Sabbat (1923)/La sorcière chez elle

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J. Ferenczi et Fils (p. 62-109).

LA SORCIÈRE CHEZ ELLE

I

La Possédée.

Dès qu’elle se fut donnée à un sorcier sordide, puis à un autre sorcier sordide, — ils le sont tous quand ils ont forme humaine — la sorcière s’est purifiée pour toujours. « Ça, le plaisir !… » a-t-elle dit, en mâchant l’herbe buissonnière qui est si fraîchement amère aux salives pures, et elle a ri sur les simples, fouettée par le vent. Alors, l’univers a vu, dans ses yeux, la divine menace, et, la nuit qui suivit, elle fut ensevelie sous son propre soupir.

La sorcière n’est pas assez faible — Dieu merci ! — pour vouloir être deux, elle qui est sans nombre, et qui sait, par ses songes où règne l’ingéniosité de Satan aux sept rires, que la ressource parfaite et la fin des fins sont, pour elle, dans l’inconscience et l’activité de son repos.

Qu’une fleur se présente à elle et lui montre ce qu’elle peut cacher de poussière féconde dans son silence parfumé, et la sorcière devient fleur.

Qu’un papillon palpite, indéfiniment, sur la même rose, avec la frénésie, l’hébétude enivrée d’un maniaque au désespoir, et la sorcière sait que les antennes vont plus loin que les flèches et les scalpels.

Qu’un buisson désire le printemps de toutes ses épines, déjà rouges d’un corail qui pleure, et la sorcière est, soudain, le nid de ce buisson, c’est-à-dire trois œufs et quatre ailes.

Que le bronze s’émeuve, et la sorcière appartient à la sonorité de tout son cœur massif et lent.

Que le poison végétal révèle sa présence à la sorcière, et celle-ci s’emploie, aussitôt, au crime embaumé et clandestin dont la consommation la rend plus soûle que la mandragore au soleil.

Qu’une musique vive, et la sorcière, au dernier accord, est plus harmonieuse que l’eau qui coule sur les pieds des douces présences forestières.

Qu’un dieu descende, et la sorcière monte à sa place.

Qu’un danseur use sa langueur dans le rythme sacré, et la sorcière a l’air, plus que lui encore du serpent amoureux des flûtes.

Qu’un parfum passe, et la sorcière dont les aisselles ont l’odeur de la chèvre et de la violette, le suit en le multipliant mille fois par la puissance et la suavité.

Qu’une main la touche, et la sorcière apprend que la place de la volupté est, pour elle, aussi bien sur son orteil rose que sur son sourcil brun.

Qu’un baiser l’appelle, et la sorcière lui répond par les cent rossignols que la cage de sa poitrine contient.

Qu’un meuglement se fasse entendre, et la sorcière, couverte du poil des vaches rousses, armée de cornes pacifiques, écoute chanter dans les clarines l’appel mélancolique des pacages au pasteur sans nom.

Que le jardin soupire, et la sorcière a l’âme de la feuillée. Que la jungle gronde, et la sorcière a des flancs de louve. Que le soleil couchant plante sa rouge croix dans les sapinières, et la sorcière, comme un hibou plein de la sagesse de la cabale, se pose, l’enfer aux prunelles, au sommet du gibet rayonnant qui s’éteint peu à peu…

Que le printemps joue du carquois et du pipeau, et la sorcière devient tourterelle, fait courir, dans sa gorge, la perle roulante de l’ivresse et bat des ailes dans la seconde où halettent les dieux.

Que la graine tombe, et la sorcière prend racine dans la terre souterraine et, déjà, voit se balancer, au vent, ses trophées de feuilles.

Et que le Diable ait soif.

Alors, la sorcière qui n’est plus qu’un étincellement d’or, se sent portée aux lèvres altérées comme une coupe.

« Par Satan ! C’était ça, le plaisir, cette hâte ridicule, ce désespoir de marionnettes dont le fil va se casser ? Ah ! laissez rire la sorcière ! Que s’approche un sorcier désormais ! La révoltée et la rieuse le recevra, cornes en avant, comme les chèvres.

Connais-tu, sorcier, la branche flexible sur laquelle je me balance et qui fait soupirer l’arbre jusqu’au pays des morts ? Connais-tu l’ascension qui me transfigure et la marée qui me flagelle de l’ouragan de son galop ? Connais-tu le thym précieux à ma tiédeur, l’ortie agréable à mon sang rétif, le houx qui a raison de moi et sa cruauté qui m’achève ?

Comprends-tu ? Non. Que m’importe ! Mais Satan, subtil et pudique, Satan qui me visite dans mon sommeil plus doux et plus paisible que celui d’un enfant, ne m’a jamais mêlée à lui que par l’enchantement de la poésie. Je te jure que je ne sais pas sa vigueur de mâle ; mais, seulement, son ivresse de lyrique, et par la grâce, la beauté, la magie des images qu’il me présente, il est mon amant le plus direct, bien que le plus secret.

Je me ferais exorciser, crois-moi, si mon initiateur me montrait, à l’heure de l’amour, le bout de son oreille, sa poitrine velue et ce que montrent les amants communs qui n’ont, certes, pas grand’chose. Et, surtout, j’aurais peur, oh ! si peur, d’être la sorcière qui fornique avec les plus bas et les plus débraillés démons du sabbat ! Jamais honte pareille ne m’est arrivée… Y penses-tu ?

Combien de mes semblables ont subi les cornes ébréchées, les queues embrasées et fumantes, la langue pendante et le pied fourchu, le nombril dans lequel est enchâssé l’œil suave d’une pécheresse en renom !

L’une d’elles, ne cesse pas d’être la proie — la malheureuse ! — d’un perroquet borgne, d’un singe à jamais impénitent, d’un porc facétieux coiffé du bicorne fleurdelisé arraché au front d’un mort mégalomane.

Et puis… Et puis… la complicité horrible du manche à balai, de la marmite entremetteuse, du crapaud accouplé au soufflet dans lequel les méchants esprits du soufre et du phosphore mènent un vacarme insensé, du bouc court vêtu qui a de la braise plein le derrière…

Oh ! quelle vision affreuse !

Mais crois-tu que je ne me sens pas divine quand, de la voix d’un oiseau, jaillit le cri qui me libère ?

Crois-tu que, par la splendeur de mes songes et la fin qu’ils poursuivent, je ne salue pas la prédestination de mon être qui n’appartient à rien de ce qui a une limite et connaît l’assouvissement ? Qui saura jamais ce que la nuit a voulu de moi et comment, dans ce monde fantastique où le sommeil m’emporte, la présence d’une rose ou la respiration de la mousse sensible suffit à me vaincre dans la volupté ?

Mais ce qui compte, c’est que mon âme, dans ses royaumes les plus lointains, reçoit les ondes de mon frisson suprême, c’est que la fête créatrice s’ajoute à ma seconde fulgurante, c’est que le consentement de l’univers porte ma joie comme sa bacchante, le pampre, c’est que le mystère, en égarant mon ivresse, la rend infinie.

Ah ! c’est que mon soupir tombe de la plus haute colère : de celle des fleurs pourpres et des ailes frappant l’azur, c’est que je ne meurs que de vitalité éternelle, c’est que ma perfection, dans l’instant, est réalisée par le profond travail amoureux de tout ce qui germe, fleurit, murmure, rampe, vole, rayonne et que je deviens, tant est complète et magnifique l’harmonie entre la sensation et le rêve, l’épouse des épis ou de la lune rose.

