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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/15

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CHAPITRE XV

Jeanne resta tranquille, comme elle l’avait promis ; mais le thé, qui l’avait réchauffée et lui avait donné la sensation d’un soulagement physique, n’avait fait qu’augmenter l’agitation de son cerveau. Ses idées avaient une nouvelle lucidité, qui lui faisait éprouver comme si elle n’avait vu la vie auparavant qu’à travers une vapeur épaisse ; ses pensées, au lieu de découler du travail de son propre esprit, lui apparaissaient telles que des existences extérieures qui s’imposaient à elle comme des visions. L’avenir prenait une succession de formes de malheur, finissant toujours par la ramener de nouveau à son ancienne vie de terreur, de stupeur et de désespoir. Son mari avait si longtemps chargé d’ombre sa vie, que son imagination ne pouvait s’attacher à une condition d’où cette grande frayeur fût absente ; et même son absence — qu’était-ce ? sinon une pause, où il n’y avait rien qu’elle pût souhaiter.

Enfin la lumière du matin l’emporta sur celle de la veilleuse ; les pensées de Jeanne devinrent de plus en plus incohérentes et confuses. Il lui semblait glisser du niveau où elle était étendue et descendre toujours plus bas dans quelque profondeur dont elle tâchait de remonter par un tressaut. L’assoupissement s’emparait de son cerveau, cet assoupissement qui n’est préférable à l’insomnie que parce que la vie qu’il semble nous donner ne détermine point d’avenir douloureux, parce que les choses que nous y faisons et dont nous y souffrons ne sont que des ombres et ne laissent pas d’impression qui se pétrifie en un passé inexorable.

Elle dormait à peine depuis une heure, lorsque ses mouvements devinrent plus vifs, ses soupirs plus fréquents, jusqu’à ce qu’elle se leva en sursaut avec un cri étouffé et regarda autour d’elle d’un air égaré.

« N’ayez pas peur, chère madame Dempster, dit Mme Pettifer, qui était levée et s’habillait ; vous êtes avec moi, votre vieille amie, madame Pettifer. Personne ne vous fera du mal. »

Jeanne retomba encore toute tremblante sur son oreiller. Après un silence elle dit : « C’était un rêve horrible. Chère madame Pettifer, ne laissez savoir à personne que je suis ici. Gardez le secret. S’il le découvre, il viendra me reprendre, me traînera chez lui.

— Non, ma chère, comptez sur moi. J’enverrai la bonne chez elle en congé. Je le lui ai promis depuis longtemps. Il n’y a aucun moyen de retenir la langue des servantes. Ce qu’elles ne savent pas, elles ne le diront pas ; vous pouvez vous fier à elles jusque-là. Mais ne voudriez-vous pas que j’allasse chercher votre mère ?

— Non, pas encore, pas encore. Je ne voudrais pas la voir à présent.

— Ce sera comme vous voudrez. Essayez de vous rendormir. Je vous laisserai une heure ou deux, et je renverrai Phœbé ; puis je vous apporterai à déjeuner. Je fermerai votre porte à clef, pour que la fille ne risque pas d’entrer. »

La lumière du jour change pour nous l’aspect du malheur, comme de toute autre chose. Dans la nuit il oppresse notre imagination : les formes qu’il prend sont fausses, fantastiques, exagérées ; au grand jour il nous fatigue par cette persistance désespérante d’une réalité définie et mesurable. L’homme qui regarde avec effroi, pendant le silence de la nuit, sa propriété dévorée par les flammes, n’a pas la moitié du sentiment de dépouillement qu’il aura le matin, lorsqu’il se promènera au milieu des ruines noircies sous un soleil sans pitié. Ce moment de la plus intense dépression vint pour Jeanne, quand le jour, qui lui faisait voir les murs, les tables, les chaises et toute la réalité ordinaire qui l’entourait, sembla lui présenter aussi l’avenir et faire ressortir avec une cruelle netteté tous les détails de la vie qu’elle aurait à mener de jour en jour, sans aucun espoir qui pût lui donner des forces contre cette affreuse habitude, qu’elle maudissait dans le passé et à laquelle cependant elle était incapable de résister.

Son mari ne consentirait jamais à ce qu’elle vécût loin de lui ; elle était devenue nécessaire à sa tyrannie ; il ne lui laisserait pas reprendre sa liberté. Elle avait quelque vague idée que la loi pourrait la protéger, si elle prouvait qu’avec lui sa vie était en danger ; mais elle répugnait, comme toujours, à toute résistance publique ; elle se trouvait trop coupable elle-même, trop digne de blâme, pour avoir le courage, même si elle en avait eu le désir, de se placer ouvertement dans la position d’une femme maltraitée et cherchant la justice. Elle n’avait point de force pour se soutenir dans sa démarche d’indépendance et de défense personnelle ; il y avait une ombre plus obscure sur sa vie que la crainte de son mari : c’est qu’elle désespérait d’elle-même. La chose la plus facile serait de s’éloigner, de se cacher. Mais alors il y avait sa mère ; Robert avait en main tout le peu que possédait celle-ci, et ce peu était à peine suffisant pour la mettre à l’aise, sans qu’il l’aidât. Si Jeanne s’en allait seule, il persécuterait bien certainement sa mère, — et qu’arriverait-il ? Elle devrait travailler, usée et sans espoir comme elle l’était ; il faudrait qu’elle s’ingéniât pour commencer sa vie à nouveau. Que cela lui paraissait difficile ! Les forces de Jeanne ne répondaient pas à son noble visage et à sa grande taille ; c’était la force de la vigne, dont les larges feuilles et les riches grappes doivent être supportées par un solide étai. Et maintenant elle n’avait rien pour s’appuyer, ni foi, ni amour. Si sa mère eût été très faible, très âgée ou très maladive, la profonde pitié de Jeanne et sa tendresse auraient pu faire de ses devoirs de fille un intérêt et une consolation ; mais Mme Raynor n’avait jamais eu besoin de soins ; c’était elle qui avait toujours aidé sa fille ; elle avait toujours exercé envers elle une espèce de ministère modeste ; et un des grands chagrins de Jeanne était qu’au lieu d’être la consolation de sa mère, elle avait été une épreuve pour elle. Partout la même tristesse ! Sa vie n’était qu’une route rude et desséchée par le soleil, où il n’y avait point d’ombre et où toutes les eaux étaient amères.

