Sept lettres de Mérimée à Stendhal/02

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Sept lettres de Mérimée à Stendhal, Texte établi par Casimir StryienskiAux frais de la compagnie (p. 13-23).
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II

15 mai 1831.

Malgré la majesté consulaire qui vous entoure vous êtes encore homme de lettres et bien chatouilleux sur l’article du Rouge. Avec tout cela vous ne répondez pas à mon objection. 1o Pourquoi avez-vous choisi un caractère qui a l’air impossible ? Lisez l’art poétique de feu Boileau. 2o Pourquoi, ayant choisi ce caractère impossible en apparence, l’avez-vous orné de détails de votre invention ? Observez que M. et Mme Azur sont des problèmes, problèmes non encore résolus, or, si vous changez ou ajoutez quelque chose à la donnée du problème, qui sait si vous n’en rendez pas la solution tout à fait impossible ? Je m’en vais vous bailler une comparaison. Le capitaine Harry vous dit : J’ai vu une nuit le ciel tout enflammé. Je croyais voir un immense feu d’artifice, des fusées de toutes les couleurs, etc., etc. Le fait vous plaît, et comme vous faites un roman dont la scène est dans l’Amérique méridionale, vous l’insérez dans le moment le plus pathétique, celui où votre héroïne est égarée dans les savanes de Cazanare, république de Colombie. À l’instant cette seule circonstance rend le fait qui n’était qu’extraordinaire, impossible, vu qu’on ne voit pas d’aurores boréales si près de la ligne équinoxiale. Je crois que Mme Azur n’a pu faire que ce qu’elle a fait, et si son caractère pouvait être analysé et connu, on y trouverait l’explication de sa vie, mais non celle de beaucoup d’autres actions assez semblables aux siennes que vous pourriez lui prêter. Moi qui ai la bosse de la sagacité comparative suivant Gall, je m’imaginais avoir compris My et il n’y a pas une seule de ses actions qui n’ait contredit le caractère que je lui supposais. Vous me croyez plus fou que je ne suis, pour me servir d’une de vos expressions, si vous me croyez capable de vivre dans la société des Barrières et autres cuistres ejusdem farinæ. Je hais et méprise toute cette racaille autant qu’elle me hait elle-même. Le peu que je vois de chefs de division et de bureau au Mine est hideux de bassesse. Vous avez également le plus grand tort de dire que mon respect pour cette canaille m’a empêché d’oser imprimer quelque chose d’aussi hardi que les mouches grasses et maigres de Clara G.[1] Daignez vous rappeler que longtemps après en l’an de grâce 1829 j’ai édifié le public avec la Famille Carvajal, ouvrage moral s’il en fut et inspiré par la fréquentation des chefs de bureau et de leurs épouses. On y voit, monsieur, un papa qui ne pouvant déterminer Mlle sa fille à se laisser faire, lui administre des cantharides. On me montrait l’autre jour un particulier très bien famé, chevalier de plusieurs ordres et convaincu du fait. Je n’approuve pas votre prudence de ne plus écrire. Vous avez déjà écrit, donc aux yeux des Barrières vous êtes haïssable, on ne vous pardonnera jamais ce crime. L’important n’est pas d’apaiser ces bougres-là, mais de s’en faire craindre. Tant que vous lèverez le fouet sur cette meute elle n’aboiera pas contre vous. Que vous importe qu’elle grogne sourdement ? Plus je vis et plus je vois qu’il vaut mieux être craint qu’aimé. Le dernier n’est pas en outre possible à tout le monde. Voyez la préfecture donnée à Figaro ôtée dernièrement à cause d’une infinité de lettres de change protestées à M. le préfet, lequel, remarquez bien, n’avait plus moyen de se faire craindre. Voyez la † donnée à Fontan et pas à vous. La †[2] l’a. Il en est content mais ne pète point encore en entrant dans un salon. V. m’avait tellement assuré que je l’aurais que je m’y étais résigné et qu’il m’a fallu cinq minutes de réflexion pour me consoler. Au reste le voisinage des gens illustres de lettres qui l’ont reçue était bien propre à m’empêcher de la regretter. Votre ami Latouche s’est battu l’autre jour contre un galant chevalier, souteneur de l’honneur des dames. Voici à quelle occasion : M. de Colline Ronde étant dernièrement en Angleterre s’amusa à persuader au fils de lord Palmerston qu’il convenait qu’un jeune homme comme lui eût une femme comme la Desse de 10. no. et qu’il allât de l’avant. D’autre part il dit à la Desse que pour l’honneur de la France qu’elle représentait il ne fallait pas souffrir dandy la grimpât et qu’elle se servît avec adresse des armes que la nature lui avait données pour se défendre contre le téméraire. Le dit dandy aborda la Duchesse comme Valdès la petite mère à Puteau. Il fut égratigné et repoussé avec perte de la moitié de ses cheveux et lacération de son nez. Et Méphistophélès Colline Ronde de rire. Latouche a raconté cela dans le Figaro, mal selon moi, trop obscurément et inintelligiblement pour la province. Cela n’a pas empêché M. Piscatori de prendre fait et cause pour la dame vertueuse et de tirer un coup de pistolet à Latouche qui a déchargé le sien en l’air. Heureusement qu’il n’a pas tué son témoin. Les deux ennemis sont tombés dans les bras l’un de l’autre et les témoins émus s’essuyaient les yeux avec leurs mouchoirs. Latouche a promis de dire d’une manière gentille que Mad. de 10. no. était une honnête femme point putain.