…Des couleuvres pareilles à des couronnes bleues… Des lézards qui jouent au soleil, comme des topazes, et se recueillent, comme des émeraudes, à l’ombre… Des tortues qui éclairent leur carapace d’avares des feux de leurs yeux de rubis… Des léopards qui s’essayent au pas humain en se tenant debout dans les forêts mouillées de lune… Des rossignols qui se voilent de leur musique… Des tribus d’éphémères qui tournent, m’entraînent et meurent au moment où j’étreins l’indicible…

…Des colombes agressives que je chasse de ce geste vaincu qui révèle mon âme à jamais insoumise… La seconde qui frémit à mon doigt comme une libellule qui voudrait ouvrir ses ailes… Le silence qui écoute, autour de moi, des choses que je n’entends plus et que je recherche avec cette ferveur des angoisses adorables…

…Des rubans qui multiplient, à mes bras, l’effleurement de leur azur léger… L’aile en forme de poignard des hirondelles voyageuses, leur cri qui en est comme le scintillement rapide et dur… La plainte du grillon dans sa solitude d’herbe… Une sandale empourprée par l’aurore et qui danse pour un berger tandis que, moi, dans le miracle de la plénitude, je suis la gloire du mouvement !

…Le courlis qui fend l’épaisseur de l’humidité végétale d’un vol guetté par les chasseurs alors que j’éprouve, aussi, l’ivresse de la fuite sous l’œil brûlant de l’embuscade…

…Cette odeur de violette quand le crépuscule est un automne si doux dans l’automne, et, moi, cette saison comblée de langueur…

…Ce collier qui fait causer l’Orient à mon cou… Cette robe blanche que je passe et qui, soudain, est la robe rouge que je déchire dans la délivrance…

Ah ! sorcier, voilà mes rêves. J’en ai tant d’autres ! La merveille, c’est qu’ils font de moi la possédée, dans tous les sens du mot, et Satan qui, pour mon ravissement et le sien, les invente toujours plus étranges et charmants, est, en vérité, un amant unique.

Hors d’ici, sorcier ! Tu n’es riche, toi, que de tes appétits et de tes organes. Les chétives choses, quand on connaît un baiser plus substantiel que la pâture à la faim des bestiaux, quand le soleil des blés où palpite la caille vous incendie lumineusement sur le cœur de l’Amour universel !

Ah ! la sorcière a vite su les misères, les affronts, les dégoûts des couches réelles ! Elle en sortit souillée, amoindrie, haineuse, pleine de griffes et de morsures… Et toi que j’appelle « sorcier », mais que je devrais appeler « mâle » puisque tu as de lui la brutalité et l’indigence, tu voudrais entraîner la sorcière vers la litière sèche et t’en faire cette ennemie qui resta, chaque fois, épouvantée d’avoir vu assommer son rêve, enchaîner son désir, déshonorer sa danse, briser ses bras qui n’aspiraient qu’aux infinis…

Va-t’en ! Tu es laid, impur, féroce, pauvre, pauvre, pauvre… Où sont tes abeilles nuptiales ? J’ai les sens de toute la flore.

Où sont tes vampires aux yeux d’étoiles ? Je suis la hulotte qui plane au-dessus des sépultures que leurs morts légers quittèrent, portant leur cendre précieuse dans l’urne élyséenne.

Où sont tes singes aériens qui, de liane en liane, se jettent le cœur de la forêt ? Chut ! Je suis la forêt.

J’ai un mot familier : « Ailleurs ! Ailleurs !… » Eh bien ! j’entends par là que je ne suis pas pour toi, ni pour les autres, ni pour aucune des réalités de ce monde transitoire.

« Ailleurs », c’est, pour moi, le pays de feuilles et de ténèbres chaudes où pleut l’extase en gouttes d’or… Le rivage où les vents deviennent furieux et lyriques à écouter les promesses des voyages… Cet Âge d’or éblouissant où le rhinocéros surgit des hautes herbes marécageuses et m’aborde, sobre et paré comme un sage chargé des secrets primitifs.

« Ailleurs », c’est pour moi, ces étonnantes prisons pleines de glaives captifs et de joyaux crucifiés… C’est ce monde inouï où j’entends les voix du sang, de la pensée, des morts, de la passion terrible qu’aucune faim humaine n’a dévorée, encore…

Mais tu ne comprends pas.

Sache seulement, qu’ « ailleurs » est à moi quand la nuit, autour de mon repos, exalte l’éternité des choses, et que la goutte d’or qui s’écrase sur mon front, que le vent qui bat ma robe et veut partir, que le salut du pachyderme qui rit de toute sa gueule étincelante de science, que la prison qui m’offre ses trésors martyrisés, que les voix qui me parlent du fond des âges et au nom de ma puissance sans bornes sont, pour moi, générateurs de délices inconnues, et qu’après avoir pressenti l’inconcevable dans la volupté, j’ai le dédain de l’infime étreinte habituelle.

Ne comprends pas… Ne comprends pas… Que m’importe ! Mais je comptais à peine seize ans que, déjà, le sommeil m’apprit l’autorité, la folie, la chanson, la gloire du Diable qui fait des sens et de l’âme de ses créatures le grand battement d’ailes des Univers inexplorés.

Et j’étais, pourtant, si pure ! Mais belle et mystérieuse et, toujours, frémissante comme l’avoine au vent des prés.

Et si mon confesseur — ah ! ah ! ah ! — me chargeait de pénitences, me couvrait de sourdes invectives, ne crois pas que ce soit à cause de mes fautes, — je n’en commettais pas — mais à cause — ah ! ah ! ah ! — de mes yeux dorés.

II

L’Inspirée.

Je ne sais pas ce que je chante. Je ne sais rien de ce que les autres croient savoir. Je n’interroge jamais personne. Quand je me tais, sournoise et lointaine, c’est pour me perdre dans la conversation des petites filles et des chardonnerets, et mon génie est mon éclat de rire au nez des sages.

— Puis-je t’approcher, sorcière ?

— Qui es-tu ?

— Bémolus, le poète.

— …Je suis belle par l’harmonie de mes gestes attachés à mon âme comme les pampres à la vigne. Je suis douce de toute une violence vaincue, et parce que depuis le temps — hélas ! — on a fouetté beaucoup de bêtes. Je suis folle à cause de tous ces arbres qui font de l’ouragan dans mes silences, une tempête de feuilles vertes, une tempête d’espérance qui souffle du vent, du vent par mille bouches pures. Je suis folle.

Bémolus, à part. — On me l’avait bien dit.

— …Je n’ai que des sensations et des rêves. Les unes sont la chair de l’intelligence. Les autres en sont l’esprit prophétique. Quand je touche une fleur, j’ai tout compris. Quand j’en imagine une, je la crée.

— Écoute-moi, sorcière.

— …Je suis religieuse par toutes les forêts qui ont fait de l’ombre sur mon âme. Mais je n’ai pas de plus grande gloire que ma furie, les jours où je pense que la nature est une révolte incessante et splendide et que les chênes vont à l’assaut de Dieu.

— Tu n’as pas l’air d’une maudite, pourtant ! Tes yeux sont pareils à la lumière.

— Chut ! Je suis une maudite : signe de divinité… Tu ne comprends pas ? Dis-toi, simplement, que j’ai le rire bleu de la foudre, l’irrésistible montée des déluges, les ailes de ce qui — cyclones ou rébellion — tourbillonne, s’élève et se bat.

Il n’y a qu’une chose qui compte : c’est d’avoir des ailes.

— Ah ! sorcière, que la joie est extraordinaire ! Moi, j’ai la mélancolie des luths oubliés… Le silence effrayé des lacs dans les montagnes…

La Sorcière, à part. — Encore un !

— Sorcière, je suis comme une bête qui a faim.

— Mange.

— Sorcière, je suis comme une bête qui a soif.

— Bois.

— Sorcière, je suis comme une bête qui a reçu toute la charge d’un fusil dans le ventre et qui attend son néant dans la poussière…

— Qu’est-ce que le néant ? Qu’est-ce que la poussière ? Moi, je ne connais que l’éternité et les roses.

— Je suis plein d’usure et de ravage. Sur ma beauté mortelle, se flétrit, aux tempes, un myrte, et je sens que ma lyre désaccordée…

— Comme ce grillon est gentil ! Il fait le tour de la forêt avec sa chanson… La forêt semble avoir un collier de sonores petites perles brunes…

— Mais, sorcière, l’énigme de l’univers ? La cruauté de l’amour ? Le mystère de la divinité ? Le ricanement hideux de la mort ?…

— Hein ?

