Aller au contenu

Sur le sol d’Alsace/02

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier (p. 29-54).


II


Alors commença pour Louise et Herbert la jolie période des fiançailles. Mai embellissait leur bonheur par une surabondance de soleil. Presque tous les soirs, M. Ilstein montait à Greifenstein et les projets naissaient entre les deux jeunes gens. Les jours grandissants leur permettaient les promenades dans le parc plein de sentiers capricieux, où, selon la coutume allemande, ils erraient seuls.

Herbert se faisait doux et prévenant. Ses attentions charmaient Louise, mais ne désarmaient pas Marianne, bien qu’il eût toujours pour elle un mot bienveillant.

Il comblait sa fiancée de surprises. La bague qu’il lui offrit était une merveille de richesse : un saphir, entouré de diamants, lourd comme un joug. Louise n’eut pas à la choisir ; la volonté d’Herbert dominait.

Il lui faisait part des aménagements qu’il entendait entreprendre au manoir. Tout ce qu’il avançait ressortait clair et précis et devenait, par ses raisonnements, aussi absolu qu’une nécessité.

Louise l’admirait avec un peu de crainte, mais cette impression s’effaçait devant une parole aimable.

Un soir qu’ils agitaient la question du voyage nuptial, Louise s’enthousiasma pour un séjour à Paris :

— Herbert, cela me plairait tant !… n’aimeriez-vous pas voir les merveilles parisiennes, et vivre un peu de cette vie dont j’ai si souvent entendu parler ?

— Non… Non… Louise… nous irons sur les bords du Rhin… nous serons au moins chez nous.

Chez nous !… Les deux mots tranchants brisèrent l’élan de la jeune fille. Pour elle, où était sa patrie ?… Abandonnait-elle la France en épousant M. Ilstein et devait-elle dire aussi en parlant de l’Allemagne : chez nous ?… Une sensation de froid pénétra son âme. L’image de son père vint s’imposer à son esprit ; une ombre voila son bonheur, mais déjà Herbert se penchait vers elle en disant :

— Nous irons plus tard à Paris, si vous le désirez, mais, pour notre premier voyage, allons dans de jolis coins que je connais, où nous nous aimerons dans le silence, à l’ombre de la vieille forêt, où s’entend seul le bruit du Rhin… »

Louise se rasséréna. Son fiancé était bon. Un sentiment d’amour, une délicatesse entendue le guidaient dans le choix de son voyage. Ce n’était pas pour l’éloigner systématiquement de sa patrie qu’il l’emmenait plus avant sous un ciel allemand, mais simplement pour l’avoir toute à lui, pour cacher leur bonheur dans une nature qu’il savait pittoresque, à l’abri des foules et des distractions absorbantes.

Elle vit une nouvelle preuve de tendresse dans cette pensée et beaucoup de fierté s’empara de son cœur.

Herbert, en réalité, obéissait à l’attrait qu’exerce la nature sur les âmes allemandes.

— Cher ami, répondit-elle, en pressant sa main, j’irai avec joie où vous me conduirez… »

Elle ne le tutoyait pas encore, malgré les usages du pays l’y autorisant.

Dans le parc désert, ils restèrent silencieux. La voix de Marianne s’entendait, gourmandant le vieux jardinier. Les paroles résonnaient dans l’air limpide.

Herbert rompit, comme tous les soirs, le charme de l’heure déclinante en disant brusquement :

— À demain, Louise.

— À demain.

Il l’embrassa tendrement. Louise l’accompagna pendant quelques pas et le laissa. Elle le vit s’enfoncer dans le chemin sombre. Il se retourna pour lui envoyer un léger salut de la main. Elle agita l’écharpe blanche qui lui couvrait les épaules, puis lentement, elle revint, quand la silhouette du jeune homme eut disparu.

Sa robe blanche jetait de la lumière autour d’elle. Elle s’arrêta quelques instants avant de rentrer ; comme une statue, elle se tint droite dans la nuit rampante, les yeux fixés sur les masses confuses qui s’endormaient. Elle pensait, dans ce décor superbe, à tout le bonheur facile qu’elle augurait de son union. Elle aurait voulu prodiguer des reflets de sa joie à tous, et s’attrista soudain, en songeant que des douleurs frémissaient sur ce sol enchaîné.

Une oppression gonfla sa poitrine et elle s’en fut vers la maison, gardant un air préoccupé. Marianne l’accueillit :

— Louise, où faut-il mettre les fleurs que M. Ilstein a données ce soir ?… Il y en a déjà plein la maison ?

