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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/14

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CHAPITRE XIV

La rue pavée, l’âpre vent et l’obscurité, — et au milieu de tout cela une faible femme chassée de la demeure de son mari, le vent mordant ses pieds nus et glaçant cette poitrine demi-nue, où son pauvre cœur se brise de désespoir.

L’homme qui se noie, au moment suprême revoit dans un instant tout son passé heureux ou malheureux ; quand le sombre flot l’enveloppe comme un rideau, la mémoire en un seul instant revoit le drame de toute son existence. Et même dans ces crises qui ne sont que des simulacres de mort, quand nous sommes brusquement détachés de notre vie accoutumée, quand nous ne pouvons plus espérer que le lendemain soit semblable à la veille, et que nous nous trouvons, par quelque secousse soudaine, sur les limites de l’inconnu : le même éclair traverse quelquefois l’obscurité de notre mémoire.

Lorsque Jeanne s’assit en frissonnant sur le seuil de cette porte qui venait de se fermer sur le passé de sa vie et laissait l’avenir sombre et incertain comme la nuit qui l’enveloppait, les scènes de son enfance, de sa jeunesse et de sa triste maturité se pressèrent dans ses pensées et se confondirent en un seul tableau avec son désespoir actuel. L’enfant chéri prenant dans son lit son jouet aimé, — la jeune fille, fière de sa beauté, rêvant que la vie était facile et que c’était une misérable faiblesse que d’être malheureuse, — l’épousée, passant avec une tremblante joie dans le sanctuaire de la vie de femme, — la femme mariée commençant son initiation à la tristesse, fâchée, blessée et cependant espérant et pardonnant, — la pauvre femme meurtrie, cherchant pendant des années d’écrasement le seul refuge du désespoir, l’oubli : — Jeanne se revoyait elle-même dans tout ce passé, en même temps qu’elle avait la perception d’être assise sur la froide pierre sous le coup d’un nouveau malheur. Toutes ses joies, toutes ses espérances, ses illusions, tous ses dons de beauté et d’affection ne servaient qu’à obscurcir l’énigme de sa vie ; c’étaient les promesses trompeuses d’un destin cruel qui n’avait fait éclore ces fleurs que pour que les vents et les orages eussent à accomplir une œuvre plus vaste de destruction ; qui ne l’avait élevée comme un faon favori avec tendresse et promesse d’amour, que pour qu’elle pût ressentir une terreur plus vive sous l’étreinte de la panthère. Sa mère avait dit quelquefois que les chagrins nous sont envoyés pour nous rendre meilleurs et nous rapprocher de Dieu. Quelle raillerie ! Ses chagrins l’avaient écrasée d’année en année, pressant sur elle comme de lourdes vapeurs fiévreuses, et convertissant la plénitude même de sa santé en une source de malaise. Son infortune avait été un instrument de torture auquel elle était attachée et qui avait peu à peu absorbé toutes les facultés de sa nature dans une sensation de douleur et de désir insensé de soulagement. Oh ! si quelque rayon d’espoir, de pitié, de consolation voulait percer cette horrible obscurité, alors elle pourrait croire à un amour divin, à un Père céleste s’occupant de ses enfants ! Mais maintenant elle n’a ni foi ni confiance. Elle ne peut s’appuyer sur rien dans ce monde, car sa mère est une compagne de souffrance dans son propre sort. La pauvre femme patiente ne peut que s’attrister avec sa fille ; elle a assez d’humble résignation pour soutenir sa propre âme ; mais elle ne peut pas plus donner de force et de consolation à Jeanne, que le tronc desséché couvert de lierre ne peut supporter ses branches chargées de feuilles et craquant sous l’aquilon des Alpes. Jeanne sentait qu’elle était seule : aucune âme humaine n’avait connu son angoisse, n’avait compris son désespoir, n’était entrée dans ses tristesses avec cette profonde sympathie qui est plus sage que le blâme, plus puissante que le reproche : cette sympathie dont son cœur avait été rempli pour les souffrances de ses semblables. Et si quelque pitié divine existait, elle ne pouvait pas s’en apercevoir ; cette pitié se tenait loin d’elle, elle ne versait aucun baume sur ses blessures, elle ne lui tendait point la main pour la soutenir dans ses faibles résolutions, pour relever son courage défaillant.