— Quoi ! Sans trembler, tu regardes le monde ? Quel aspect a-t-il pour toi ?

— Ça dépend… Un jour, celui d’un bouquet de violettes d’un sou… Un jour, celui d’un fleuve immense : et je descends les siècles écoulés sur une pirogue de soleil… Un soir, celui d’un bois où le silence caresse, de sa main de brume, l’argent des oliviers… Un soir, celui de la pluie qui, de sa fraîcheur enchantée, pénètre la tristesse des vieux saules… Parfois, celui de la puissance heureuse et de la force aux bras levés, quand j’entends l’orage des Archanges battre les forêts et les tours…

Mais, en somme, rien ne me paraît simple comme l’univers puisque je m’enivre de toutes ses manifestations, puisque sa lumière, est, à mon dos, bonne comme au dos des lézards, et son air vivifiant pour mes poumons comme pour les poumons du faon qui vient de naître. D’où mon ravissement continuel, Bémolus…

— Se peut-il ! (à part). — Quelle brute ! — « Et tu es, dit-on, un poète, un vrai ?…

— Ça, oui.

— Je m’attendais à te voir pâle…

— Décharnée…

— Tu regardes, avec une ivresse stupide, le bracelet de baies de genièvre qui entoure ton bras, et, sur toi, cette robe qui te va mal…

— Ne sois pas amer, Bémolus ! Mon bracelet me fut donné par une petite fille inconnue qui sentait la sapinière et la solitude. Seul l’Invisible sait ce qu’elle a inventé de miracles, animé d’ombres radieuses, ajouté de grâce à l’univers et d’éternité à son âme quand elle a assemblé ces baies sauvages. De sa chanson balbutiante, naissait, une fois de plus, la Poésie, qui n’est, ô Bémolus, engendrée que par les petites filles et les fous. — Méfions-nous d’eux ! — Quant à ma robe, elle m’est indifférente. La parure, pour moi, est chose vaine lorsqu’elle n’est pas un divertissement, un symbole, une folie… J’aime poser sur ma tête, des couronnes et non des chapeaux, et, aussi y planter des cornes, et puisque ma robe est moins belle que mon corps, me voici nue…

— Oh !…

— Comme je suis charmante ! Éloigne-toi, Bémolus, que je me marie à l’amour, dans la caresse des églantines, ces jeunes filles de la forêt…

— Je t’en conjure ! Ne me laisse pas seul, ce soir… Mais remets ta robe pour que je n’aie pas à rougir devant toi.

— Imbécile !… Me voilà vêtue. En suis-je plus pure ?… Mais qui sait voir l’innocence de mes yeux ?…

— Si tu connaissais la splendeur des miens quand je suis frappé par les chères mains impitoyables ! Consumé par mes Déjanire…

— Tondu par tes Dalila…

— Quand Léda me donne, pour rival divin, un cygne…

— Et, les autres, un pourceau…

— Comme tu m’affliges ! N’as-tu donc jamais souffert de l’amour ?…

— Si… jadis… à mon aurore… Quand je n’avais que quelques centaines de siècles. À présent que je compte presque le double de mon âge ingénu, je sais que l’amour est l’amour et non un être pour la possession duquel nous devenons idiots et criminels et qui nous garrotte devant le râtelier de son absolu où il n’y a pas gros à manger, je te jure…

Maintenant, je sais que l’amour n’est pas tels yeux ou tels autres, mais tous les yeux qui reflètent la lumière divine, aussi bien ceux de la rosée que ceux du Diable qui sont riches de trillions de facettes, aussi bien ceux du hibou accroché comme une veilleuse, dans la nuit forestière, que ceux du berger qui danse, la flûte aux doigts, pour son chevreau.

S’il me plaît de retrouver un être dans l’aridité odorante des fleurs sauvages, de le faire jeune de toutes les feuilles qui poussent, grave de toutes celles qui tombent, de le mêler à la clarté qui m’exalte, à l’ombre qui me rend si pensive, de donner, aux fruits que je mange, sa chair, et, aux bêtes que je caresse, sa mystérieuse séduction, je ne veux plus devenir le monstre qui, au nom de l’amour qu’il éprouve, fait dépendre tous ses soleils d’un regard, toutes ses plénitudes de l’incertain sourire de la bouche convoitée, toutes ses harmonies de l’approbation de l’âme qui est toujours l’ennemie et toujours l’étrangère quand on l’adore comme la divinité unique.

Les as-tu vus, ces infirmes farouches et dégoûtants : les désespérés d’amour ?… Dans leur lazaret, ils ne savent pleurer que sur leurs ulcères et faire honte, à la création émerveillée, de la vermine de leur malheur.

Ah ! c’est fini, va… Si l’amour ne me sacre pas plus belle, plus vivante, plus chaude, plus libérée, plus parfaite, s’il ne m’apprend pas la science infinie dont l’expression la plus pathétique est le chant de l’oiseau ou le bourdonnement de l’abeille, si, non plus but restreint, mais moyen sacré, il ne m’allie pas, à la Bête qui trône au-dessus de Dieu, aux Séraphins enfermés dans leurs ailes ou aux Démons que j’ai décousus de l’Enfer, eh bien ! qu’il ne soit plus pour moi, désormais, qu’une de ces anciennes petites idoles d’argile auxquelles nous sourions dans les Musées naïfs.

Elles ont porté, jadis, tout le poids de la ferveur humaine. Inclinons-nous, mais passons, et disons-nous que nous avons mieux à faire que de mourir pour la statuette, nous, les poètes qui devons forger sans cesse l’univers à notre image.

Et, surtout, songeons que nous avons à nous préparer à l’autre vie. N’y entrons que légers et parfumés comme au sortir du bain et du sommeil…

— Il n’y a qu’une certitude : la mort.

— Oh ! de grâce, assez. L’adieu de l’instant ? Petit défi dont mon éternité se couronne…

Je suis plus solide dans l’espérance que le cèdre dans la lumière du Liban.

Regarde : je tends, à la mort, mes mains blanches, et elle boit les étoiles qui les remplissent.

Je ne m’inspire que de moi-même, Bémolus, mais ma philosophie est la corbeille de rêves que l’innocence pose, chaque soir, au chevet des enfants. Il n’y a qu’eux qui possèdent et qui ont raison.

J’ai toujours cru que, de ce monde, je passerai dans le monde illimité dont nous n’avons, par la poésie, qu’une révélation confuse. Mais nos pures caresses, nous les donnons avec nos mains recueillies de là-bas, et, souvent, notre ombre prend, par les sereines nuits de lune, la forme parfaite qui sera la nôtre, un jour…

J’ai entendu, une fois, des flûtes invisibles cerner si amoureusement mon âme, que j’ai su quelle musique il me reste à entendre…

Une autre fois, des anges qui auraient, sous l’apparence de papillons pleins de rire, butiné la multitude fleurie des démons, sont entrés chez moi et m’ont dit : « À bientôt !… »

Tous les rêveurs qui ont quitté ce monde ne cessent pas de m’entretenir : leurs paroles ont, pour moi, la signification de constellations dorées sur un ciel de géométrie divine.

Il m’arrive, dans ma solitude, de voir des larmes sur ma main… Et, tremble, Bémolus : ce n’est pas moi qui les ai pleurées… Et ces rossignols dont le silence est l’harmonie suprême !… Ne les entends-tu jamais ?… Et ces livres qu’il ne nous est donné de lire qu’un soir, mais qui nous font, pour toujours, riches, à la fois, de certitude et de ce tourment qui est le premier appel de l’au-delà !

N’as-tu jamais éprouvé que tu complétais Dieu par un de tes sourires ? N’as-tu jamais dit inconsciemment : « Je pars !… » Quand ces mots mystérieux sortent de ma bouche, je suis, ô poète, pleine d’ailes terribles… Et je n’attends que le vent : c’est la mort.