— Donne-les-moi… je vais les disposer dans la galerie…

— Les bouquets de ce fiancé avec mes maîtres ! jamais !…

Et Marianne, résolument, reprit les gerbes blanches. Louise la retint :

— Marianne, ne fais pas la méchante !… Ne sois pas hostile à mon rêve… Laisse-moi croire que je vais être heureuse… Si je me suis arrêtée à cette décision, c’est qu’elle m’a paru la meilleure…

— La meilleure, gémit Marianne, vous ne savez pas ce qui vous attend ! Cet homme m’éloignera de vous parce qu’il me sait patriote et vous deviendrez allemande vous-même avant de vous en douter !…

— Tu ne me quitteras jamais !… quant à moi, je saurai rester alsacienne, et par conséquent, doublement française… Va, tranquillise-toi…

Louise sourit en disant ces derniers mots dans son désir de rassurer la vieille servante toujours sur la défensive. Elle était persuadée, d’ailleurs, qu’aucune lutte ne naîtrait entre elle et Herbert à ce sujet. L’amour reliait leurs deux nationalités ; elle jugeait ce nuage très petit, maintenant qu’il s’égarait dans le ciel bleuté de leur tendresse.

Les jours passèrent rapidement.

Louise se rendait fréquemment à Saverne pour ses toilettes. Son amie Clara Streicher la secondait avec empressement. Elle-même était fiancée depuis trois ans à un ami d’enfance et se trouvait tout heureuse d’avoir une confidente.

Elle lui parlait d’Herbert, de sa haute intelligence et de la bonne marche de ses affaires. Elle le connaissait par son fiancé Max Bergmann ; ils s’étaient rencontrés en Thuringe, où celui-ci faisait un stage de garde-général. Appréciant Herbert qui cherchait une usine à exploiter, il lui avait désigné celle du Ramsthal. Herbert, invité chez les Streicher à chaque visite de Max Bergmann, s’était épris de Louise dont Clara cultivait l’amitié.

Les deux jeunes filles allaient ensemble chez les fournisseurs. Clara, brune, un peu forte, les membres lourdement attachés, formait contraste avec Louise. Mais elle s’en souciait peu ; vive, enjouée, elle prenait la vie gaîment et savait se mettre immédiatement au niveau des gens et des circonstances. Dans les magasins, on aimait son entrée qui donnait du mouvement. À la façon dont elle levait ses sourcils noirs et touffus, en avançant ses lèvres rouges, on sentait que le mot précurseur du rire allait s’envoler.

Elle commandait rapidement, entre deux plaisanteries accompagnées de phrases aimables pour tous. Moins distinguée que Louise, elle plaisait plus vite par ses allures décidées.

Elle se rendait indispensable. Au courant de tout, elle éclairait Louise sur la mode, la « mode de Paris », comme disent les étrangères. Louise, jusqu’alors absorbée dans son deuil sévère, se laissait guider avec confiance.

Clara s’en amusait et reconnaissait avec facilité que son amie embellissait tout ce qu’elle portait. Les couturières, déjà flatteuses par métier, augmentaient les éloges en voyant leurs œuvres rehaussées par la grâce de leur jeune cliente. Elles expliquaient le miracle en la qualifiant d’un seul mot : française.

Pour se reposer de leurs courses, les deux amies entraient, à l’heure du goûter, dans un de ces clubs dont les femmes allemandes ne sauraient se passer. On y accueillait Clara avec enthousiasme. Douée de cette hardiesse candide, particulière aux jeunes filles de sa race, elle représentait la saillie imprévue qui déride tous les fronts. Louise se choquait parfois de l’esprit facile de sa compagne, mais l’impression s’évanouissait dans l’inattendu d’une autre drôlerie.

Elles s’installaient devant une tasse de café au lait agrémenté de gâteaux bizarres.

Clara se dérangeait souvent pour échanger une poignée de main. Louise, silencieuse, cherchait à s’identifier à cet entourage qu’elle fréquentait peu, auparavant. Elle voulait en pénétrer l’esprit pour y retrouver celui d’Herbert. Elle ne souffrait pas trop de l’air germanique qui passait à travers les groupes, parce qu’il se mélangeait aux rires jeunes dont nulle contrainte ne pouvait avoir raison.

