Sept lettres de Mérimée à Stendhal/04

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Sept lettres de Mérimée à Stendhal, Texte établi par Casimir StryienskiAux frais de la compagnie (p. 31-42).
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IV

Paris, 14 septembre 1831.

Votre écriture devient de plus en plus difficile à lire, et comme vous ne m’en envoyez que rarement des échantillons je perds l’habitude de la déchiffrer. Aussi votre dernière m’a coûté environ deux jours de travail. Je suis fort vexé depuis quelques jours parce qu’on m’a pris environ 500 fr. dans mon secrétaire. Outre que 500 fr. ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval, je suis particulièrement contrarié parce que j’ai la presque certitude que le voleur est un de mes amis. Il vous est arrivé je crois autrefois une aventure à peu près semblable. Quelle diable de mine à faire à celui que l’on soupçonne ? Votre ami Apollinaire devient tous les jours plus cruche. Autrefois il se bornait à une brioche par jour, maintenant il va parfois jusqu’à trois. L’autre jour il m’avait nommé avec plusieurs autres grands hommes membre d’une commission chargée de désigner les artistes dignes d’être crucifiés après le salon. Notre rapport fait, il l’approuve fort, et quand on vient à l’exécution, il fait tout le contraire, et ce, parce que le général Athalin, amateur éclairé des beaux arts et aide de camp du roi, était d’un autre avis que le nôtre. Cela n’est rien ; mais une autre partie de notre besogne consistait à choisir quelques pauvres diables de peintres pour leur commander des tableaux. Nous disposions d’environ 30,000 fr. pour cette magnificence. Apollinaire approuve les choix qui pourtant étaient tels quels, mais nous demande quels sujets nous avons donnés ? L’usage est de laisser choisir les sujets aux artistes, seulement le Ministre a son veto. Point du tout. Je veux donner des sujets moi-même et des sujets tirés de la vie du Roi. Moi de me récrier, de lui parler de l’impossibilité de faire de la peinture avec des pantalons garance, des broderies, des bottes à l’écuyère, etc… Rappelez-vous le ridicule du Trocadéro ; Jemmapes et Valmy vont bientôt le faire oublier. C’était parler à un sourd. Comme personne ne se souciait de proposer un sujet il s’est gratté le front lui-même et en a fait sortir des sujets éminemment pittoresques comme ceux-ci : Le Roi reconnaissant la chaumière où il avait passé la nuit la veille de la bataille de Valmy. S. A. R. M. le duc d’O. recevant un prix de thème au collège Henri IV — Le Roi soignant un vieux sauvage en Amérique, etc., etc. — Vous dire les sifflets, les exécrations qu’il a reçus à cette occasion des peintres qu’il traitait de la sorte ce serait impossible. De la † qui avait je ne sais quel sujet de ce genre, est dans l’intention d’en faire un autre ; il dit : dans un an le Roi, l’âne ou moi nous mourrons. = Il y a cinq ou six jours Thiers, Dittmer, Vitet et plusieurs autres se promenaient dans le jardin de M. Perrier (lequel est fort touffu) et parlaient d’Apollinaire ; d’abord de son moral, de son esprit égal en couleur, force, énergie au « couillon gauche d’un ciron mâle » (Rabelais). Puis de son physique et Thiers dit : Il a bien fait de ne pas aller à la chasse avec M. P. si l’on avait aperçu son nez débouchant d’une allée tous les chasseurs auraient cru voir un bois de cerf et auraient fait feu. Il paraît que ce mot de cerf donna lieu à plusieurs autres plaisanteries. Or vous saurez qu’Apollinaire était derrière un buisson faisant son profit de tout ce qu’on disait. Cependant il se garda bien de se montrer. De retour au Ministère il s’est plaint à son secrétaire général de l’insolence de ces petits jeunes gens que M. P. tenait autour de lui. « Il y a certaines personnes et certaines choses, a-t-il dit, qui devraient être à l’abri de leurs plaisanteries. La personne c’est lui, la chose c’est donc son nez. = Notre position est vraiment bien bête et bien triste. Concevez-vous une tête comme celle de M. P. un bougre qui est ferme et dur comme un roc pour les choses les plus indifférentes, et comme une cire molle quand il s’agit des questions vitales, qui se raidit pour l’affaire de la présidence, et qui plie à propos de l’hérédité et de l’évacuation de la Belgique. Tout le monde parle de Nap. et d’un 18 brumaire, mais les hommes de cette trempe ne paraissent pas deux fois dans un siècle. = Sharpe[1] est à Paris. Il paraît tout à fait brouillé avec la famille Mammoutte[2]. Il paraît qu’on a voulu lui tirer une carotte beaucoup trop grosse en échange de l’enlèvement qu’il prétendait faire. = J’ai dîné avant-hier avec nos amis du dîner de la rue de la draperie, plus Sharpe et Musset. Musset qui avait été toute affectation jusqu’au vin de champagne, s’étant trouvé soûl au dessert, est devenu naturel et amusant. Il nous a proposé de nous donner le spectacle de lui baisant une fille au milieu de 25 chandelles. La proposition ayant été acceptée avec empressement nous sommes sortis aussitôt pour la mettre à exécution. Il y avait émeute ce jour-là, et nous avons eu toutes les peines du monde à passer au milieu des masses de garde nationale. — Arrivé chez Leriche, notre poète romantique a saigné du nez et a commencé à chercher des mais et des si, etc. Bref, malgré tous les efforts et toute la science de deux assez jolies filles il a été impossible d’en rien tirer. Nous avons fait exécuter des exercices de gymnastique par six filles in naturalibus et le but c’était la contenance d’un chacun. Besan était calme comme un amant fidèle (il est toujours amoureux) ; Horace[3] superbe d’éloquence arsouille. Mais notre ami de la † était frénétique. Il haletait, pantelait et voulait les embrocher toutes à la fois. Sans le respect qu’on doit au papier, je vous dirais de drôles de choses de son enthousiasme érotique.