Un matin, un char voilé de ramée et que nul conducteur n’accompagnait, s’est arrêté devant moi, et j’ai compris combien le voyage que j’ai à faire est doux… — Visions ! visions !…

— Nos seules réalités. Quant à moi, il me suffit de penser : « Je suis », et je me vêts d’éternité, comme une fontaine, de feuilles.

Ce que nous sentons, c’est ce qu’il y a d’éternel en nous.

Lorsque, la nuit, je rêve que j’ai des ailes, des antennes, des suçoirs, du parfum, des corolles, des trompes, des pattes, mille pelages chauds, l’âme de la gazelle, le ventre du tigre, la connaissance de tout, et la petite tête impérieuse du serpent couronné de l’Éden, crois-tu que je ne communique pas, alors, avec l’immortelle vie qui sera la mienne, plus tard, quand, tout en sachant que je suis toujours moi, j’aurai le toucher délicat de la divinité, l’instinct inconcevable de la bête, la gloire éclatante de la fleur, et le goût, sur la bouche, de la divine faute que le Génie, divin coupable, a commise en voulant savoir ?…

— Notre corps pourrira, sorcière…

— Écoute : un jour où Satan battait, autour de moi, comme une mer heureuse autour d’une île nouvellement découverte, où j’étais pleine de fables et de chansons, d’inspiration et de mutinerie, où je saluais dans le soleil la solidarité des tendres pèlerinages de la création, je dis à ma mère qui, par sa naïveté et son regard bleu est une étrange initiée : « Je vis… je vis… je vis… Mon souffle qui anime la forêt fait craquer l’écorce des arbres. Mes rayons visitent les cœurs. Je suis, partout où je passe, l’Annonciation hybride dont la pourpre est portée par deux archanges ennemis et souriants : l’un accepta Dieu. L’autre, plus épris de lui, encore, le combattit.

Les serpents furtifs lèvent, à mon geste, leur tête sagace. Ma vivacité est une ronde de mouches bleues dans les étés perpétuels. Ma joie est aussi répandue que la lumière et l’herbe. Je suis respectueuse de mes amours comme le chêne de son ombre.

Je suis mille fois sorcière, et magnifique dans toutes mes formes. Parfois, à la place de mon cœur, j’ai une douce perdrix qui couve… Parfois, à la place de ma bouche, fleurit le pavot de Faust sur lequel vient bourdonner le Satan velu et chaud dont le dard cherche le poison des fleurs savantes…

Je suis les veines des feuilles, le mica du sable, le petit visage pur qui, dans les premières violettes, a l’ineffable mélancolie du printemps et je pleure devant les rubans naïfs du bois qui me font penser que, jadis, j’ai mérité, en robe verte, l’adolescence…

Je suis armée, soudaine, têtue, rapide, chantante, durable dans le granit et les pétales, étincelante dans le feu et les blés, concentrée dans les clous, insouciante dans les flèches, comme la mort… Je ne montre de moi que les visages que je veux et je les ai tous. Je sais offrir l’amphore alors que je tiens, derrière mon dos, le poignard, et je ne te dis pas sous quelles fleurs j’ai enseveli ceux dont je suis la sépulture…

J’ai les détours de l’oiseau qui fait son nid, la ruse violente et souple de la bête qui guette la bête, la méditation de l’eau dans les vasques des fontaines, la divination de l’arbre qui donne, en pressentant l’orage, tous les signes du désespoir humain…

Et je suis méchante, méchante, dans le jeu et la folie ! Sur mes flancs, pointent les épines du houx et du mahonia car je suis, aussi, redoutable à moi-même.

J’ai autant d’antennes que d’instincts, autant de griffes que de colères, autant de caresses que de racines, autant d’amour qu’il en faut pour enfanter l’Amour !

Ah ! l’on peut m’enfermer dans le cercueil, va… Un quart d’heure après, venez voir : je n’y serai plus… »

Eh bien ! ma mère qui n’a jamais péché contre le rêve, qui pense gravement que le lis est le sortilège des Anges et le papillon le miracle du Diable, ma mère qui sait que, dans toutes les jungles, il faut des colombes et des loups, et, dans toutes les mers, des perles et des naufrages, ma mère qui est agréable aux purs génies de tous les mondes, n’a pas raillé ces paroles insensées.

Elle les regardait partir là-bas, là-bas, légères et bondissantes, et nous eûmes, toutes les deux, cette vision : l’Épouvante des tombeaux chancelait un peu, frappée au cœur par la Révolte qui, cette fois, prenait la figure confiante et rieuse d’une Espérance-enfant.

« Le Miracle est à ceux qui le provoquent » m’a simplement dit ma mère. Et elle a baissé les yeux.

Sache, Bémolus, que les paroles insensées ont une vertu étrange. Celles que je venais de prononcer entrèrent dans le gosier d’un rossignol qui se trouvait par là et le firent si mélodieux que ma mère pâlit.

« Je te rappelle, me murmura-t-elle, que ma mère, à l’heure de sa mort, disait entendre chanter des oiseaux ravissants à son chevet. Et, effectivement, son visage suprême appartenait à l’invisible musique… »

— Ah ! sorcière ! Et le terrible chat noir que celle qui t’a conçue voyait, sur ton berceau, quand tu ne comptais qu’un jour ?

— Qu’importe l’apparence de nos génies, poète ! Des yeux de phosphore ou des gorges amoureuses, qu’importe ! Souhaitons la présence des génies à ceux qui naissent, à ceux qui meurent…

— Ah ! sorcière, tu n’étais pas si touchante, si innocente que tu veux bien le penser quand tu voyais ton cercueil à jamais vide de ton corps, ce corps trop vivant qui n’est que danse et qu’étincelles… Ton corps tu l’as donné au Diable, possédée !

— Satan ? Je le concevrais, s’il n’était pas. Et il sortirait, un soir, de mon silence.

Et, comme je ne peux pas, non plus, me passer des Anges, crois que leur milice éblouissante naît sans fin de ma droite et qu’elle sera ma postérité.

Je suis maudite et sainte, c’est-à-dire, poète. Ne puis-je pas faire du ciel et de l’enfer, de la Merveille, en un mot, quand il me plaît, les yeux là-bas ?…

Dieu ? Mais je ne cesse pas d’entendre son appel éperdu dans mon âme, car c’est lui, poète, qui prie.

Écoute bien et tu l’entendras.

Ne devons-nous pas l’exaucer ? C’est du désir que j’ai de mettre, avec toute ma douceur humaine, mes mains sur son visage inconcevable, qu’est fait l’amour que je lui donne.

Le Dieu inconnu et sensible ? Il implore notre tendresse pour les agneaux par la candeur des pâturages, il nous rappelle combien est court notre voyage par le cri du courlis qui va émigrer, il réclame notre recueillement par le frisson du roseau isolé dans le marécage, il admet que nous l’accusions avec le sang du crime et le hurlement du loup, il comprend que, parfois, nous blasphémions devant le soleil, ce dragon insensible et dévorant, la lune, cette morte attentive et glacée… Et, dans ses aspirations inouïes, sa frénésie créatrice, comme il est porté par ce démon superbe : notre orgueil ! Comme il est servi par cette bête sereine : notre force ! Comme il est heureux et enrichi quand nous rêvons dans l’abîme et sur les sommets ! Comme il respire quand nous crions : « Non », car il sent, alors, sur sa face, passer le grand mouvement des ailes !…

Dieu ? Tous les jours, il se penche vers moi plus tendrement : « Ma créature ! me dit-il… Tu t’avances dans la vérité et tu progresses dans la perfection car tu es joyeuse.

Tu comprends, toi, ce que doit être la poésie : mon jour de fête. »

Il est des fous, Bémolus, qui font, de la poésie, une folle oisive et interrogative qui, perdue dans la solitude, se jette sur les pèlerins : « Où en est la vie ? leur crie-t-elle. Où en est Dieu ? » Et les pèlerins, avec raison, haussent les épaules.

Il est des fous qui lui donnent deux masques : l’un blessé, l’autre grimaçant, et, ces faux visages, ils les attachent, en les opposant, à un bâton chétif. « Voilà notre hochet : la douleur et le doute… » et ils l’agitent avec des gestes de rois obsédés.

