Sept lettres de Mérimée à Stendhal/03

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Sept lettres de Mérimée à Stendhal, Texte établi par Casimir StryienskiAux frais de la compagnie (p. 25-30).
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III

No 1.  25 mai 1831.

J’ai reçu votre numéro 1 venu par Marseille. Cette lettre-ci est la troisième que je vous écris depuis que vous êtes déménagé. Cependant je n’ai voulu numéroter qu’après avoir acquis la certitude que nous nous entendions, donc je date No. Voici une histoire éminemment secrète. J’étais, l’autre lundi, au Salon, fort ennuyé et fatigué, quand je rencontre inopinément Ancilla suivie de son époux et de Parseval. Elle était hideuse et n’avait pas de rouge. Pour l’époux figurez-vous sa tête de veau habituelle mais encore plus blafarde, sale et entortillée par une passion violente comme lorsqu’il entendit la 1re représentation d’Hernani. Je saluai et voulus m’échapper mais elle m’accrocha par le bras et il fallut refaire un tour de galerie. « Ah ! » dit-elle de ce ton fausset de canard que vous lui connaissez, « Ah ! mon Dieu ! si vous saviez combien je suis malheureuse depuis quelque temps. Hier j’ai voulu me jeter à l’eau… etc… etc. » — Moi : « Pourquoi ce désespoir ? » — « Oh ! Ah ! Oh !… enfin imaginez-vous tout ce qu’il y a de plus cruel, l’événement le plus désespérant pour une femme. » Je devinai plus qu’à moitié, mais je m’amusais à voir le combat entre la pudeur et le besoin de parler que les âmes de papier mâché éprouvent surtout dans le malheur. Je me fis avouer à la fin que son époux étant entré inopinément dans sa chambre à 11 heures du soir, la veille ou l’avant-veille, elle n’avait pu l’empêcher de voir le dos de quelqu’un qui s’enfuyait. Qu’elle avait nié avec toute l’assurance possible, mais que cette assurance l’avait abandonnée à la fin quand, après un quart d’heure de vociférations, son époux outragé avait trouvé sur sa toilette une montre d’homme. Remarquez cet incident pillé à « L’Amour » et dont par parenthèse il y a un abominable tableau au Musée. Ancilla me dit que la violence de son mari et son intrépidité connue lui faisaient craindre qu’il n’arrivât quelque grand malheur. Que pourtant il avait consenti à se souvenir qu’il était père, à condition qu’elle ne verrait jamais le perfide séducteur qui avait outrageusement orné le front d’un poète d’autre chose que des lauriers du génie. La pauvre femme était dans la plus cruelle position possible, ayant le feu au cul d’une part et de l’autre mourant de peur. Ajoutez à cela que l’amant est un petit jeune homme doux, fort niais, qui prend les choses au tragique et s’accuse d’avoir fait le malheur d’une femme vertueuse. Comme je la voyais par trop matagrobolisée, je lui ai dit qu’elle ne s’affligeât plus, que j’allais donner à son amant une idée lumineuse, celle de louer une chambre garnie et qu’au besoin je lui en prêterais une. Alors ç’a été un flux d’actions de grâces, d’éloges de ma magnanimité…, etc., etc., à n’en plus finir. Il y a au Salon un assez mauvais portrait de Cradock que bien vous connaissez, au moins de réputation. Ancilla regardait ce tableau en faisant des efforts pour donner du mouvement aux deux calebasses qui lui garnissent la poitrine comme si elle soupirait. « N’est-ce pas, me dit-elle, qu’il ressemble bien à M. ? » Cradock est blond, très bel homme, l’autre est noir, laid, et a l’air calicot. La partie cachée de cette histoire doit être assez ignoble. Le mari, je le crains, voit avec peine la nouvelle liaison qui ne lui rapporte ni pension comme celle de Gusera, ni dîners ni robes comme Essen. Lorsqu’elle en sera venue à payer les culottes de ses amants il se battra ou la battra. À propos, vous avez je crois raison d’écrire couyons et non couillons. Le dictionnaire écrit couyons, c’est ainsi qu’on doit l’écrire dans les ouvrages de longue haleine écrits en style sublime. Quand on fait usage du style tempéré je voudrais qu’on pût écrire couillon, en faisant dériver cet adjectif de couille.

Quand un lycéen arrive dans une école militaire ce qu’il a de mieux à faire c’est de jurer comme un charretier, de rudoyer tout le monde et d’avoir l’air de chercher une affaire. Par ce moyen il est considéré et souvent s’en tire sans horion. Cette sage politique n’est pas à l’usage de M. Rieper qui est déterminé à ne se battre qu’au 99e soufflet. Encore n’est-il pas sûr qu’il se battra. Vous avez bien raison de dire que nous avons de la boue par dessus la tête, n’est ma pudeur je dirais de la merde.

Vous avez bien tort de ne pas aimer Sypar. Si vous saviez toutes les difficultés qu’elle a dû vaincre pour être ce qu’elle est, vous auriez plus de considération pour elle. À tout prendre, je crois avoir été un grand jobard avec elle, mais je crois avoir plus gagné à faire ce que j’ai fait qu’à la traiter comme une aiguille. Adieu, je vous en écrirai plus long quand j’aurai moins mal à la tête. Ne parlez pas de Sypar dans les lettres que vous écrirez à d’autres qu’à moi.

Ci-jointe une lettre de Mlle Mammoutte[1].


  1. Mlle Cuvier.