(15 septembre). Marion Delorme a fait un demi-fiasco, non que cela vaille moins qu’Hernani, au contraire, mais on est si peu amusable aujourd’hui. Point de ces fureurs comme l’année passée ; le public bâille ou ne vient point. Ancillus[4] ne hait plus Hugo. Toute la littérature tombe en quenouille, les vers principalement. Savez-vous que les profonds disent que l’hérédité passera. M. P. donnera cent coups d’éperon de plus à sa bourrique et fera sonner bien haut sa politique. Si l’hérédité passe, cet homme est bien heureux. Il fait des bêtises qui lui réussissent. Ancilla est toujours avec son même et son mari toujours aussi jaloux. On peut bien être cocu cinq ou six fois, mais la susceptibilité sur le point d’honneur s’en accroît. Un cuistre vient m’interrompre. Je vous laisse. J’ai pourtant ce me semble bien des cancans à vous dire.

(16 septembre). Ah ! voici, vous saurez qu’il y a trois semaines ou un mois on a fait une distribution de médailles et de croix et une commande de tableaux aux artistes qui avaient bien fait au Salon, ou pour parler plus exactement qui avaient l’honneur d’être connus de M. le bâtard de l’apothicaire du Général Athalin. Mme Quille rencontrant entre deux portes M. de Cailleux lui a demandé fort vivement, il paraît, pourquoi Champmartin avait été oublié dans cette distribution de faveurs, ajoutant que tous les journaux allaient tomber sur lui à cette occasion et sur son collègue M. de Forbin. De Cailleux a vu dans cette menace la preuve que Mme Quille disposait du Figaro ou du Corsaire et il est entré dans une colère épouvantable. Sans respect pour les deux ou trois mille assistants, dont le Roi et toute la cour, il l’a appelée épouse adultère, prostituée, réchauffeuse de pieds royaux et accompagnant le tout de cris, jurements et lui mettant le poing sous le nez toutes les fois que les paroles ne coulaient pas assez abondamment. Inde, larmes, sanglots étouffés, évanouissements. M. Champmartin qui passait par là par hasard s’est empressé de venir au secours de l’innocence outragée. Il a d’abord ramené chez elle Mme Quille, puis est retourné auprès de M. de Cailleux et lui a demandé une explication que l’autre a refusée prudemment, disant que Mme Quille lui avait manqué. M. Quille raconte toute cette affaire fort à l’avantage de Champmartin. Il ajoute que sa femme a un talent merveilleux pour découvrir les hommes de mérite partout où ils se trouvent et que surtout elle a un tact étonnant pour choisir ses amis. M. le duc de Fitz — et Champmartin en sont la preuve évidente.

Vous ai-je dit que peu avant cette querelle de bordel, elle avait fait une fausse couche, que j’allai lui faire mon compliment de condoléance, elle étant encore au lit, et que le premier mot qu’elle me dit fut qu’elle était d’autant plus triste que cela l’effrayait pour les grossesses futures ?

Delphine s’est mariée comme vous savez à Émile Girardin, bâtard, à ce qu’il dit, du grand veneur. Suivant les uns il l’a épousée afin que cela fût plus commode à son frère. Suivant d’autres il a espéré faire une spéculation en lui servant de proxénète. Il a considéré que, faire du mal à autrui ajoutant beaucoup au plaisir, une femme mariée se vendrait mieux qu’une fille. Tant il y a que Delphine a fait des vers intitulés Corinne aimée. Elle s’y compare à un soldat revenant de la bataille et regardant avec plaisir ses cicatrices sanglantes (sic). Elle parle des longs combats qu’elle aime et bref c’est, quand on le prend d’un certain côté, la plus grande saleté qu’on puisse imaginer[5].

J’attends pour fermer cette lettre un billet qu’Ancilla veut y joindre.


  1. Sutton Sharpe.
  2. Cuvier.
  3. Vernet.
  4. Ancelot.
  5. Voici ces vers :

    Oh ! combien j’ai souffert avant ces doux moments !
    Que de nuits sans sommeil, d’affreux pressentiments !
    Mais aujourd’hui mon cœur chérit ses craintes vaines,
    En le voyant sourire au récit de mes peines.
    L’obstacle est un rempart ; alors qu’on le franchit,
    De tous les maux passés le bonheur s’enrichit.
    Ainsi, le vieux soldat rentré dans sa patrie,
    Contemple avec amour sa blessure guérie,
    La montre à ses enfants comme un noble trésor,
    D’un reste de douleur aime à souffrir encor !
    Des jours de grands combats il raconte l’histoire,
    Et chaque cicatrice a son nom de victoire ;

    De ses fils avec joie il excite les pleurs ;
    Et lorsqu’un ciel changeant ramène ses douleurs,
    « Oh ! dit-il en riant, d’un facile courage,
    « Ma balle d’Austerlitz nous annonce l’orage. »
    Mérimée exagère, à moins que la pièce n’ait été retouchée.