Il est des fous qui enveloppent cet Archange du linceul et qui abandonnent aux vers une proie de lumière.

Il est des fous qui traînent cette sorcière devant le grimoire qu’ils ne cessent pas de feuilleter : « Nous ne savons rien, » gémissent-ils, tandis qu’à la porte de leur antre se tient, attentif et magnifique, le bélier aux cornes d’or qui rompt jusqu’aux scellés des étoiles.

Il est des fous aveugles qui promènent cette majesté dans les limbes, en tâtonnant. « Il n’est, lui chuchotent-ils, que ces régions mélancoliques… » Et, pourtant, ils n’auraient qu’à crier une parole de foi pour que leurs yeux s’ouvrent et qu’ils voient s’avancer, vers eux, la Robe blanche qui est aussi évangélique que le lis du Nazaréen.

Il est des fous qui, au nom de cette prêtresse, insultent les entrailles éternelles, mais qui ne savent pas armer son bras du glaive bleu qui, dans le nuage des myrrhes prophétiques, consomme le sacrifice divin d’où s’élève, en battant des ailes, le grand secret.

En vérité, qu’avons-nous besoin de fous désœuvrés, de fous puérils, de fous pourvoyants de la mort, de fous désespérés, de fous infirmes, d’énergumènes maladroits ?

Oui… oui… « le cri strident aux caravanes ! » comme gueulent certains d’entre eux. Pauvres insensés !

Mais sache, Bémolus, que les poètes sont criminels quand ils ajoutent des plaintes aux larmes, quand ils égarent un peu plus les tribus inquiètes.

Que les poètes s’asseyent dans l’herbe et distribuent à chacun sa part de Dieu.

Qu’ils s’appuyent aux jeunes arbres et racontent qu’un lis est né.

Qu’ils ne désespèrent pas des astres — surtout ! — puisqu’il leur est permis d’aller y déployer leur danse.

Qu’ils versent inépuisablement le vin d’espoir, nos échansons intarissables !

Qu’ils parlent coutumièrement de l’éternité. Qui, sinon eux, en auraient le sens ? Je dirai : l’instinct.

Qu’ils se projettent sur l’azur, dans une gloire toujours plus victorieuse, puisque, là, est leur vérité et leur symbole.

Et quand il rencontre Dieu, qu’il lui dise donc, le Poète :

« Je salue, en toi, ma présence. » —

— Serions-nous vraiment si magnifiques, sorcière ?

— Oui, par l’allégresse. On n’aide personne avec ses sanglots, mais, moi, je sauve ce que je veux quand je danse. En riant, devant un désespéré, c’est comme si je donnais un coup de cymbale sur la porte retentissante du bonheur, et, musique en marche, bientôt, je ferai tomber les murailles, et, comme un troupeau longtemps captif, je pousserai les astres devant moi…

— Pourtant, sorcière, si tu as quelque lecture, tu dois te rappeler qu’il est des chants désespérés dont l’écho sera à jamais cher à l’âme des hommes, qu’il fut un pélican funèbre qui ne cessera pas de battre des ailes sur les rivages perdus… Il exista un certain Musset…

— Je ne connais que lui et je l’adore. Mais sa gaminerie m’est plus précieuse et bienfaisante que ses absinthes empoisonnées, Dieu merci ! Qui alimenta ses douleurs ? Son génie léger et brûlant. Je te répète qu’il n’y a de vertu miraculeuse que dans la grâce et l’ivresse, et si Musset eût été moins blond et moins dandy, sans doute, n’aurait-il jamais écrit La Nuit de Mai

— Tous les poètes ne sont pas les amants de Ninette et de Ninon. De si grands vivent dans le désespoir !

— Ils n’y mourraient pas s’ils se donnaient le temps de vieillir, ces nigauds. Plus le poète avance, plus il rayonne, et il ne tend qu’à remonter vers la source de jeunesse…

— Eh bien ! moi, je vénère Faust, Rolla, René, Prométhée, tous ces sombres coupables qui ont, pourtant, prononcé des paroles divines, essayé des gestes immortels.

— …Oui… Mais donne-leur, à présent, la joie… et rien qu’elle. En possession de cette fronde de lumière, quels horizons ne feraient-ils pas s’ouvrir !

Faust n’a qu’entrevu l’ombre du profil satanique dans ses cornues bleues ou vertes. Rolla ne fut éloquent que par le blasphème. Ce n’est pas assez. Heureusement que René, quand il ne comptait, encore, que l’âge d’un petit garnement, a roulé sa carcasse de chrétien maudit dans les genêts en fleur. Supporterions-nous, sans périr d’ennui, la solennité de ses désespoirs, si, à dix ans, il n’avait eu les chausses sur les chevilles et toute la sauvage Armorique à ses poings de vagabond ?

Quant à Prométhée, figure-toi, Bémolus, que ce captif m’émeut moins que son rapace. Qu’importe la souffrance lorsqu’on sait ? Mais le vautour, comme je voudrais le délivrer de sa faim affreuse ! C’est lui le dévoré.

Ne penses-tu jamais que les monstres sont tristes, et que nous avons, aussi, à chanter pour eux ?

Je te dis que l’inconcevable appartiendra, un jour, à l’Espérance.

Dieu, de tout temps, n’a-t-il pas murmuré aux poètes :

« Vous découvrirez ma sagesse partout où sourira votre folie.

Vous vous suspendrez à Dieu, comme la soif au vase.

Le visage de l’eau, du feu, de l’air vous sera plus proche et plus tangible que celui des hommes.

Mystérieusement, vous verrez la rose sourire aux lèvres de la tombe, et, devant les ossements des sépulcres, votre âme sera prise du désir de la danse et de cette frénésie qui lance les soleils dans les mondes illimités.

Dans toute image, même la plus naïve, vous surprendrez la foudre amoureuse et armée.

Vous assisterez, les pieds nus, à votre avènement et à votre sacre, à l’invasion de votre être par le combat divin.

Vous ne cesserez pas d’être animés de cette révolte qui est le premier signe des prédestinés, et vous serez la grande liberté noire qui s’étendra, les soirs de bataille, sur les camps dépouillés et les tentes abattues.

De mes Bêtes glorieuses, vous aurez les griffes sacrées. De mes saints Soldats, vous aurez l’honneur et l’armure. De mes Princes maudits, vous aurez l’esprit embrasé d’orgueil et de pureté, la certitude démoniaque, fleuron d’airain des couronnes de feu.

Le ciel, battu par votre vitesse, vous aspirera, soudain, dans sa clarté, aigles puissants ; mais rassurez-vous : vous ne quitterez pas les fables, licornes, et vous jetterez toujours, des chaumes aux ronces, les fils légers de la Vierge matinale, aurores…

Où que vous passiez, vous étincellerez d’intelligence douce, et, à la table des hommes, vous rirez, faim divine, entre les fruits et le pain.

Dans les solitudes, vous déchiffrerez la belle maxime qu’un lis écrit sur le mur d’un rêveur.

De vos paroles jaillira la sapience des sibylles, et le rocher, plus sensible que la bruyère, encore, tremblera d’allégresse quand vous chanterez.

La sève errante dans la vigne rompra, sur vos mains, ses colliers de fraîcheur, et le serpent tournera sa tête vers la Genèse à votre approche.

Et, sans fin, je vous l’affirme, l’ouragan de l’Amour vous emportera vers le rire ébloui du Monde, corps de lumière.

Vous vous retrouverez partout, où que vous erriez, et, parfois, quand vous serez chargés de l’odeur des troènes et de l’abondance musicale, vous demanderez à la vie son amitié en pleurant des fleurs, et de grands pactes se feront.

Autour de vous montera le bourdonnement ensoleillé des oracles quand l’été règne sur son trépied d’amour.

Vous recevrez la visite des univers — ô rois silencieux ! — et vous la leur rendrez, petits enfants purs…

Vous sourirez sous votre aile éternelle.