Vous ne pouvez vous faire une idée de l’inquiétude des gens riches. Elle est tout à fait comique pour nous autres gueux. Vous avez perdu un beau spectacle, celui du pillage de l’Archevêché. Rien n’était drôle comme une procession où figuraient nombre de savetiers et d’arsouilles de toute espèce, en chasubles, mitres, marmottant des prières et aspergeant le public d’eau bénite qu’ils puisaient dans des pots de chambre. La garde nationale se tenait les côtes de rire et n’empêchait rien.

Il n’y a pas de religion dans ce pays-ci. Un épicier disait : « Pourtant on a tort de fatiguer ainsi les effets de M. l’Archevêque, moi, je me fous de la religion, je l’emmerde (les paroles ne puent pas), mais il en faut pour le peuple. » Plusieurs de nos honorables amis sont en prison pour s’être amusé à conspirer. Je ne sais pas ce qu’on en fera. À Ste-Pélagie ils continuent et s’entrenomment consul, prêteur, dictateur de la meilleure foi et du plus grand sérieux du monde. Je crois que les émeutes vont finir. L’autre jour les ouvriers sont tombés sur les étudiants et les ont frottés vigoureusement en les accusant de les empêcher de travailler. Avec tout cela je crains bien que la patrie ne soit couillonnée. Faiblesse inouïe de partout. Peur de tous ceux qui ont quelque chose. Besans[3] est tellement matagrobolisé qu’il ne rit plus qu’une fois tous les soirs. Il n’y a plus de société supportable à Paris, excepté celle de Mad. Sypar et encore est-elle infectée de si grands imbéciles de juste milieu que je m’y fais une pinte de mauvais sang tous les soirs. Dites-moi nettement et consciencieusement votre avis sur ces deux questions : 1o Est-il permis de commettre adultère avec une femme qui vous fait sentir votre barre et qui sent aussi la sienne pour vous ? 2o Est-il permis de tuer le mari d’une balle ou d’un coup de quarte basse sous prétexte de lui donner satisfaction ? Répondez en homme qui a lu Helvétius et Tracy. Au reste ces deux questions sont purement d’intérêt spéculatif pour moi.

Je quitte la Mer et vais aux Arts avec Apollinaire. S. M. a daigné accorder à Apollinaire que mon nom fût sur la liste des Ms des Req.[4] dans le travail qui se fait ad hoc. Votre honorable ami ⅓ quitte son bel appartement de la rue Castiglione, à temps à ce qu’il croit pour y rentrer un jour ou l’autre, mais suivant moi trop tard. Il a gagné la réputation d’insigne voleur, réputation non méritée. Son père seul a volé et vous sentez qu’un bon fils ne peut faire pendre son père l’eût-il pris la main dans le sac. L’ami de ⅓ et le nôtre sera bien vigoureusement attaqué au budget pour les 1000 L. St. que lui vaut sa sinécure.

Vous me dites de faire la cour à Rosine. Savez-vous qu’elle est horriblement maigrie, dix fois plus assommante qu’autrefois, et qu’il faut un dévouement extraordinaire de ma part pour que je lui parle de vous ? Mme Quille est grosse d’un ou deux éléphants pour le moins. Ancilla[5] est toujours à se plaindre sur le même ton de voix glapissant et monotone. Son philosophe se branle en son honneur sans prendre assez de hardiesse pour lui lever les jupes par dessus la tête, et faire avec elle ce qu’il peut apprendre au moyen de gravures et de livres faciles à se procurer. Le père de Mme Lac. est plus vif que jamais, il voudrait bien être encore préf. de Pol. ; en attendant il nous fait la cuisine par des procédés chimiques qui réussissent à merveille.

Que Dieu vous ait en sa sainte garde, et vous délivre des fièvres de Cività V.

Quand vous serez à Civ. daignez numéroter vos lettres. Je numéroterai dorénavant les miennes. Nous verrons par ce moyen combien il s’en perd par an.

M. Apollinaire entre et me dit qu’il va se remuer comme un diable dans un bénitier pour que vous ayez la †, qu’il espère être plus heureux.


  1. Gazul.
  2. Delacroix.
  3. Besançon, c’est-à-dire Lingay. Voir Souvenirs d’Égotisme.
  4. Maîtres des Requêtes.
  5. Mme Ancelot.