Sabbat (1923)/Résistance

La bibliothèque libre.
J. Ferenczi et Fils (p. 224-229).

RÉSISTANCE

Pourquoi ne vous retournez-vous jamais contre moi ? Se soumettre est, aussi, un beau règne. Soyez le torrent qui descend des montagnes, traversez-moi comme un pont, emportez-moi comme un tronc d’arbre, roulez-moi comme un caillou dans votre force obscure et vos courants contraires… Abattez-moi comme la maison de planches du pêcheur. Que je sois, sur vos flots désaccordés et victorieux, le butin de la tempête : les rames, la barque, les filets, la bête épouvantée et le berceau qui tangue…

Portez-moi comme une fleur brisée aux lèvres de la mer. Et, enfin, sur le rivage apaisé, jetez-moi nue comme une perle.

Ne me résistez pas.

— Je ne veux ni vous prendre, ni vous donner ; ni vous détruire, ni me laisser envahir par vous. Pourquoi souriez-vous ainsi ?

— Parce que je suis le vannier, que je tords le jonc et que je tresse la corbeille, malgré tout, car c’est mon métier et mon plaisir.

— Pourquoi sifflez-vous en me regardant ?

— Parce que je suis le potier, que je pétris l’argile et que je façonne le vase, malgré tout, car c’est mon métier et ma gloire.

— Pourquoi ne dites-vous plus rien ?

— Parce que je suis le tisserand, que je carde le lin et que je tisse la toile, malgré tout, car c’est mon métier et ma vocation.

— De grâce…

— Connaissez-vous la haine que le cavalier a pour le cheval qui ne se laisse pas monter, cette haine amoureuse qui veut étreindre les flancs de la bête rétive et qui la cingle pour son refus ?

— Je vous supplie…

— Connaissez-vous la haine que la mère a pour l’enfant qui dit non, cette haine amoureuse qui demande le oui et qui sévit jusqu’à ce qu’elle l’obtienne ?

— Oh ! laissez-moi. C’est trop…

— Connaissez-vous la haine que la lime a pour le diamant, le marteau pour le clou, l’abeille pour la rose, cette haine amoureuse qui recherche la perfection, poursuit sa fin, exige sa nourriture ?

— Que voulez-vous décidément ?

— Vous faire tout le mal, ô ma chère âme, tout le mal qu’il faudra puisque tout mon bien est en vous. Je vous mettrai sens dessus dessous, comme un voleur une maison, jusqu’à ce que j’aie trouvé le trésor que je convoite. Je vous labourerai avec l’âpreté cruelle du soc, la patience terrible des bœufs jusqu’à ce que soit monté de vous le blé dont j’ai besoin. Je vous ligoterai à l’arbre et j’attendrai avec la ténacité de l’instinct sauvage que vous m’ayez livré votre secret dans votre soupir qui se soumettra. Que voulez-vous ? J’ai faim, j’ai soif, j’ai une âme à contenter, moi, et elle est d’autant plus avide que mon corps je le traite comme un gueux. Je vais donc à mon pain : tant pis pour lui s’il se refuse. Je vais à ma source : tant pis pour elle si elle se cache. Je vais à ma nécessité divine : tant pis pour elle s’il faut que je fasse violence à un certain nombre d’anges pour qu’elle sorte de chez elle. Je suis, ma foi, d’humeur à massacrer quelque Trône, voire même quelque Domination.

— Je vous fuirai, je vous fuirai… Je vous fuis sans cesse.

— Ah ! Ah ! Je vous obtiendrai par les ailes, le venin, les griffes, les trompes dorées de mon âme. Je serai l’aigle, le serpent, le tigre et le papillon. Je tournoierai au-dessus de vous jusqu’à ce que je vous aie fasciné par la puissance ensoleillée du vol. Je m’attacherai à vous par le nœud multiple et glacé jusqu’à ce que vous atteigne la morsure de mes dents mortelles par ma bouche de fleur. Je vous guetterai jusqu’à ce que vous entendiez, dans la jungle de nos détresses et de nos solitudes, le cri dont la gazelle se poignarde avant d’être égorgée. Mais rassurez-vous ! Je palpiterai, charmante et funèbre, autour de vous, jusqu’à ce que vous appreniez la grâce et l’entêtement divin du grand paon qui veut les corolles nocturnes.