Vous ouvrirez la porte secrète où votre nom est gravé entre deux astres triples, et des alliances seront signées avec mes compas, et les prodiges animeront les écritures, comme des dragons…

Méditez, leur a-t-il dit, dans mes jardins d’acanthe, colonnes sages.

Grandissez, grandissez au-dessus de votre mère, de votre maison, plus haut que le tilleul, que le cèdre noir, que la tour, que la vie, génies furieux et doux.

Quand vous serez comme parfaits, dans l’initiation et la prière, vous m’entendrez, parfois, alors que les heures sont les roues pensives des étoiles, vous demander pardon tant je vous aurai comblés de grâce et de science ; mais vous resterez humains.

Vous recueillerez, au pied de l’arbre, l’ombre du bûcheron pour en caresser la fatigue. Des soirs, vous vendrez vos beaux yeux de poètes pour acheter l’humilité et la jupe boueuse d’une misérable, et vous sertirez ses pauvres péchés honteux de diamants inconnus ; mais vous resterez très purs.

Vous donnerez à la lampe de ceux qui veillent et qui attendent, par les nuits de pluie et de détresse, le pas de l’Annonciation, vos regards de Satans fidèles ; mais vous resterez joyeux.

Mes chevaliers, mes prêtres, mes démons, vous délivrerez la sirène de sa prison de corail, et les mers vous feront un cortège injurieux et triomphal.

Vous marierez la bacchante au raisin, la bergère à la prairie, la nonne à sa bure, Ophélie au drame et à la fleur, le mendiant à sa besace, Pallas à ses lances d’or, la candeur à sa quenouille et Madame de Saba à ses rubis.

Vous tiendrez captive, sur votre poitrine palpitante, la fée qui, de ses ongles aigus, égratigne tout et fait saigner la vie dans le cœur des bouquets.

Vous caresserez, dans leurs cellules, ces saintes diaboliques qui ont si innocemment perverti, au nom des Paradis, les pervenches et les ermitages, et, tout ce qui est excessif et ingénu, comme la danse et le suicide, vous l’aimerez d’amour.

Puis, ô puissances végétales, ô musique récréative, vous serez mes pelouses et mes jets d’eau, dans mes domaines du soir…

Souvenez-vous qu’il n’y a pas que moi qui vous possède, créatures… » —

— Je viens d’entendre trois notes bien singulières. J’ai peur. Est-ce toi qui as ri, sorcière ?

— Si tu as à me le demander, tu es un piètre poète, Bémolus. De même que les paroles de Dieu m’arrivent distinctes, le « Ah ! ah ! ah ! » éternel du Diable ne cesse pas de me poursuivre. Nous nous occuperons mieux de lui, plus tard, bien que j’aie vu poindre, ici, là, et, même, partout, pendant que je te parlais, la corne pensante.

En poésie, vois-tu, Bémolus, il n’est pas possible de ne pas fréquenter le Diable. Osons dire que nous ne sommes pas que des Mages, nous, les poètes. Crions, au nom du Diable, roi des perversités adorables, que nous sommes, aussi, et surtout, de beaux salauds. Mais tu ne peux savoir ce que j’entends par cette épithète expressive. Je la donne au solitaire qui dort, la joue sur sa guitare, au rêveur qui pâlit parce que le cabaret a posé, derrière les vitres sales, sa face caressante et douloureuse, à l’innocent qui pense à toutes les curiosités des serpents et des Ève, des lampes et des Psyché, des coquillages qui se groupent, toujours, au fond de la mer, pour surprendre la mer, et que la mer, toujours, disperse…

— Pourquoi l’innocent est-il si troublé ?

— Parce qu’un petit insecte noir poind du cœur jaune de la reine des prés…

Ah ! beau salaud, ma foi, le bienheureux maudit pour qui tout est transposition démesurée, résistance et frisson, contradiction et jouissance, amour coupable et défendu, délectation pleine de larmes, rapprochement étrange, renversement profanateur, interprétation savante, ambiguë et pensive ou proposition plus ingénue que le rire d’un enfant !

Bémolus, comment t’expliquer ? Il y a une certaine salivation de l’esprit qui ne peut être que démoniaque. Les poètes la connaissent particulièrement. Sombre, enchanteresse volupté que nous éprouvons quand l’œil oblique se pose sur nous ! Oui… l’hymne au Créateur… Mais l’accent de la couleur rouge prisonnière, en robe de rubis, dans la crypte que nous connaissons tous ?

Pas de démonisme : pas de Poésie. Si, du coquelicot, tu ne vois pas sortir Satan, nu comme le péché originel, pourpre comme le faste et le crime, incendié comme les villes frénétiques, Bémolus, tu es… bien malheureux. Ce que l’on conçoit en stricte sainteté n’a rien à voir avec la Poésie, cette sainte démone.

Le poète ? Je me le représente un peu sacrilège, un peu bandit, voire burlesque, quelquefois, très réprouvé, fort tendre, encore plus méchant, plein, à la fois, d’irrévérence et d’amour pour le miracle, fier comme la Jungfrau, le jour de l’Ascension, ayant toujours, surtout quand il est en robe d’innocence, le désir d’être damné parce que ça fait bien dans les fastes chanteurs…

Trois sous de génie en plus, et le voilà complet.

J’avoue encore que s’il passa par le catholicisme, école de sadisme, de dépravation et d’incomparable sensualité, il peut devenir magnifique, à la condition… de ne pas rester catholique, car, dans cette religion-là, on crève de peur, de lâcheté… — on se dit, alors, « scrupuleux », et c’est très élégant. — Mais je te répète que ce qui peut arriver de mieux à un poète, c’est d’être un défroqué.

Quant à toi, Bémolus, je te défends de réciter l’Ave Maria. Tu n’en es pas digne, toi qui n’entends pas rire la soif du Diable, dans la gourde, faux pèlerin !

Les vrais, va, savent ce que c’est que la tentation.

Poésie : grand Péché.

Mais, écoute ce que Dieu dit, encore. Peut-être, parle-t-il par la bouche de Satan… Qu’importe ! Écoute :

« J’avais compté sur mes poètes pour m’assister dans ce travail formidable où, si péniblement, je m’enfante tous les jours.

À eux d’alléger la mer, de draguer le sel, d’emplir les boisseaux, d’unir les étoiles et la braise, les rameaux et les clous, les couronnes et les fouets, d’accorder la royauté à qui la demande, la divinité à qui s’en croit digne, d’offrir le cilice à ceux dont le regard est pur et sombre comme un cloître, de béatifier les possédés et les fous, de dire que le crime n’est que l’excès du malheur…

À eux de donner l’absolu à l’instant, l’âme à l’heure déclose, de découvrir et de sacrer les visages dont je veux faire un lac, un lis, une douleur, d’affirmer que la vie est un tambour de clarté, qu’on n’a qu’à l’attacher à son flanc et qu’à le battre de sa chanson… À ces magiciens de surprendre la lente éclosion du monde dans la fleur, à ces dieux rapides d’offenser tendrement la douce pudeur du miracle et du rêve, à ces initiés pensifs de diriger mes aurores vers les ruines, de bercer les anges désolés des torrents, d’apporter ma paix à ceux dont l’âme crie, ma source à ceux qui ont des pieds de pèlerins, mon éternité aux mères qui vieillissent, mes larmes aux enfants qui ne vivent pas, de montrer leur route aux oiseaux qui la cherchent, d’ouvrir l’enfer aux Orphée sonores de désespoir et de musique, d’apprendre, à leurs bien-aimés, quand ils les contemplent et les étreignent, comment Dieu désire…

À mes poètes de réveiller les morts et de caresser l’amour !

À eux de m’assister de leur génie et de m’asseoir dans ma plénitude. À eux de me dégager de ce monde confus qui m’environne, encore, et dans lequel j’erre avec mon ombre trop pensive et mon pas de Rêveur qui ne fait point de bruit… À eux, de comprendre que je ne me révèle, tout à fait, que par la ferveur des âmes et le vouloir des choses, à eux, mes poètes, de savoir que ma Divinité n’est satisfaite qu’à la condition d’entendre, dans un cœur humain, un Dieu qui lui répond !

