corniches, a plus de séduction que les saints, dans les vitraux, et toute la ferveur gothique ne fut que le triomphe de la Gargouille…

Revenons au cordonnier qui ne dort qu’en tremblant. Comment reposerait-il avec calme et confiance, cet homme ? Berthe ? Une rousse à l’œil bleu. Jeannine ? Une rousse à l’œil vert. Armande ? Une rousse à l’œil noir. La Moune ? Une rousse à l’œil jaune.

Lui, a l’œil, tour à tour, vert, noir, jaune et bleu. Ce phénomène se produit, la nuit, quand il rôde et se plaint si doucement, si doucement que la pluie qui tombe de la gouttière s’étonne, elle, pourtant, si pleine de langueur… « Je les tuerai… Je les tuerai », gémit-il. « Pourquoi ? » lui demande le vent humble, le vent honteux, le vent « parent pauvre » qui mendie un soliveau aux échoppes, un tour de valse à la girouette.

— « Pourquoi ? Parce qu’elles sont rousses, rousses, rousses, rousses… » Et ses yeux se remplissent de pleurs d’amour.

La femme du cordonnier a un grain de beauté ravissant comme un œil de souris, au coin du ventre. Malheur ! Le père impie ne cesse de penser que ses filles dont les vingt ans sentent la fleur et la chèvre, ont, aussi, un petit œil velouté, sombre et pensif, au coin de leur ventre de rousses… Et quand, à minuit, il se jette sur sa femme, comme un maudit, c’est qu’il songe avec trop de fureur au ventre des pucelles habité par l’œil de rongeur…

Dans la petite boutique de province, ce sont des scènes perpétuelles. Son Satan velu n’est pas commode. On dit, dans le peuple, qu’il « boit ». Ah ! ah ! Il est si sobre, cet homme, qu’un verre de vin, par jour, suffit à sa soif de cordonnier. Quant à sa soif de diable, c’est autre chose. Moi je sais que le delirium tremens ne quitte pas ce terrible alcoolique, mais comment soupçonnerait-on à quelles bouteilles flamboyantes ce diable s’empoisonne ?

Le bénitier qui règne au-dessus du chromo grotesque entend, chaque jour, chaque soir, chaque nuit, des cris qui font trembler la luxure sur son humble trône provincial.

Et, pourtant, le possédé n’agit que comme un méprisable ivrogne, une brute d’ouvrier enchaîné à l’établi. Mais Nabuchodonosor, Sardanapale et Balthazar ont fait pas mal de putains, de maudits et de pourceaux avec moi quand je prends apparence de grande femelle triste…

Et nos descendants peuplent la terre…

Mais n’effrayons pas les dévotes et les apothicaires. Ceux-là sont, aussi, mes suppôts, cependant. Tout ce qui s’inspire du sadisme m’appartient, et je sais que les paroissiens et les bocaux sont pièges à damnation. Dormez en paix, apothicaires et dévotes. Je ne veux vous faire aucun mal, mais si j’approchais, de vos carcasses ointes, l’allumette de soufre, vous flamberiez comme Sodome et Gomorrhe, et ne vous en étonneriez pas.

L’autre semaine, le bruit courut, dans la petite ville, que Jeannine s’était cassé deux dents, en tombant contre un trottoir. Ah ! crédule petite ville ! Et du poing du Diable, qu’en faites-vous ? Mais, aussi, pourquoi cette naïve de Jeannine a-t-elle déclaré qu’avant ses trente ans, il se pourrait qu’elle eût envie de se marier… peut-être ?… « Voilà pour toi, ma rousse ! » Et Jeannine, mutilée, roula à terre.

« Tiens ! Madame Berthe, vous avez donc un compère-loriot ? » « Oui », fait Mme Berthe qui a, aussi, de la dignité, et qui absout tous les crimes de son diable. Mais c’est encore un coup de poing de celui-ci que la cordonnière dissimule sous un bandeau pudique. Figure-toi qu’elle avait, cette femme, dit aimablement bonjour à un client — et quel client ! — Pataud, le crétin. Mais pour le cordonnier l’outrage qu’il reçut eut une raison plus sérieuse. Tandis qu’elle souriait à Pataud le crétin, tout le corsage bleu que Mme Berthe avait sur elle souriait, souriait, aussi… Il souriait comme sourit le sulfate de cuivre dans le laboratoire jaloux, le bluet sur les images pieuses, l’ange Gabriel dans la verrière qui s’éteint sur le couchant… Eh quoi ! Madame Berthe, êtes-vous donc si candide que vous ignorez la malice de la couleur bleue, sa puissance perturbatrice sur les sens du Diable ? Et tandis qu’elle enveloppe votre poitrine de rousse, vous souriez ! Vous voulez donc provoquer l’enfer, Madame Berthe ? « Voilà pour toi, ma rousse ! » et la victime jeta un si grand cri de douleur qu’à la fois, le bénitier et le bossu eurent un sursaut.

Armande, aujourd’hui, est couchée. Elle crache un peu de sang : un coup de poing entre les deux épaules. « Voilà pour toi, ma rousse !… » Mais, hélas ! pourquoi chantais-tu, Armande, une chanson où il est question de cerises et de résédas ? Les résédas et les cerises, dans l’âme d’une rousse, n’est-ce pas, cordonnier, que c’est à rendre fou, que c’est à dresser le Démon contre le Démon ?

D’ailleurs, la chatte est à moitié assommée, elle aussi. Ne s’est-elle pas avisée, cette imbécile, de chercher le Diable, de son œil jaune, plein de trahison, par-dessus l’épaule du cordonnier ? Cet homme subtil est jaloux de lui. « Voilà pour toi, ma rousse ! » et la chatte, en léchant, sous le bénitier bénin, son ventre douloureux, médite sur les passions de Satan…

Vive Satan, le boutiquier, le poilu ! Que veux-tu ? Il a décidé qu’à l’éternité de sa poix, de sa colle, de ses chromos grivois, idiots ou sanglants, de ses clous, de son tablier de cuir, de sa barbiche dansante, de son rire affreux, de sa frénésie qu’il ne s’explique pas, de sa concupiscence qu’il ne connaît pas toute, il fallait la dévotion absolue de Berthe, de Jeannine, d’Armande, de la Moune, ces quatre torches enflammées !