Ne me résistez pas. À quoi bon ? Vous seul pouvez emplir mes greniers : je vous somme d’approcher, ma récolte. Vous seul pouvez me couvrir du rêve agréable à toutes les saisons : je vous commande d’avancer, mon vêtement. Vous seul pouvez chausser mon pied impatient et joyeux : eh ! venez vite, ma sandale. Vous seul pouvez sacrer mon front maudit : il vous attend, mon saint parfum.

— Vous m’épouvantez. Je vous l’ai dit cent fois. Je vous résiste, je vous résiste, je vous résiste…

— Résistez, s’il vous plaît, à l’Océan, mais pas au pirate ; à la mort, mais pas à la musique ; à la guerre, au déluge, au cyclone, au loup, au crocodile, à l’aurochs, mais pas à l’amour !

— En pensant à vous, tant je tremble, je ferme les yeux.

— C’est pour mieux me voir, mon enfant !

— J’ai peur, en vérité, j’ai peur…

— Comme nous sommes assurées de notre victoire, n’est-ce pas, mes sœurs, ô grandes filles de la délivrance ? Horizon en marche et désert rapide, nous ne poursuivons et ne cernons que les fuyards.

— On m’a dit que vous étiez…

— Quoi ? Et qui s’est permis de vous parler de moi ? Votre catéchisme, vieux catholique ? Les rides de votre front, pauvre débauché ? Une petite fleur bleue, mon cher petit cœur ? Vous écoutez donc ce qu’on vous dit ?… Mais ce que vous vous dites, vous, malgré vous, et dans le secret du secret, dans la crypte noire et profonde où ne descend que le rayon de Dieu ou du Diable, dans le cachot sacré de votre âme où l’éternité captive bat des ailes, qu’en faites-vous ?

— Hélas !

— Je vous connais, allez, et vous méritez mille maléfices puisque vous refusez mille prodiges divins. Attendez-vous à ce que je sois la souris qui, dans les nuits où le vent grignote le silence, fixe des yeux trop brillants, ma foi, sur l’âme des solitaires. Je ne ronge pas — sachez-le — que le bois, le marbre et le fer. M’avez-vous vu arrêter les torrents avec le ruban de ma magie blanche et mettre, aux montagnes, la laisse des troupeaux vaincus ? Ne savez-vous donc pas que j’ai la main sonore et brûlante du tonnerre et cette filouterie élastique de l’éclair qui, d’un tour de clef bleue, entre partout ?

— Par quelle fatalité inconcevable ai-je rencontré ce monstre ?

— Ah ! ah ! comme si tu m’avais rencontrée. J’ai présidé à ta naissance et l’ai voulue… Et depuis… et depuis…

_ Raca ! Tu as le visage de tout ce que je hais.

— Premier aveu, il en promet un autre.

— Eh bien ! oui, oui, oui, je t’aime, je t’aime, je t’ai…

— Mon cher suppôt, pourquoi me résistez-vous ? J’admettrais votre espoir de recouvrer votre liberté, un jour, si j’étais une de ces démones mélancoliques, vaporeuses et débiles qui ne sont fidèles à leurs possédés que trois ou quatre cent mille ans. Mais moi !

— Et dire qu’en prononçant ces paroles épouvantables, elle jongle avec deux oranges !

— Votre âme et la mienne, Seigneur… Et ce citron vert qui se mêle au jeu aérien, par instant…

— C’est ?…

— L’âme de Satan, mon amour.

— Je m’évanouis.

— Sous mes yeux à l’étincelle intermittente…

— Comment échapper à cette diablesse ?

— En ne la fuyant plus. Approche-toi, et tu verras, miraculeusement, s’élever, au milieu de nos soupirs de Séraphins, une rose… Et notre éternité s’accomplira car il est dit que je t’aurai…