Mais je ne fis qu’ébaucher, que songer et qu’attendre ! Qu’ils sont longs à venir mes libérateurs, mes apôtres aux talons nus, mes pionniers aux outils inspirés comme des lyres, mes archanges vomis par les foudres triomphantes, mes Dominations envahissant l’escalier des étoiles, guidées par le Dragon insatiable et révolté !… Qu’ils sont longs à s’éveiller à eux-mêmes, les poètes, mes Lucifer aux robes pures !

Ils ont, en eux, mon souffle infini et créateur. Qu’attendent-ils pour en faire la tempête d’où sortiront l’univers éblouissant et définitif, l’arche sauvée et bondissante, la colombe, c’est-à-dire l’Esprit pur, planant sur mon œuvre inachevée et douloureuse qui sourira, enfin ?

Je me penche vers le levant, dans les fournaises des aurores : où sont-ils ? Je me penche vers le couchant plus vert et plus léger que les jardins d’Armide : où sont-ils ? Je regarde le croissant magique et fragile : comment l’un d’entre eux ne l’a-t-il pas encore dérobé ? Où sont-ils ? Où sont-ils ? Bien loin du soleil, hélas ! de cet empire amarré qui ne demande que la liberté, l’ascension et le règne, et il est dit que, trahi par tout, depuis le commencement des mondes, je le serai aussi par le tout-puissant Amour… » —

III

Sainte Sorcière.

Voici que s’avance la sorcière qui ne ressemble à rien, car elle est tout. Elle s’assied sur une roche, dans la broussaille bourdonnante, et le vent des abeilles et des pollens lui chuchote dans l’assentiment universel :

« Toi qui, vivante, as arraché de toi la sépulture de Pascal et poses ton regard pur sur la nature, toi qui ne t’adresses pas aux saints de plâtre auxquels on ne vient montrer que des péchés et des ulcères, mais qui donnes le sacerdoce aux chênes puissants, au blé nourricier, au rossignol consolateur, toi qui sais — ô secrète ! — que les seuls damnés sont ceux qui portent, contre leur cœur, la lyre éternelle et chantante, toi qui as coutume de dire : « Les Maudits sont grands et la foudre est belle… »

— Parfaitement.

— …Toi qui vis, sorcière…

— Eh ! que pourrais-je faire d’autre ? En vérité, je ne vois pas…

— …Toi qui es toute lumière et toute intuition, qui te moques des philosophes avec les lièvres et les agneaux…

— Et, aussi, avec les merles et le serpent universel.

— …Toi qui ne cherches qu’un Dieu, pourtant, mais qui n’admets pas sa rigueur et n’implores pas son amour… Toi qui t’offres à lui comme une aide de bonne volonté, fière et douce, et qui, lorsqu’il te murmure, du fond de la violette : « Libère-moi ! » lui dis simplement…

— Vivez, Seigneur.

— …Toi qui ne fus mise en servitude ni par les coutumes, ni par les lois, ni par les cultes, ni par l’amour, ni par tes sens, ni par ton rêve, ni par les autres, ni par toi…

— Ni par moi.

— …Toi qui échapperas même à la mort…

— Surtout à la mort.

— …Toi qui n’accompagnes aucun roi et ne paies aucun esclave, qui t’es séparée des captifs et n’as pas suivi les vagabonds, qui n’as que faire des couronnes…

— Sauf de celles que je me tresse.

— …Toi — ô farouche et radieuse ! — qui ne dis pas comme les autres lorsque tu penses comme Dieu…

— Il est des jours où il pense comme moi.

— Chère orgueilleuse ! Toi qui es, à toi-même, ton commencement et ta fin, ta caravane et ta tente, ton maître et ton disciple, tes honneurs et tes récréations, ta force et ta liberté…

— Moi qui m’ayant voulue seule, suis seule.

— Gloire à toi ! Nous te déclarons sainte.

— Vraiment ?

Et cette folle ne rit pas, et cette méchante a, sur le visage, le recueillement brûlant de la ferveur, et cette millénaire, soudain, met son âge contre son genou, et, d’un effort violent de ses mains victorieuses, le casse en deux comme un bâton : « Mon âge, dit-elle, voilà ce que j’en fais ! » Et elle le jette dans les primevères qui ont une heure et à travers les nids qui sont le printemps éternel : « Je compterai, bientôt, quinze ans », soupire-t-elle, cette ingénue. Et, nue et pure, l’adolescente s’étire, la fraise au sein et l’ombre pudique et veloutée plus bas…

« …Toi qui possèdes ce don inouï de te transformer à chaque seconde, toi qui, vieille comme la terre, deviens, tout à coup, jeune comme le bouton d’or, toi qui, plus méditative, sombre et mystérieuse qu’un puits, as, pourtant, la folâtrerie des papillons dans les antennes, et, dans l’âme, le doux parfum égal du sainfoin en fleur… Toi qui combats ta sagesse avec des cornes de chevreau, mais qui fais, aussi, se coucher la vie à tes pieds comme une lionne soumise…

— Elle est surtout pour moi la licorne tentatrice et puissante, et, dans l’ouragan couleur de feuille d’or, je sais quels oiseaux bleus nous poursuivons…

— Tu as le visage même de la joie et sa main ardente. Jamais on ne t’entendit murmurer contre la pauvreté de l’existence.

— Il me semble que c’est nous qui devons l’enrichir et lui donner. N’est-ce pas agir en dieu qu’ajouter son allégresse à un rayon de soleil ? Et puis, qu’importe toutes les disgrâces puisque la source du cœur n’est jamais tarie ?

— Ah ! sensible créature ! Moulin léger et palpitant sur la cime du monde… Ailes pures sur l’horizon… Et — qui sait ? — peut-être, es-tu bonne…

— Je ne suis pas bonne du tout. Je suis juste, c’est différent. Je suis fraternelle, c’est autre chose. Et si je ne me nourris pas de la chair des bêtes, c’est parce qu’elles ont, comme moi, le collier rose du sang au cou. Manger ce que l’on peut caresser, ce qui peut frémir, sous votre main, par les muscles, les nerfs, le pelage délicieux, le cœur contracté et vivant, l’aile ouverte et consentante ! Ah ! comment égorge-t-on tant de dieux ?

— Toi qui reconnais que tu es sorcière, et que ton état étant le tien…

— Étant le mien.

— …Te semble incomparablement plus beau que tous les autres …

— Oh ! oui.

— Eh bien ! nous te déclarons sainte.

— Pourquoi pas ? Il y a si longtemps que sainte Révolte fait claquer, autour de moi, le fouet de la lumière, et ne cesse pas de me dire : « En route ! En route !… », que sainte Espérance m’apporte, tous les jours, des ailes plus vastes !… La suprême s’appellera : la Délivrance. Je l’attends, et puis, je m’élèverai sur le monde… Depuis que je suis née, saint Orgueil m’apprend que l’âme est l’âme et que tout ce qui a pensé et voulu est divin. Mais chut !… Ne voyez-vous pas que sainte Folie attache à mes bras ses grands rires musicaux plus dorés et plus joyeux que des sonnailles ? Et qu’enfin, sainte Jeunesse me garde dans sa sainte candeur et dit à sainte Éternité, en me présentant : « Elle est impérissable comme la rose de mon front ?… » —

« Tous les saints sont mégalomanes. Le signe est constant, indubitable, certain, formel… » prononce un corbeau dont le vocabulaire est aussi lapidaire que peu varié et qui ressemble à Érasme.