Non ! pensa-t-elle — et cette pensée fut comme un choc électrique — il y avait un point dans sa mémoire qui semblait lui promettre une source non encore essayée, où les eaux pouvaient être douces. Cette courte entrevue avec M. Tryan lui revint en mémoire : sa voix, ses paroles, son regard disaient qu’il connaissait ses peines. Ses paroles avaient indiqué qu’il croyait sa propre mort prochaine ; pourtant il avait une foi qui lui permettait de travailler, qui le mettait à même de donner des consolations à d’autres. Son regard se représenta à elle avec une vivacité plus grande qu’il ne l’avait eue pour elle en réalité ; certainement il en savait plus que les autres hommes sur les secrets de l’affliction ; peut-être avait-il quelque consolation différente des phrases qu’elle avait eu l’habitude d’entendre. Elle était fatiguée, elle était écœurée de ces consolations. — Faites le bien et conservez votre conscience pure, et Dieu vous récompensera, et vos chagrins seront plus faciles à supporter. Elle manquait de force pour bien faire, elle manquait de quelque chose pour appuyer ses résolutions ; le sentier derrière elle n’était-il pas jonché de résolutions rompues ? Comment pourrait-elle se fier à de nouvelles ? Elle avait souvent entendu rire de M. Tryan, qui aimait les grands pécheurs. Elle commença à voir une nouvelle signification dans ces paroles ; il comprendrait peut-être sa désolation, son besoin de secours. Si elle pouvait lui ouvrir son cœur ! si elle pouvait lui faire lire dans son âme !

La disposition à la confession demande en général un auditeur nouveau et d’un cœur nouveau ; et, dans nos moments de besoin spirituel, l’homme avec lequel nous n’avons aucun autre lien que notre commune nature nous paraît plus rapproché que mère, frère ou ami. Notre vie de tous les jours n’est qu’une manière de nous cacher l’un l’autre derrière un écran de paroles et d’actions vulgaires, et ceux qui s’asseyent avec nous au même foyer sont quelquefois les plus éloignés des profondeurs intimes de notre âme remplie de mal caché et de bons sentiments inactifs.

Quand Mme Pettifer revint, tournant la clef et ouvrant la porte avec précaution, Jeanne, au lieu de dormir, comme cette bonne amie l’espérait, était vivement occupée de sa nouvelle pensée. Elle voulait demander à Mme Pettifer si elle pourrait voir M. Tryan ; mais elle était arrêtée par des doutes et par sa timidité. Il pouvait n’être pas bien disposé pour elle ; il pourrait être choqué de sa confession ; il pourrait lui parler de dogmes qu’elle ne comprendrait pas. Elle ne pouvait encore se décider ; mais elle était trop agitée de cette lutte pour rester au lit.

« Madame Pettifer, dit-elle, je ne puis rester couchée plus longtemps ; il faut que je me lève ; voulez-vous me prêter une robe ? »

Enveloppée des vêtements que Mme Pettifer put trouver pour sa grande taille, Jeanne descendit au parloir et essaya de prendre quelque chose du déjeuner que son amie lui avait préparé. Mais ses efforts ne furent pas heureux : elle ne put achever qu’à moitié sa tasse de thé et une rôtie. Le poids du découragement l’oppressait de plus en plus. Le vent avait cessé ; il tombait une pluie de grésil ; du parloir on n’avait d’autre vue que celle d’un mur nu ; et, comme Jeanne regardait du côté de la fenêtre, la pluie et les briques noircies par la fumée semblaient se confondre en une identité écœurante avec la désolation de son esprit et son grand mal de tête.

Mme Pettifer fit son petit ménage aussi vite qu’elle put et se mit à coudre, espérant que Jeanne lui parlerait de ce qui s’était passé et, trouverait quelque soulagement dans cette confidence. Mais Jeanne ne pouvait parler ; elle était trop préoccupée par le désir de voir M. Tryan, et cependant elle hésitait à l’exprimer.

Deux heures se passèrent ainsi. La pluie continuait, et Jeanne restait sa tête souffrante appuyée sur sa main et regardant alternativement le feu et la fenêtre. Elle sentait que cette immobilité ne pouvait pas durer. Elle devait se décider à quelque chose, et tout était si difficile.

Il était une heure lorsque Mme Pettifer se leva, en disant : « Il faut que j’aille préparer le dîner ».

Ce mouvement et cette voix tirèrent Jeanne de sa rêverie. Il lui sembla que l’occasion allait lui échapper, et elle dit vivement : « Croyez-vous que M. Tryan soit à la ville aujourd’hui ?

— Non, je ne le pense pas, car vous savez que c’est samedi, dit Mme Pettifer, son visage s’illuminant de plaisir ; mais il viendrait si on l’envoyait chercher. Je pourrais lui envoyer le garçon de Jesson avec un billet. Voudriez-vous le voir ?

— Oui, cela me ferait plaisir.

— Alors je vais l’envoyer chercher tout de suite. »