Ces cercles institués sous le prétexte spécieux de travailler en commun se transforment en une réunion de bavardage et de détente. Tous les commérages s’y donnent rendez-vous et sont plus ou moins gais selon le milieu, car chaque génération et chaque monde a le sien. Dans ceux des jeunes filles, les chiffons, les fiançailles, les échanges de cartes postales, tiennent la plus grande place. Comme le vague sentimentalisme des Allemandes vaporeuses leur permet delongués accordailles, elles sont toutes plus ou moins promises à quelque ami d’enfance.

Les amies de Clara s’étonnaient de la date toute proche du mariage de Louise. Mais puisque M. Ilstein avait sa situation faite, l’attente devenait inutile.

Elles admiraient la bague, ce saphir énorme qui semblait l’essence de toutes les fleurs bleues de ces cœurs puérils. Une jalousie les pénétrait de penser que « la Française » avait conquis un des leurs, mais elles n’en laissaient rien paraître. Leurs yeux langoureux regardaient doucement Louise ; leurs lèvres rouges souriaient entre les compliments. Dans un besoin de dissimulation, elles masquaient leur amertume, comprenant que leur devoir était d’être aimables avec les vaincus, pour rallier complètement leur âme au germanisme. Elles entouraient Louise, sitôt que Clara, distraite par une des leurs, semblait un instant la délaisser :

— Louise, encore un peu de ce délicieux gâteau-moka ?

— Chère, un peu de café ?

— Que cette toilette vous sied bien !

— Où allez-vous en voyage de noces ?

— Comment est votre robe de mariage ?

Les groupes alors n’en formaient qu’un dont Louise devenait le point de mire. Elle répondait sans détails, mais Clara put préciser, un après-midi :

— La robe sera de mousseline de soie, un rêve, mes chères petites !… Louise hésitait pour ce genre, mais je l’ai convaincue… on ne porte que cela à Paris !…

— Oui… c’est exact ! cria une blonde dont la chevelure épaisse serrée dans deux nattes tombantes malgré ses dix-huit ans, battait les genoux à chacun de ses mouvements… J’ai lu la description d’un mariage parisien où l’héroïne s’idéalisait dans un nuage flou… Vous allez être d’un chic, ma chère, acheva-t-elle en se tournant vers Louise d’un geste si vif que les tresses ondulèrent comme deux couleuvres.

Le mot « chic », lancé en français, prit l’aspect lourd d’une pierre qui tombe. Rien, dans cette syllabe, n’évoquait la grâce qu’elle devait révéler, mais chacune la répéta comme la seule capable de rendre la pensée avec justesse.

Louise n’entendit plus alors parler que de Paris. Il lui semblait le pivot autour duquel les moindres valeurs tournaient. Son regret de ne pas y aller augmenta, mais elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette mélancolie, les questions se multipliaient, pressantes :

— Et votre voyage ?… Où irez-vous ?

— Sur les bords du Rhin, lança Clara.

Un étonnement se lut dans tous les yeux.

— Pourquoi pas à Paris ? questionna impétueusement la petite blonde.

Une gêne rougit subitement le front de Louise, mais déjà Clara disait :

— Herbert Ilstein ne l’a pas voulu, parce que des jeunes mariés ne s’y appartiendraient pas… les théâtres… les musées… Franchement… auraient-ils le temps de s’y aimer ?

— Non !

— Non !

— Non !

Les voix claires fusaient au milieu des rires.

— Les bords du Rhin, à la bonne heure, continua Clara… Il y a bien nos vieilles villes, mais par contre, que de jolies promenades, que d’adorables sentiers où l’on peut s’embrasser, et n’est-ce pas là le vrai but du voyage de noces ?…

— Oui !

— Oui !

— Oui !

Les jeunes filles rirent plus fort, sans contrainte devant Louise, dont la réserve naturelle s’effarait.

Maintenant, toutes partageaient l’avis d’Herbert. Les paysages de la nature devant lesquels les fiancés rêvent, enlacés, leur apparaissaient plus séduisants que le chaos d’une ville artistique. Elles s’émouvaient, attendries, à la perspective des duos champêtres qui les attendaient, elles aussi, dans les chemins ombreux, sous les sapins noirs dorés par le soleil ou argentés par la lune.

Elles savouraient d’avance, le front penché sur leur tasse où fumait le café, les délices du décor où leur amour tranquille, sans ardeur et sans richesse, s’épanouirait un jour.