Et, sur ce, on entend partout ce cri d’amour : « Sainte Sorcière ! Sainte Sorcière !… »

Ainsi l’appellent les feuilles qui soupirent avec la gorge fraîche et verte des beaux soirs, les pierres que le char écrase, la mandragore qui rit à son poison chéri, le serpent qui s’enivre de son venin, la blancheur qui veut devenir une colombe, le pampre qui s’imagine être toute la vigne, le rossignol qui veut avoir une couronne de lune, le loup qui crie : « Donnez-moi à manger les mauvais poètes, et, peut-être, ne dévorerai-je plus les agneaux… »

Sainte Sorcière ne sait où donner de la tête. Elle fait : « C’est bien ! C’est bien ! » de sa main un peu rude et parfumée de nature, mais il suffit qu’elle veuille affranchir les uns, assister les autres, approuver tout ce qui vit, l’ordre divin a lieu, et les morts, autour d’elle, se mettent à respirer doucement…

« Sainte Sorcière, lui crie Merlin, tu avais perdu ton âme… », et il présente à l’étonnée un pipeau qu’il a trouvé dans la menthe.

« Sainte Sorcière, lui chuchote Obéron, je m’empare de ta pudeur », et il montre à la furieuse qui rit tout de suite, le feuillage, le long feuillage qui se balance au vent.

« Sainte Sorcière, lui murmure Urgèle, n’as-tu pas un philtre à me donner ? L’amour déchire mon cœur », et sainte Sorcière arrache incontinent le cœur d’Urgèle et met à sa place un saint petit oiseau qui ne va plus cesser de chanter.

Le silence, le mystère, la sagesse, la grace, la joie, la dissipation, le rêve, le rythme, les espaces, l’Âge d’or, les mondes invisibles et le cher petit monde sensible aux yeux d’animal gracieux, crient sans fin : « Sainte Sorcière ! Sainte Sorcière !… » Le jour lui offre sa joue : c’est pour que sainte Sorcière étende, sur elle, le beau soir velouté ; le baiser la supplie de le conduire aux lèvres des hommes ; les morts l’implorent : « Caresse nos os dans le sol noir… » et la lyre se présente : « Tu l’entends ? gémit-elle. Il veut sortir. » Et sainte Sorcière qui devient, alors, sainte Musique, délivre Dieu, ce prisonnier des cordes d’or.

« Sainte Sorcière, canonise-nous. » Ils sont pleins de préjugés, ces habitants des buissons.

« Soit », dit sainte Sorcière, et, de l’épinevinette, s’échappent saint Moineau, saint Lézard et saint Lis.

L’état bienheureux n’empêche pas saint Moineau de laisser tomber une crotte sur la collerette toute blanche d’un saint petit enfant qui, gonflé d’importance dominicale, court acheter un saint gâteau.

« Que ma religion est charmante ! » pense sainte Sorcière.

Saint Lézard, l’auréole à la tête, donne, tout à coup, les signes d’un trouble significatif. Une lézarde le regarde avec une si extrême bienveillance que sainte Sorcière ouvre, toutes grandes, ses prunelles rieuses. Elle sait que la vie est plus précieuse que la sainteté, et, d’ailleurs, se fond en elle par l’amour.

Saint Lis, bien qu’il soit pur entre les purs, ou, plutôt, parce qu’il est pur entre les purs, est envahi, soudain, par mille bêtes étranges appelées « criocères », mais sainte Sorcière, qui est savante entre les savants et donc se moque des naturalistes, sait que ces insectes rouges, cornus, frénétiques, qui font entendre des paroles méchantes — zzzzzzz…i ! quand on leur chatouille le ventre, sont des diables.

Sabbat ! Tout est sabbat dans la nature heureuse. Saint Lis appartient à ses démons pourpres et sonores, et sainte Sorcière constate que la blancheur peut être plus agressive, plus souveraine que mille lances dirigées vers le soleil. « Comme la pureté est terrible !… » murmure-t-elle, et saint Lis prend, à ses yeux, forme d’Archange bardé d’argent.

« Que tu es beau ! Que tu es beau ! » Les rayons s’exaspèrent autour du cœur embrasé, foyer de violence et d’amour. Voyons, qui palpite ainsi : les pistils animés du mouvement créateur ou la flamme plantée dans la poitrine des Lucifers ? Est-ce le pollen, averse odorante, qui tombe au vent, ou la pensée démoniaque qui cherche, dans l’azur et la clarté, des réceptacles divins ? « Tige de saint Lis, êtes-vous le corps de saint Lis ? Pétales soyeux, êtes-vous des caresses ? Baiser de Satan, m’appelez-vous par cette bouche de fleur ? »

Sabbat ! Tout est sabbat au soleil de la poésie.

Et, autour de ce lis que, par jeu, sainte Sorcière a fait saint parce qu’il est innocent, comme elle est innocente, parfois, un serpent rit, la Genèse à sa bouche dangereuse, une tortue semble semer, en se promenant, sur le sable, l’or du temps… Les épines déchirent l’âme de la rose avec leurs griffes de corail, un seau monte du puits et une nymphe s’en échappe en jetant les ailes de sa danse, au vent…

Le blé chante, et, sur sa lèvre dorée, les chansons sont les coquelicots, les chèvres bêlent le tourment de leurs flancs maigres et brûlants à la broussaille, la gorge de sainte Sorcière est douce d’un roucoulement et, dans ses yeux, circule l’eau des fontaines.

Effroi divin ! Elle sent son visage épars comme le parfum du jasmin et le rayonnement de la pivoine, et voici que, magnifique, universelle, délivrée, elle entend glisser son cœur, dans le fleuve des choses, comme un dur et souple poisson d’argent…

Mais, soudain, son cœur qui a, déjà, changé de nature, son cœur, d’un coup d’ongle, est fendu. Les grains de rubis de cette grenade d’or roulent à terre et Satan rit.

« Sainte Sorcière, dit-il, épouse chaude, ô toi qui pèches tant car tu ne pèches pas, tout — n’est-ce pas ? — suffit à nous donner le faste. » Et il jette un mousseron des bois dans la robe verte.

« Tout suffit — n’est-ce pas ? — à nous donner le songe. » Et, d’une pipe étoilée, il fait monter, entre lui et sainte Sorcière, un nuage odorant.

« Tout nous est tentation, n’est-ce pas ? Nous ne rêvons qu’écraser les étoiles, comme des raisins bleus, entre nos blanches dents… Tout nous invite à partir, à partir… Le galop de ta bête chérie, la Chimère, quand tu la chevauches, n’est, dans la nuit, qu’une étincelle…

Que tu es secrète, sainte Sorcière, lorsque tu fais silence, car les cieux te donnèrent leur douceur à garder, que tu es tendre quand tu portes l’odeur de ta robe légère et l’immatérialité des cygnes, au fil de l’eau, que tu es pure quand tu cherches ta route de cristal alors qu’il pleut sur les jeunes forêts, le soir !

Que tu es inquiétante, sainte Sorcière, quand tu passes, à ta main, le gant de mystère, quand tu poses, sur ton visage, le masque de caresse, quand, soudain, pareille à la goëlette étrangère, tu tangues, tu triches, tu siffles, tu fuis !

Que tu es solide quand tu contemples, au fond de l’horizon, ta puissance de vigne, que tu es forte quand tu soulèves dans tes bras le soleil couché sur l’espace vivant, que tu es jeune quand tu es pareille à l’écureuil qui gambade et ronge, au-delà de sa joie, au-delà de sa faim, que tu es grave, quand, dans le bois, la fauvette brune écoute pleuvoir ton cœur, sainte Sorcière !

Comme tu aimes tout plus qu’avec ton cœur puisque tu ouvres à tout ton âme parfumée, comme tu es belle quand tu traverses la multitude des étendards hostiles pour aller saluer le bleuet des champs, ce cantique bleu ! Comme ton sein est gonflé du soupir végétal, comme ton corps s’apparente à la forme animale, comme tu es répandue : l’air, l’amour et le danger ne le sont pas plus que toi, sainte Sorcière !

Nourris la volupté en mangeant cette fraise ; laisse-moi éblouir ton destin en te baisant les yeux ; mords la douleur au talon, vipère ; chante encore cent mille ans, rossignol ; allaite les maudits, généreuse louve, et celle que tu appelles sainte Damnée : la Gloire.

Flagelle, tempête ; entre dans ce lis, abeille ; peuple tout, solitaire… Et ris. »

Sabbat ! Tout est sabbat, n’est qu’éternel sabbat…