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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/13

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CHAPITRE XIII

La dernière semaine de mars, trois semaines après la mort de la vieille dame Dempster, arriva le désagréable embarras d’affaires entre Dempster et M. Pryme, et, avec cette nouvelle source d’irritation, l’ivresse journalière du procureur entra dans sa phase la plus méchante et la plus brutale. Le vendredi matin, avant de partir pour Rotherby, il dit à sa femme qu’il avait invité quatre « hommes » à dîner pour six heures et demie. La nuit précédente avait été terrible pour Jeanne, et, lorsque son mari rompit son triste silence du matin pour lui dire ces quelques mots, elle paraissait si absente et inattentive qu’il ajouta d’un ton élevé : « Entendez-vous ce que je dis, ou dois-je le dire à la cuisinière ? »

Elle tressaillit et répondit : « Oui, j’entends.

— Alors, ayez soin que le dîner soit prêt, et n’allez pas vous attarder dehors comme une folle. »

Une demi-heure après, Mme Raynor, tranquillement occupée dans sa cuisine de ses travaux de ménage, car elle n’avait pour servante qu’une petite fille de douze ans, entendit en tremblant les portes du jardin et de la maison s’ouvrir. Elle reconnut le pas et comprit ce qui allait suivre. Elle s’empressa de sortir de la cuisine et d’aller à la rencontre de Jeanne, qu’elle trouva les yeux fatigués par une longue veille, les vêtements en désordre et le pas languissant. Point de joyeux salut matinal à sa mère, point de baisers ! Elle entra au salon, et, s’asseyant sur le sofa, elle regarda vaguement les murs et les meubles, jusqu’à ce que les coins de sa bouche commençassent à trembler et que ses yeux noirs se remplissent de larmes, qui coulèrent le long de ses joues sans qu’elle les essuyât, la mère assise en face d’elle, ayant peur de parler. Elle était sûre qu’il y avait quelque chose de nouveau, sûre qu’il y aurait bientôt un torrent de paroles.

« Mère ! pourquoi ne me parlez-vous pas ? s’écria enfin Jeanne ; vous ne vous inquiétez pas de mes souffrances ; vous me blâmez parce que je souffre, parce que je suis malheureuse.

— Mon enfant, je ne vous blâme pas : mon cœur saigne pour vous. Votre tête vous fait mal ce matin : vous avez eu une mauvaise nuit. Laissez-moi vous faire une tasse de thé. Peut-être n’avez-vous pas déjeuné.

— Oui, c’est ce que vous pensez toujours, mère. C’est la vieille histoire. Vous ne me demandez pas ce que j’ai eu à supporter. Vous êtes fatiguée de m’écouter. Vous êtes cruelle comme les autres : tous sont cruels dans ce monde. Rien que du blâme — du blâme — du blâme ; jamais de pitié ! Dieu est cruel de m’avoir envoyée dans ce monde pour souffrir ainsi.

— Jeanne, Jeanne, ne dites pas cela. Ce n’est point à nous de juger : nous devons nous soumettre ; nous devons être reconnaissants de la vie.

— Reconnaissants de la vie ? Pourquoi serais-je reconnaissante ? Dieu m’a fait un cœur pour sentir, et la vie ne m’a offert que des maux. Comment pouvais-je savoir ce qui arriverait ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit, mère ? Pourquoi m’avez-vous laissé me marier ? Vous saviez quelles brutes les hommes peuvent devenir ; et il n’y a point de secours pour moi, point d’espérance. Je ne puis pas me tuer : je l’ai essayé, mais je ne puis quitter ce monde pour aller dans un autre. Il n’y aurait peut-être point de pitié pour moi là-haut, pas plus qu’ici.

— Jeanne, mon enfant, il y a de la pitié. Ai-je jamais fait autre chose que vous aimer ? Et il y a de la pitié en Dieu. N’a-t-il pas mis dans votre cœur de la pitié pour les pauvres souffrants ? D’où venait-elle, cette pitié, si ce n’est de lui ? »

L’irritation nerveuse de Jeanne changea, et des sanglots remplacèrent ses plaintes. Sa mère en fut satisfaite, prévoyant que cette crise amènerait quelque détente, quelque tendresse et quelque calme. Elle sortit pour faire le thé, et, quand elle rentra, portant le plateau, Jeanne avait essuyé ses yeux et se tourna vers elle en essayant de sourire ; mais son pauvre visage, avec sa triste beauté flétrie, n’en paraissait que plus digne de pitié.