Clara troua le rêve qui s’épaississait comme un nuage de tempête, en jetant :

— Que celles qui n’ont pas de fiancé fassent le pèlerinage de Saint-Vit ! Là, mesdemoiselles, parmi les bêtes horribles, on trouve le Prince charmant !

L’intérêt se réveilla. Les cuillères qui remuaient doucement le breuvage national s’arrêtèrent.

Une voix bondit d’entre des dents et fit l’effet de griffer le silence où toutes attendaient, palpitantes :

— Comment ?

La superstition incrustée au cœur des jeunes filles se montra vivace comme une plante éternelle. Des explications furent demandées.

Louise rougissante regardait Clara avec reproche, mais cette dernière, sans paraître prendre garde à l’éloquence des yeux suppliants, narra le « miracle » avec des airs sérieux et plaisants tour à tour.

Ses auditrices ne furent pas dupes complètement, mais il leur plaisait qu’un peu de mysticisme se mêlât aux événements. Elles eurent des exclamations amusées où se devinaient quelques réticences, et tout en protestant se promirent de se promener plus souvent à Saint-Vit pour conjurer le sort.

Enfin, par petits groupes, elles se séparèrent avec de bruyants au revoir !

Les deux amies allèrent chez Mme Streicher, où la charrette anglaise que Louise prenait pour ses courses, devait attendre. Dès qu’elle fut seule avec Clara, elle dit :

— Pourquoi t’es-tu moquée ainsi de moi ?… pourquoi bâtir cette histoire de miracle, alors que c’est chez ta mère qu’Herbert m’a rencontrée ?…

— Il fallait bien leur dire, répondit vivement sa compagne, que c’était miraculeux, une alliance franco-allemande dictée par Dieu. Elles t’en veulent un peu d’avoir l’honneur d’être épousée par le plus riche parti de Saverne et par un bel homme, ce qui augmente leur mauvaise humeur. Herbert Ilstein est une autorité, papa le disait encore hier. Sa fortune s’accroît sans cesse… Il est très apprécié et sera sûrement conseiller…

Louise avait réprimé un mouvement de révolte en entendant qu’Herbert lui faisait « l’honneur » de l’épouser. Pour la première fois, elle sentit l’orgueil allemand passer dans l’âme de son amie.

Savoir que son fiancé ne comptait que des admirateurs, la rendait fière, bien qu’il lui déplût de penser qu’il pourrait être fonctionnaire.

Elle ne le voulait pas… Elle, Alsacienne, être la femme d’un de ceux qui oppressent les Alsaciens !… elle se promit de l’en dissuader au moment opportun.

Elle entra chez Mme Streicher et lui dit un adieu rapide. Celle-ci, une Allemande placide, aux bandeaux blonds, mêlés de gris, insistait affectueusement pour la retenir. Sa nullité grasse, empreinte de toutes les philosophies, dit les mots aimables qu’il fallait ; mais Louise, dans sa hâte d’être seule, déclina l’offre, et monta dans sa légère voiture, pour reprendre le chemin de Greifenstein.

Les paroles de Clara la hantaient.

Elle ne s’imaginait pas qu’on pût la jalouser de sa conquête. Elle croyait se mésallier quelque peu en épousant Herbert et, aux yeux des vainqueurs, l’honneur était pour elle !…

Elle resta songeuse pendant un moment, mais avec la foi de la jeunesse elle mit son avenir sous l’égide de l’amour.

Ils seraient unis dans un idéal commun : le Bien. Planant encore plus haut, ils confondraient dans un même vol toute l’humanité.

Ces pensées la réconfortèrent et quand Herbert vint, le soir, avec ses fleurs parfumées, son regard plein d’amour et ses paroles enveloppantes, toute crainte disparut de son âme.

Dans un tourbillon de courses, d’essayages, de préparatifs divers, d’autres jours passèrent.


Le jour du mariage arriva.

Ce fut un matin, vers la fin de juin. La chaleur du soleil, atténuée par quelques nuages d’un blanc éblouissant, fleurissait la terre. Les richesses de l’été jaillissaient des jardins.

Quand Louise arriva devant l’église située dans la grande rue de Saverne, le soleil se dégagea pour la saluer. Ses rayons auréolèrent ses cheveux blonds et un murmure d’admiration l’accueillit.

Les cloches sonnèrent joyeusement dans la tour romane divisée en cinq étages.