Maintenant, elle ne versait aucune larme ; elle restait à regarder fixement dans l’obscurité, tandis qu’elle revoyait intérieurement le passé, perdant presque le sentiment que c’était le sien, ou qu’elle fût autre que la spectatrice d’un drame effrayant et bizarre.

L’horloge du clocher, qui sonna une heure, la fit tressaillir. Quoi ! il n’y avait pas plus d’une demi-heure qu’elle était là ? Il lui semblait qu’elle y avait passé la moitié de la nuit. Le froid commençait à l’engourdir. Avec cette crainte instinctive de la douleur et de la mort qui l’avait fait reculer devant le suicide, elle se leva d’un bond, et la sensation désagréable de s’appuyer sur ses pieds engourdis la rappela tout à fait à la réalité. Le vent faisait des percées dans les nuages, et de temps en temps une lueur des étoiles l’effrayait encore plus que l’obscurité ; c’était comme un doigt cruel la désignant dans son désespoir et son humiliation. Elle frémit en pensant que l’aube viendrait. Que faire ? Elle ne pouvait pas aller chez sa mère, la réveiller au plus profond de la nuit pour lui raconter cela. Sa mère la prendrait pour un fantôme : la frayeur pourrait tuer la pauvre vieille dame ! Et le chemin était si long…, si elle venait à rencontrer quelqu’un… ; cependant il faut qu’elle cherche un abri, un endroit pour se cacher. Cinq maisons plus loin est la porte de Mme Pettifer ; cette bonne femme la ferait entrer. Il ne servait à rien maintenant d’être fière et de s’inquiéter que le monde le sût ; elle n’avait plus rien à désirer, plus rien dont elle dût s’occuper ; seulement elle ne pouvait s’empêcher de frissonner à l’idée de braver la lumière du matin, là, dans la rue — elle avait peur du froid. La vie n’est qu’angoisse, que désespoir ; n’importe — oh ! elle doit s’y cramponner, même avec des doigts sanglants ; ses pieds doivent tenir à la terre que le soleil visitera encore, et non glisser dans un abîme inconnu, où elle pourrait regretter les douleurs qu’elle connaît.

Jeanne s’avança lentement sur le rude pavé, tremblante aux rayons capricieux de la lune et s’appuyant contre le mur, tandis que le vent l’enveloppait de ses bouffées. Le vent même était cruel ; il cherchait à la repousser de la porte où elle allait implorer la pitié.

La maison de Mme Pettifer n’avait pas vue sur la rue du Verger ; elle était un peu vers le haut d’un passage qui ouvrait sur la rue par une arcade. Jeanne entra dans le passage et vit une faible lumière venant de la fenêtre de la chambre à coucher de Mme Pettifer. Ce rayon, partant d’une chambre où reposait une amie, fut comme un rayon de miséricorde pour Jeanne, après ce long temps d’obscurité et de solitude. Réveiller Mme Pettifer ne serait pas si terrible qu’elle l’avait cru. Cependant elle s’arrêta encore quelques instants à la porte, avant de trouver le courage de frapper ; elle craignait que ce bruit ne réveillât encore d’autres personnes que Mme Pettifer, quoique aucune autre habitation n’ouvrît sur ce passage, sinon des dépôts et des dépendances. Il n’y avait point de gravier qu’elle pût jeter à la fenêtre, rien que de lourds pavés ; il faut heurter. Son premier coup fut très timide ; puis elle attendit quelques instants ; bientôt elle reprit courage et frappa plusieurs coups à la fois, faibles mais rapides, de manière que Mme Pettifer ne pût se méprendre sur la nature du bruit. Jeanne avait été entendue ; bientôt la fenêtre s’ouvrit, et la pauvre enfant vit Mme Pettifer se pencher pour voir qui frappait.

