Sabbat (1923)/La pâture

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J. Ferenczi et Fils (p. 230-234).

LA PÂTURE

Elles sont si plaintives, ce soir, car elles sont si affalées ! Les entends-tu ? Comme elles gémissent ! Elles ont refusé le pain riche et doux, l’eau limpide qui, pour pleurer sur le divin cristal qui la contient, n’attend que la feuille de rose.

Ah ! vite, entre. Secoue, sur le plancher, la boue de tes chaussures que tu t’imagines trouées pour que ne soit pas trop humiliée l’indigence de ton âme, le brouillard qu’a bu ton manteau qui ne pouvait, ce soir, supporter ni l’habitude, ni le travail, ni la sécurité, ni le regard pur de ta mère, ni, après, son poids sur tes épaules. Allons ! jette, sur ce plancher, avec l’haleine des canaux, de la banlieue, du premier frisson automnal, ton cœur plein de pluie, de rancunes sombres et veules, de visions pauvres et impures, de la chanson des gouttières sur le pavé nocturne, du blasphème du charretier à sa rosse : la Vie, du bâillement écœuré des littératures à deux sous le couplet.

Les colporteurs montagnards, mi-brigands, mi-contrebandiers, sont moins chargés que toi en butins misérables et illicites. Te reste-t-il, dans la poche, la valse que tu as volée, tout à l’heure, au dernier orgue de Barbarie ? Vite, triste et méchant bohème, mon frère des pires soirs, jette-la sur le plancher.

Du vin des ivrognes, tu as l’âme tout imbibée. Jette ton âme sur le plancher. Du musc des filles qui disent, sur les trottoirs, avec leurs talons, des injures à la vie, tu as la cravate tout imprégnée. Sur le plancher jette ton rire et la cravate. Et cette larme ! J’ai la pareille sur la joue. Nos péchés qui sentent le plâtre des auberges, nos dégoûts qui ont respiré l’odeur d’hôpital et de chenil, nos pitiés qui ont inventé des morgues et des musées Grévin, nos sadismes qui ont manié des couteaux de bouchers en songeant au cœur délicat de nos tendresses, nos sanglots qui ne se sont sauvés du ridicule que parce qu’ils ont ressemblé à l’appel éperdu des bêtes dans les landes, nos nostalgies qui ont écouté le cri de la sirène métallique, dans le rire des nègres et du goudron, nos catéchismes et nos premiers vers, nos livres défendus et annotés, nos perversités de vieux adolescents, l’ont pleurée cette larme.

— Et — nom de Dieu ! comme tu dis — jette-la sur le plancher.

Les insultes que tu ne penses pas et que tu me cries, quelquefois, afin d’avoir l’illusion de les penser quand tu les as exprimées, dans la colère, ô cœur débile, jette-les sur le plancher à côté de celles que je pense d’un sourcil dur et froncé, et que je ne te dis pas. La gifle que tu veux me donner, jette-la sur le plancher où bat ma bassesse comme un cœur de repasseuse parfumé de basilic.

Et ton examen de conscience ? Jette-le, là, aussi. C’est du propre, fils des religions dont les prêtres parlent à voix basse ! « Combien de fois ?… » Ah ! tiens, tu me répugnes ! Mais je te ressemble tant ! Ne commets-je pas, moi aussi, par amour de la luxure trop subtile, le grand forfait : ne vis-je pas chaste ?

Mais comme nous sommes bien avancés quand nous avons badigeonné — gueule de porc sur champ d’étoiles — un blason à nos instincts mortifiés, cherché des rimes à nos sagesses avec la minutie d’une saltimbanque qui épouille son dernier-né, quand nous parons d’une couronne d’immortelles — regrets éternels ! — nos pauvres petites lâchetés de scrupuleux !

Est-ce assez ? Non ! Parfois tu es mauvais, haineux, imbécile comme tous les Élus de la Belle Princesse. Allons, poète, couche-toi sur le plancher. Je m’étendrai à tes côtés. Et, trop impurs pour faire ce que nous appelons : « La faute », nous la penserons. Et notre silence sera ce poison qui magnifie et dénonce notre vitalité de plantes dangereuses.

Est-ce assez ? Non. N’as-tu jamais battu la mère ? Pas avec le poing, peut-être, mais tu l’as battue. N’as-tu jamais tué ton ennemi et ton ami, par surcroît ? Pas avec une arme, sans doute, mais tu les as tués. N’as-tu jamais jeté bas un royaume, mis le feu chez le voisin, maudit la perfection de Satan dans les joyaux des femmes vendues, pensé au corps de tes bien-aimés qu’on a descendus dans la tombe et fait tenir toute la dépravation sous l’aile du papillon qui s’ébat sur les fleurs ?

N’as-tu jamais parlé contre toi-même, te trahissant trois fois de suite avant le chant justicier du coq ? Ne t’es-tu jamais enfoncé, quand tu croyais mon ombre assassinée par ta traîtrise et ta cruauté, dans le bien-être immonde d’un fauteuil de velours, le feu de la quiétude bourgeoise à tes pantoufles silencieuses qui ont — je le veux ! — autour du talon, de l’acanthe en laine verte ? Ne m’as-tu jamais fait la farce de me fuir, idiot ? Comme si je ne courais pas plus vite que toi, stupide ! Comme si je ne dansais pas à tous les tournants de ton chemin, mon tenté chéri ! Comme si je ne prenais pas toujours la tête de notre caravane, chameau ! Comme si je n’étais pas toi-même, ô moi-même !

Allons, brutal, assassin, démolisseur, incendiaire, impie, sacrilège, corrompu, menteur, égoïste, mon amour, mon amour, jette tes crimes sur le plancher avec ta bouffonnerie inquiète.

Et puis, va-t’en !

Les entends-tu ? Appelle-les. Ouvre la porte. Elles sont si plaintives, ce soir, car elles sont si affamées. Mais va-t’en… va-t’en

Elles sont blanches, et douces, et nombreuses, et belles, n’est-ce pas ? Comme elles accourent vers le plancher nourricier !

Et toi, va-t’en. Que ferais-tu, ici, à présent qu’elles ont leur pâture, mes colombes ?…