La cérémonie, en raison du double deuil des jeunes gens, est très restreinte. Clara Streicher avec son fiancé et ses parents, quelques notables de Saverne, des Allemands principalement, y assistent. Beaucoup d’Alsaciens se sont abstenus ; quelques-uns cependant n’ont pas voulu laisser dans l’isolement complet la fille de leur ancien compagnon et se sont fait un devoir de l’escorter. Parmi eux, sont les deux témoins de Louise. M. et Mme Hürting ont envoyé de Nancy un souvenir, joint à un mot plein d’affection.

Les vœux se croisent, les souhaits s’échangent. Louise, légèrement ahurie, n’apprécie pas le ton des phrases, ne distingue pas le faux du vrai. Les circonstances la conduisent, l’entraînent… Elle ne voit qu’Herbert qui sourit, aimable, un peu hautain, et Marianne qui pleure, humble, abattue.

Après une collation rapide, Herbert arrache sa jeune femme aux souvenirs qui la retiennent, à Marianne muette et farouche. En hâte, elle dut dire adieu à la vieille bonne, et rejoindre son mari qui l’attendait avec impatience.

Ce fut pendant des jours l’enchantement de l’imprévu magique et charmeur, l’ivresse de deux âmes libres de s’épancher.

Louise ne s’aperçut pas, durant ce voyage, qu’Herbert était de nature un peu despote. Son commandement bref dans les hôtels, sa manière d’organiser les excursions sans prendre son avis, revêtaient à ses yeux les formes d’un tact profond, puisé dans le souci de lui épargner un effort.

Elle n’eut donc qu’à se laisser vivre, conduire en toute petite dont le consentement importe peu. Ses vingt-deux ans se trouvaient complètement annihilés par les trente ans très expérimentés d’Herbert. Elle n’en souffrait pas, à vrai dire. Ayant eu sa maison à diriger depuis la mort de ses parents, elle se plaisait à ce moment d’accalmie. Elle attendait son retour chez elle pour reprendre son autorité de femme d’intérieur.

Son mari, observateur et instruit, la renseignait brièvement sur les villes où ils passaient.

D’un air détaché, vivement, il faisait l’historique de chacune d’elles. Il glorifiait l’Allemagne plus par le fait même que par la chaleur de sa parole.

De Strasbourg, ils allèrent à Kehl pour s’embarquer sur le Rhin. Louise, toute au plaisir de ce voyage fluvial qu’elle ne connaissait pas, ne pouvait se rassasier du spectacle merveilleux qui se déroulait devant elle. Les rives qui glissaient et les villages qui semblaient se précipiter rapidement des collines au-devant du bateau, l’amusaient.

Ils descendirent à terre pour visiter la jolie ville de Carlsruhe. Ils virent Spire, à la célèbre cathédrale ; Manheim, la beauté du grand-duché de Bade, régulièrement bâtie et pittoresquement posée au confluent du Nectar et du Rhin ; Worms, la ville antique, ayant appartenu aux Romains ; Mayence, dont l’origine remonte avant Jésus-Christ.

Louise admirait la mémoire prodigieuse d’Herbert qui, sans guide, lui donnait tous les détails principaux. Elle vivait dans un monde étrange, car, par lui, les monuments, les pierres mêmes vivaient.

Il ne put maîtriser un peu d’orgueil en frappant le sol de Mayence du bout de sa canne. À Louise muette, il apprit que les archevêques de cette ville eurent, seuls, le droit, dès le viiie siècle, de couronner les empereurs d’Allemagne.

Les deux derniers mots, que pour la première fois elle lui entendait dire, se gonflaient comme des notes dont on veut faire valoir toute la sonorité.

En le regardant, elle songeait que presque toutes les histoires des villes se traduisaient dans la bouche d’Herbert par des querelles entre la France et l’Allemagne ; les sièges toujours admirables, soutenus par des héros français, mais la gloire acquise aux Allemands.

Dans la cathédrale byzantine qu’Herbert lui fit admirer, elle pria pour que la lutte entre son amour et son patriotisme alsacien n’ait pas un sort analogue à celui des villes obligées de se rendre, car elle sentait tout à coup fermenter en son âme comme une semence tumultueuse qui trouve une issue pour grandir. Pour la développer, avait-il donc fallu le soleil continu de la gloire germanique qu’Herbert s’ingéniait à faire briller ?

