Sabbat (1923)/La sorcière et la vie

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J. Ferenczi et Fils (p. 55-61).

LA SORCIÈRE ET LA VIE

Je suis sans péché, mais coupable. De quoi ? De tout. On me suspecte, on m’accuse trop et toujours pour que je ne sois pas infiniment coupable. Ceux qui m’aiment le savent et me le reprochent avec une âpreté affreuse. Ils ne me pardonnent rien, ni le ricanement de l’impie, ni la jaunisse du jaloux. La menteuse, la dissolue, la méchante, la criminelle trouvent grâce. Pas moi. Jamais, jamais on n’a cessé de me condamner et jusque et surtout dans le foyer ardent de mes vertus terribles.

Je suis sans péché, mais coupable. De quoi ? De tout… Et de l’horreur des abattoirs et du venin qui se forme dans les glandes de la vipère. Je sais que le vitriol qu’on a lancé sur un visage pauvre et sale a eu mon sourire quand on l’enferma dans le flacon désespéré. La mère qui égorge son nouveau-né fronce, comme moi, les sourcils quand je médite. Le loup qui poursuit le loup aux fins du carnage a mon agilité puissante et volontaire, et la colombe qui crève son œuf d’un bec féroce a, comme moi, le cou très blanc.

Les malfaiteurs pensent à moi quand ils s’enfoncent dans l’ombre, écrasent le cœur de la boue, et mon chuchotement accompagne le silence de la clef clandestine qui ouvre la porte au-delà de laquelle on tue.

J’erre dans les rues où respirent si péniblement, comme des asthmatiques, les édredons de plumes au fond des rez-de-chaussée infâmes. Je me dresse dans le confessionnal, entre le pénitent et le juge, témoin au double visage, et tous les deux, en me détestant, implorent mon intervention.

Je danse sur le cœur des saltimbanques, soir de faim et de pluie et le sac de feuilles mortes est, surtout, lourd de mon poids sur les épaules révoltées.

Ah ! je sais… Je sais ma parenté avec les poignards et mon alliance avec les poisons. La Robe rouge a été teinte de mon sang chaque fois que les maudits ont expié, et je me demande ce que je suis le plus : le pendu ou le gibet.

Je suis, dans la brutalité des colères, le coup de poing. Dans les nostalgies des femmes, l’oiseau bleu qui bat des ailes au seuil des paradis fermés, et, dans leurs convoitises, le serpent de diamant qui ne cesse pas d’étinceler et de s’évanouir.

Je jette des roses à l’impudence ailée des nuits d’Épicure, mais, dans la fosse bénite, je suis le soupir des vieux chrétiens débiles et forcenés, car aucun de nous ne meurt jamais tout à fait à sa misère…

Dans les béguinages, je suis le séraphin qui neige sur la paix des âmes naïves, mais, dans les cellules monacales, je fais de mon ombre pénitente une croix sur le mur, et Satan vient, en pleurant, s’y attacher…

Que je suis coupable ! Je fus l’enfant innocente à laquelle on suggéra la malice en la lui reprochant. Je fus l’adolescente chaste que visita la volupté masquée de nuit et parfumée de sommeil. Je fus l’épouse magnifique et douloureuse, mais je suis partie de mon foyer avec des malédictions, car je dus être, sans doute, à travers des années de dévouement surhumain, infiniment coupable et digne de la rue étrangère à laquelle on me jetait.

Je n’ai abordé l’amour qu’avec mes vertus et la foi que j’avais en Dieu. J’ai respecté ses mains brutales, donné à son regard menteur, le sens de mes vérités et, dans son égarement, prié tout bas, pour sa rédemption. Quelle générosité fut la mienne ! J’ai supporté, en lui, ce qui m’était odieux, et adoré ce qui me torturait dans l’âme. J’ai pardonné, dans le dégoût et la révolte car la chair est prompte à me désespérer, et je n’ai, dans la volupté, que le refuge de l’esprit. Mais l’amour m’a chargée du pire, et j’ai été punie, pour mon héroïsme, comme la prostituée pour le sien, car les hommes ne font pas de différence entre les sourires…

Et comme l’amour m’a dit : « Va-t’en !… » Et quel accent de réprobation il avait ! Ai-je, à mon insu, méprisé son corps ou versé, dans son âme, un boisseau d’étoiles ? Je ne sais pas… Je ne sais jamais ce qui sort de moi, l’eau lustrale ou le philtre mortel et si mes ailes ne sont pas en forme de glaives…

Mais le soir où, légère, chantante, limpide, musicale, j’ai répandu des roses sur notre couche, mon amant et moi nous devînmes sombres comme une nuit d’expiation et nous n’avons que soupiré et gardé le silence dans les fleurs.

