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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/16

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CHAPITRE XVI

Lorsque Dempster se réveilla le matin, il n’eut point à chercher pourquoi Jeanne n’était pas à côté de lui. Ses heures d’ivresse n’étaient point séparées des autres par un mur d’oubli ; il se rappela ce que Jeanne avait fait la veille pour l’offenser ; il se rappela qu’il l’avait chassée à minuit, tout comme il se serait rappelé ce qu’il avait à répondre s’il était consulté sur un droit de passage.

Ce souvenir lui donna un surcroît de mauvaise humeur, mais il ne voulut point s’avouer que cela lui donnât quelque inquiétude. « Bah ! dit-il, elle sera allée chez sa mère. Elle est timide comme un lièvre ; et elle ne dira rien de cela à personne. Elle reviendra avant ce soir. »

Comme il était désirable que les domestiques ne sussent rien de la chose, il rassembla les vêtements qu’elle avait quittés la veille et les jeta dans un coffre-fort dont il avait toujours la clef sur lui. Quand il descendit, il dit à la femme de chambre : « Mme Dempster est allée chez sa mère ; apportez le déjeuner ».

Les bonnes, habituées à entendre des querelles domestiques et à voir leur maîtresse mettre précipitamment son chapeau et aller chez sa mère, pensèrent qu’il y avait eu quelque chose d’un peu plus grave qu’à l’ordinaire, pour qu’elle y fût allée de si bonne heure. La femme de chambre le dit à la cuisinière ; celle-ci secoua la tête en disant : « Seigneur ! Seigneur ! » Mais toutes deux s’attendaient à voir bientôt revenir leur maîtresse.

Dempster, en revenant la veille à la maison, avait donné à son domestique, qui demeurait hors de la maison, l’ordre d’amener à dix heures le cheval et le cabriolet. Après le déjeuner il dit à la femme de chambre : « Personne ne veillera pour m’attendre. Je ne reviendrai pas avant demain soir. » Puis il alla à son étude donner quelques ordres, s’attendant à trouver à l’heure dite le domestique et le cabriolet. Mais, quoique l’horloge eût sonné dix heures, il n’y avait pas de voiture. Dans la disposition où était Dempster, c’était plus que suffisant pour l’exaspérer. Il rentra pour prendre son verre d’eau-de-vie avant de partir, se promettant de tempêter bientôt contre Dawes, pour ses quelques minutes de retard. Un accès de colère contre son domestique n’était pas fréquent chez lui ; car Dempster, comme la plupart des gens tyranniques, avait cette remarquable espèce d’empire sur soi-même qui lui permettait de se contenir lorsqu’il le voulait ; et, sentant la valeur de Dawes, garçon fort ponctuel, non seulement il lui donnait un gage élevé, mais il le traitait avec une politesse exceptionnelle. Ce matin-là, pourtant, la mauvaise humeur l’emporta sur la prudence, et Dempster était décidé à le gronder d’importance : résolution à laquelle Dawes donna un motif beaucoup plus positif qu’il ne s’y attendait. Cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure étaient passés, et Dempster se rendait aux écuries pour savoir la cause de ce retard, quand Dawes parut avec le cabriolet.

« Pourquoi diable me retenez-vous ici, vociféra Dempster, à frapper des talons comme un misérable tailleur qui attend le passage de la voiture ? Je vous ai ordonné d’être ici à dix heures. Nous devrions déjà être à Whitlow.

— C’est qu’un des tirants était presque en deux morceaux ; j’ai dû le porter chez Brady pour le raccommoder, et il ne l’a pas fini à temps.

— Alors, pourquoi ne le lui avez-vous pas porté hier au soir ? À cause de votre damnée paresse. Croyez-vous que je vous donne des gages y pour que vous choisissiez vos heures et que vous arriviez en vous dandinant un quart d’heure trop tard ?

— Voyons, donnez-moi de bonnes paroles, voulez-vous ? dit Dawes blessé. Je ne suis pas paresseux, et personne ne me traitera de paresseux. Je sais bien pourquoi vous me donnez des gages : c’est pour faire ce que vous ne trouverez pas beaucoup d’hommes pour faire.

— Comment, impudent gredin, dit Dempster en montant dans le cabriolet, est-ce que vous croyez que vous m’êtes nécessaire ? Comme si l’on ne pouvait pas trouver tous les jours un imbécile de porteur d’eau comme vous. Cherchez un autre maître qui vous paye pour ne pas faire ce qu’on vous commande. »

Le sang de Dawes était suffisamment enflammé. « Je chercherai un autre maître qui ait une meilleure réputation que celle d’un ivrogne, d’un menteur et d’un fou furieux : je n’aurai pas à aller loin pour cela. »

Dempster, furieux, saisit le fouet pour en frapper Dawes à travers les épaules : « Prenez ça, coquin, et allez au diable ! »

Dawes se retournait justement, les guides à la main, quand le coup de fouet partit et le cingla à travers le visage. Les lèvres blanches, il dit : « Je vous appellerai en justice pour ça, tout procureur que vous êtes », et il jeta les guides sur le dos du cheval.

Dempster se pencha en avant, les saisit et partit.

« Tiens, voilà votre ami Dempster qui va de nouveau en cabriolet sans son garçon, dit M. Luke Byles, qui causait avec M. Budd dans la rue du Pont. Quel imbécile de conduire cette machine à deux roues ! Il piquera une tête un de ces jours.

— Allons donc ! dit M. Budd en faisant un signe de tête à Dempster à son passage ; il a plus de neuf vies, ce Dempster. »