Elle ressentit une détente en arrivant à Bieberich. Ils s’arrêtèrent pour faire un séjour à Wiesbade, la célèbre cité thermale. Ce fut le tour des chemins ombreux et des promenades douces prévues par Clara. Elle reconquit son calme. La foule des baigneurs et des touristes l’égaya. Herbert perdit sa peine en lui contant les diverses phases de cette ville tout illuminée par la beauté du site. Elle n’eut aucune tristesse en entendant les malheurs par lesquels elle passa de par la barbarie des hommes. Sa pensée était captivée par la diversité des types cosmopolites qu’elle croisait ; ses regards se distrayaient aux chatoiements des étoffes claires qu’arboraient les femmes sous un soleil de juillet inlassable.

Une joie lui vint quand Herbert célébra l’entente parfaite de ce nombre relativement restreint d’habitants pratiquant des croyances différentes. Tous les cultes exercés avec la même liberté, appréciés avec le même respect, la remplirent d’espoir. Elle formait un rapprochement avec son propre cas et se promit d’avoir beaucoup d’indulgence pour les convictions patriotiques d’Herbert, afin de l’amener plus tard, tout doucement, à ce qu’elle désirait : un ami de l’Alsace. Il garderait, sans nul doute, vis-à-vis d’elle la même attitude.

Une sérénité nouvelle détendit ses traits, et ce fut d’un regard empreint de ces dispositions qu’elle visita les temples où se renouvelle la foi des hommes. Toute recueillie, elle s’extasia devant la chapelle russe splendide que l’amour d’un duc pour sa femme fit élever, et devant laquelle s’arrêtent les touristes émerveillés.

Il fallut s’arracher de Wiesbade. Ils entrevirent Coblentz et Bonn, la ville universitaire que Louise voulut parcourir, étant une disciple fervente de Beethoven.

Ils terminèrent par Cologne, remplie de casernes et d’églises. Son aspect sombre impressionna défavorablement la jeune femme. Elle n’eut aucune admiration pour les clochers nombreux qui la hérissent, ni pour la cathédrale, ce joyau gothique.

Elle n’aimait plus que le soleil, la gaîté. Elle se blottit dans l’amour d’Herbert qui la sentit plus affectueuse et plus tendre.

Ils se sauvèrent de Cologne chamarrée des réclames de son eau parfumée et prirent le chemin du retour, délaissant le Rhin. Ils s’arrêtèrent à Trèves, fameuse sous la domination romaine.

Mais Louise commençait à se fatiguer de cette vie nomade ; elle pria Herbert de l’écourter.

Ils rentrèrent à Saverne à la fin de juillet par un soir enchanteur.

Le chemin de Greifenstein fut pour elle l’oasis attendu qui l’inonda de joie. Elle respira avec volupté la senteur des genêts, des bruyères hautes et touffues. Les sapins sombres se découpaient sur le ciel encore clair. Une véritable promesse de calme se propageait tout alentour ; la douceur de vivre la pénétra comme un parfum, l’enveloppa comme une pensée unique. Les jours futurs ne seraient plus qu’une succession d’heures jolies, attachées les unes aux autres par l’affection vigilante de son mari.

Une grande reconnaissance la souleva. Elle se serra contre Herbert dans la voiture qui les ramenait. Elle eut un besoin de paroles, de protestations d’amour. Passant son bras sous celui de son mari, elle murmura :

— Tu m’aimes ?

— Tu me le demandes encore…

— Tu m’aimeras toujours ?

— N’en es-tu pas sûre ?

Tout heureuse, elle l’embrassa et ne parla plus jusqu’au château.

Marianne les reçut et Louise se jeta dans ses bras.

Puis, vivement, sans se déganter, sans enlever son chapeau, elle fit le tour des pièces dont une partie était déjà remeublée luxueusement. Herbert la suivait, jouissant de sa surprise. Elle lui jetait des mercis sonores entremêlés de baisers légers comme des vols d’oiseaux.

Elle entra dans la galerie des ancêtres dans une pieuse pensée à l’adresse de ses parents. L’ameublement n’avait subi nul changement.

Les portraits des siens se trouvaient aux mêmes places, mais, leur faisant pendants, deux inconnus les effaçaient par leurs regards dominateurs et orgueilleux.

C’étaient le père et la mère d’Herbert.

Quelque chose se brisa dans son cœur. Un mot de pardon monta spontanément à ses lèvres vers son père.

Puis, elle comprit soudain, désespérément, que le vieux nid de faucons venait d’être accaparé par un aigle.