« Ma mère veut absolument me faire prendre du thé, dit-elle ; je crois que j’en boirai une tasse. Mais il faut que je retourne tout de suite à la maison, car nous aurons du monde à dîner. Pouvez-vous venir pour m’aider, mère ? »

Mme Raynor était toujours prête à rendre service à sa fille à la rue du Verger. Elle suivit Jeanne et resta avec elle toute la journée — contente de la voir, à l’approche du soir, plus gaie et disposée à s’occuper de sa toilette. À cinq heures et demie, tout était prêt ; Jeanne était habillée ; et quand sa mère l’eut embrassée et lui dit adieu, elle ne put s’empêcher de s’arrêter un moment dans une triste admiration devant la belle et haute taille de sa fille, qui n’en paraissait que plus belle par la simplicité de son costume de deuil, et dont le beau visage, avec ses riches masses de cheveux noirs, avait besoin, pour indiquer la femme mariée, du simple bonnet blanc qui le surmontait. Jeanne avait cette beauté persistante qui est le propre des lignes pures et d’un riche coloris. Les chagrins et l’abandon laissent des traces sur une telle beauté, mais elle nous émeut jusqu’à la fin, comme un temple grec, qui, par les outrages du temps et des barbares, a gagné une grandeur solennelle qui remplit d’autant plus notre imagination qu’elle parle moins à nos sens.

Il était six heures avant que Dempster revînt de Rotherby. Il avait évidemment beaucoup bu et était de mauvaise humeur ! mais Jeanne, qui avait rassemblé un peu de courage et de support, et qui avait le sentiment d’avoir fait de son mieux ce jour-là, était déterminée à lui parler d’une manière aimable.

« Robert, lui dit-elle avec douceur en le voyant s’asseoir dans la salle à manger avec ses vêtements souillés de tabac et tirer quelques papiers de sa poche, ne voulez-vous pas vous laver et changer de costume ? Cela vous rafraîchira.

— Laissez-moi tranquille, voulez-vous ? dit-il de son ton le plus brutal.

— Changez d’habit et de gilet, je vous prie, Robert. J’ai préparé tout ce qu’il vous faut.

— Oh ! vous avez fait cela, vraiment ? » Quelques minutes après, il se leva d’un air résolu et monta dans sa chambre. Jeanne avait souvent été grondée auparavant pour n’avoir pas préparé les habits, et elle pensa, non sans quelque surprise, que cette attention avait eu un bon résultat.

Bientôt Dempster appela à voix haute : « Jeanne ! » Elle monta.

« Ici ! Prenez ça ! dit-il aussitôt qu’elle fut à la porte, en lui jetant l’habit qu’elle avait préparé, et une autre fois laissez-moi faire ce qui me convient, entendez-vous ? »

L’habit, lancé avec force, effleura l’épaule de Jeanne et alla tomber dans le salon, dont la porte ouverte était en face. Jeanne se retira avec précipitation en voyant arriver le gilet ; l’un après l’autre, tous les habits furent jetés dans le salon.

Le visage de Jeanne s’enflamma de colère, et, pour la première fois, son ressentiment l’emporta sur cette fierté qui lui faisait cacher ses griefs à tout le monde. Il y a des moments où, par quelque étrange impulsion, nous contredisons tout notre passé, des moments de fatalité où un accès de colère, comme un courant de lave, détruit l’ouvrage de nos vies. Jeanne pensa : « Je ne ramasserai pas les habits ; ils resteront là jusqu’à ce que les invités arrivent ; au moins Robert sera honteux de lui-même ».

On heurta à la porte et elle se hâta de s’asseoir au salon, avant que quelque domestique entrât et enlevât les vêtements, qui gisaient en partie sur la table et en partie sur le plancher. M. Lowme entra avec un visiteur moins familier, un client de Dempster, et, l’instant après, Dempster parut lui-même.

Ses regards tombèrent aussitôt sur les habits, puis se tournèrent avec une expression de haine concentrée sur Jeanne, qui, encore enflammée, affecta de ne pas s’en apercevoir. Après avoir touché la main de ces messieurs, Dempster sonna.

« Enlevez ces vêtements, » dit-il au domestique.