« C’est moi, madame Pettifer ; c’est Jeanne ; laissez-moi entrer, par pitié.

— Bonté du ciel ! qu’est-il arrivé ?

— Robert m’a mise à la porte. Je suis au froid depuis longtemps ! »

Mme Pettifer ne dit rien, mais se hâta de quitter la fenêtre et fut bientôt à la porte, une lumière à la main.

« Entrez, ma pauvre chérie, entrez, dit la bonne femme d’une voix émue. Venez dans mon lit chaud, et que le Dieu du ciel vous soulage ! »

Les yeux bienveillants, la tendre voix, la chaude étreinte amenèrent de nouveaux sentiments chez Jeanne. Son cœur se gonfla, et elle éclata en sanglots violents. Mme Pettifer ne put s’empêcher de pleurer avec elle, mais lui dit : « Montez, ma chérie, venez ; ne vous arrêtez pas au froid ».

Elle entraîna la pauvre créature, qui sanglotait, et la fit entrer dans le lit chaud. Mais Jeanne fut longtemps avant de pouvoir s’étendre. Elle restait assise, la tête sur ses genoux, avec des sanglots convulsifs, tandis que la bonne femme la couvrait de châles et l’entourait de ses bras. Enfin cet état violent s’épuisa de lui-même, et elle se laissa tomber sur l’oreiller ; mais sa poitrine était encore soulevée par des aspirations pénibles, semblables à celles qui agitent un petit enfant après qu’il a trouvé sur les genoux de sa mère un refuge contre son effroi.

Quand Jeanne fut plus calme, Mme Pettifer descendit lui préparer du thé, la première chose à laquelle pense une bonne vieille femme, comme soulagement et fortifiant dans tous les malheurs. Elle ne risquait pas de réveiller sa servante, fille de seize ans, qui dormait dans la mansarde, d’un bienheureux sommeil, et ignorait de quelle manière Mme Dempster était entrée dans la maison. Mme Pettifer s’occupa à rallumer le feu de la cuisine, qui conservait sous une énorme grille la possibilité de se rallumer par laquelle le charbon des comtés du centre rachète sa lenteur et la blancheur de ses cendres.

Quand elle remonta avec le thé, Jeanne était encore tranquille ; l’agitation spasmodique avait cessé, et elle paraissait perdue dans ses pensées : ses yeux étaient fixés vaguement sur les ombres, et toutes les lignes de tristesse plus profondément accusées sur son visage.

« Maintenant, ma chérie, dit Mme Pettifer, prenez une tasse de thé : il vous réchauffera et vous calmera. Mais, mon cher cœur, vos pieds sont encore comme de la glace. Allons, buvez ce thé, et je les envelopperai de flanelle pour les réchauffer. »

Jeanne tourna ses yeux noirs vers sa vieille amie et lui tendit les bras. Elle était trop oppressée pour parler, mais elle voulait l’embrasser, l’excellente vieille femme. Mme Pettifer, posant la tasse, se pencha vers le triste et beau visage, et Jeanne la couvrit de baisers ardents — de ces baisers qui scellent un lien nouveau et plus étroit entre celui qui secourt et celui qui est secouru.

Elle but le thé avec soumission. « Il me réchauffe, dit-elle ; mais maintenant vous vous mettrez au lit. Je serai tranquille. »

Mme Pettifer pensa que c’était la meilleure chose qu’elle pût faire maintenant que de se coucher et de ne plus rien dire. Elle espéra que Jeanne s’endormirait. Quant à elle, avec cette disposition à veiller commune à la vieillesse, il lui fut impossible de se rendormir. Elle resta à écouter la pendule, se demandant ce que pouvait avoir été ce nouvel outrage de Dempster, priant pour la pauvre Jeanne et prenant pitié de la mère, qui apprendrait tout cela le lendemain.