Que je suis coupable ! On ne cesse pas de m’accuser. Et quand je montre mes mains vaillantes, mon regard fier, ma solitude pure, quand je dis de quoi j’ai été capable dans le renoncement, l’implacable discipline, le sacrifice plus exaspéré qu’un suicide, quand j’avoue, prise de passagère faiblesse, que je vis sans caresses, dépouillée, par ma volonté, du plaisir, privée, par mon commandement, de tout festin terrestre, quand je raconte : « Je gagne mon pain, je prie, je suis douce tant que je peux, bonne au-delà de moi-même, et — suprême magnificence ! — malgré moi-même… Quand je crie : « Mes passions, je les ai traitées comme des filles dont on veut, dans les couvents furieux, sauver l’âme à coups de lanières. Mes passions, je les ai réduites à la ceinture de corde, aux racines sans sel. Je suis, pour moi-même, un bourreau au visage de fer. Je me tords — entendez-vous ? — le cou plusieurs fois par jour et je me jette sans souffle sur le plancher de ma prison inhumaine… Je suis l’exception et l’exemple dans le monde corrompu, avide, jouisseur… » On me regarde, c’est-à-dire, on me condamne, et, tout bas, on me répond : « Vous êtes capable de tout !… »

Je suis coupable puisqu’on m’accuse. C’est, là, le grand, l’irrémédiable forfait : on m’accuse… Et il y a bien de la justice dans le courroux dont nos frères nous frappent.

Tout est équitable, en somme.

Qu’importent ma raison à ceux qui découvrent que la tentation aux flancs de chien halette partout où je garde le silence, mes larmes à ceux qui contemplent mes yeux vivants comme ceux des fauvettes cruelles, les fruits de ma douceur à ceux qui comprennent que je suis l’arbre des violences, mes patiences de chaque jour à ceux qui devinent que je suis la foudre inspirée et le simoun dévastateur ?

Que font mes cilices à ceux qui entendent mon secret rire inépuisable, les défis que je me lance et mes paris inconscients contre ma paix et mon salut éternel, mes vêtements modestes à ceux qui voient, dans mon ombre, danser ma poésie, jaune comme un genêt chargé de la fortune du soleil, mes privations à ceux qui se disent que le bonheur des prédestinés, quels qu’ils soient, et des vocations désespérées me soûle de son absolu et me tient droite, au milieu de tous, comme les rayons annonciateurs ?

Que fait ma vie limitée à ceux qui ont appris que je suis sans limites, et que, seul, mon dédain du médiocre et de l’à peu près m’a éloignée de l’alliance de mes semblables alors que j’ai souhaité celle de la louve romaine et du bœuf divinisé ?

Qu’importent mes habitudes austères à ceux qui entrevoient l’apparat, l’orgueil, la mise en scène, les reines de Saba et les Balthazar de mes songes, qui écoutent l’hallali de mes désirs dans mes forêts cachées ? Et, plus que tous, ne sais-je pas que je peux, aussi bien, me servir du fouet pour faire danser et piaffer mes passions, dans les jeux étincelants des cirques, et que nos grandes sagesses sont toujours en raison de nos perversités profondes ?

Sang qui vous jette sur le sang… Besoin éperdu de tarir une poitrine, dans le silence… d’obtenir la pâleur suprême sur la face de ses condamnés… Ah ! crimes avortés qui portâtes votre intention jusque sur le soleil funèbre d’un couteau ou les pistils dansants de la digitale, je vous avoue, moi…

La charité a pour excès, dans les âmes comme la mienne, le despotisme. Qu’importe donc mon dévouement à ceux qui crient que je suis de la race des saints fanatiques dont la bure flambe à la place du cœur, qu’aimer, pour moi, c’est prendre et régner, c’est charger, sur mon dos, ma proie chérie, en faire, dans ma solitude, ma substance secrète, en nourrir ce cœur farouche qui doit battre toujours et auquel suffit l’amour qu’il éprouve, comme, à Dieu, suffisent les mondes qu’il crée ?

Mes mérites… oui… Ils sont tangibles, mais chétifs, puisque humains. Que sont-ils au regard de mes possibilités inspirées de mes pays invisibles et de mes remous infinis ?

Que je suis coupable puisque je suis, à la fois, ce réceptacle et ce moteur universels ! Penser, sentir, imaginer, rêver, savoir, quelle culpabilité ! Et comme je suis responsable de tout ce que je conçois ! Ce qui fait un être, ce sont les divinités qui le possèdent. Tout est équitable et, sans douleur et sans colère, j’accepte la suspicion de tous puisque, dès que j’ai bégayé, j’ai senti mon cœur d’enfant-poète envahi par cette Connaissance qui fait de vous — pardonnez-moi ! — le grand Coupable, mon Dieu !