Pendant le dîner, Jeanne conserva un air d’indifférence ; elle essaya de paraître très animée, riant et parlant plus qu’à l’ordinaire. En réalité, elle se sentait comme si elle avait défié un animal féroce entre les quatre murs de sa loge et que lui se tapît en arrière pour se préparer au saut mortel. Dempster affecta de ne pas faire attention à elle, parla sans discontinuer et but solidement.

Vers onze heures, la société se sépara, à l’exception de M. Budd, qui était arrivé après le dîner et paraissait disposé à rester pour boire encore. Jeanne commença à espérer qu’il resterait assez longtemps pour que Dempster devînt lourd et inerte et tombât endormi dans la salle d’en bas, ce qui était rare, mais terminait de semblables soirées. Elle dit aux domestiques de ne pas veiller plus longtemps, et elle-même alla se mettre au lit, essayant de croire que la journée était finie pour elle. Mais elle ne put réussir à s’endormir. Tout ce qu’elle avait pris dans la soirée excitait ses sensations et ses appréhensions avec une nouvelle vivacité. Son cœur battait violemment, et elle entendait le moindre bruit dans la maison.

« Jeanne ! » La forte voix discordante sembla la frapper comme un stylet.

« Jeanne ! » cria-t-il de nouveau en sortant de la salle à manger.

Il y eut une pause d’une minute.

« Si vous ne venez pas, je vous tuerai. »

Une autre pause, et elle l’entendit rentrer dans la salle à manger. Il était allé chercher de la lumière — peut-être une arme. Peut-être la tuerait-il ? Soit ! La vie est aussi hideuse que la mort. Pendant des années elle s’était attendue à quelque horreur inconnue mais certaine, et maintenant elle en était tout près. Elle en fut presque satisfaite. Elle était dans un état d’excitation fébrile et de fierté qui neutralisait ses forces.

Elle entendit ses pas lourds sur l’escalier ; elle vit la lumière s’avancer lentement. Puis elle vit paraître cette grande figure massive et ce visage rendu féroce par l’ivresse. Il n’avait à la main qu’une bougie. Il la posa sur la table et s’avança près du lit.

« Ah ! vous croyez pouvoir me défier ? Nous verrons combien cela durera. Levez-vous, madame ; hors du lit à l’instant ! »

En présence de cet homme affreux, de cette force au service d’une féroce volonté, la hardiesse de Jeanne l’abandonna complètement, et ses terreurs revinrent. Elle se leva tremblante et resta en costume de nuit devant son mari.

Il lui saisit l’épaule par une lourde étreinte et la poussa devant lui.

« Je rafraîchirai votre brûlant courage ! Je vous apprendrai à me braver ! »

Il la poussa devant lui, le long de l’escalier et au travers du passage, où une petite lampe brûlait encore. Qu’allait-il faire d’elle ? Elle croyait à chaque instant qu’il allait la terrasser. Mais elle ne criait point : elle tremblait seulement.

Arrivés vers la porte d’entrée, il la tint fortement, tandis qu’il en levait le loquet. Il ouvrit, poussa Jeanne dehors et referma aussitôt derrière elle.

Un instant, cela fit à Jeanne l’effet d’une délivrance. L’âpre vent du nord-est, qui soufflait à travers sa robe de nuit et soulevait ses longs cheveux, lui parut un souffle de pitié après l’étreinte de ce monstre. Mais bientôt ce sentiment de soulagement se dissipa devant la pensée de la réalité.

Voilà donc ce à quoi elle s’était acheminée pendant ces longues années de malheur ? Ce n’était pas encore la mort. Oh ! si elle avait été assez courageuse, la mort aurait bien mieux valu. Les domestiques couchaient de l’autre côté de la maison ; il était impossible de se faire entendre d’eux, impossible qu’ils la fissent rentrer sans que son mari le sût. D’ailleurs elle ne l’aurait pas voulu. Il l’avait mise dehors : ce serait pour toujours.

Le silence eût été absolu dans la rue du Verger sans le sifflement du vent et les tourbillons de la poussière de mars frôlant le pavé. D’épais nuages couvraient le ciel ; chaque porte était fermée, chaque fenêtre obscure. Aucun rayon de lumière ne tombait sur la grande figure blanche qui restait sur le seuil de la porte ; aucun regard ne descendait sur Jeanne, abattue sur la froide pierre et fatiguant ses yeux à planer sur l’affreuse nuit. Elle avait l’air de regarder dans l’inconnu de son avenir.