Sur le sol d’Alsace/03

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Bibliothèque Charpentier (p. 55-81).


DEUXIÈME PARTIE














I

Dix ans ont passé depuis le mariage de Louise. Le château de Greifenstein est complètement restauré ; le parc soigneusement entretenu, les jardins superbes qui l’entourent font ressortir la majesté du vieil édifice. Louise, éblouie par les améliorations modernes qu’il renferme, vit un rêve de luxe.

Mais elle est malheureusement la châtelaine du moyen âge, sans essor. La douceur d’Herbert glisse dans une indifférence apparente dont elle ne comprend pas le mobile. Elle ne peut cependant se plaindre d’aucun fait précis et la reconnaissance l’attache à son mari, mais elle cherche en vain, dans ses rapports avec lui, la tendresse amicale qui unissait ses parents, et malgré tous ses efforts pour en faire l’ami de toutes ses pensées, elle ne peut y parvenir. Que de fois le découragement l’aurait atteinte sans ses fils !

Ses fils !… De quel amour elle les entoure !… Que de caresses elle leur prodigue !…

Son Wilhelm a neuf ans. Et comme son père, il est intrépide, décidé, volontaire.

Le second, Fritz, un peu frêle, ne voit rien au-delà de sa mère et de Marianne. Il a les grands yeux bruns de Louise, dans lesquels une ombre semble passer. Sa ressemblance avec M. Denner s’accentue chaque jour et la vieille servante le fait souvent remarquer à sa jeune maîtresse.

Tous deux enchantent la vie de la châtelaine, un peu cloîtrée dans ses tours.

Ce soir, encore un soir de mai, elle est venue respirer la brise sur la terrasse du manoir. Il est huit heures. Herbert n’est pas rentré pour dîner, selon la coutume adoptée quelque temps après son mariage. Elle mange seule ou avec ses enfants, dans la vaste salle gothique.

Son mari rentre vers dix heures de la brasserie et se fait servir son repas. Elle a cru d’abord que des affaires ou des courses urgentes l’appelaient au dehors ; mais elle a dû se détromper devant le fait renouvelé presque quotidiennement, et elle n’eut plus qu’à se soumettre.

Au léger étonnement qu’elle a laissé paraître, Herbert, tranquillement, a signifié qu’il voulait vivre selon son goût. La vie de famille, telle qu’elle la concevait, se trouva donc brisée… Il lui fallait supporter ces mœurs qu’elle ignorait.

Elle fuit les regards de Marianne, évite surtout ses tête-à-tête, car la vieille bonne est révoltée des façons de « l’Allemand ». Les seuls moments de joie, en dehors de ses enfants, sont les rêveries sur cette terrasse, évocatrice de ses souvenirs.

De là, elle plonge dans le passé, ayant sous ses yeux Saverne dont les fortifications croulantes ne sont plus que des vestiges.

Où s’est envolée la poussière formée par les cinquante-deux tours vaillantes et les trois cent soixante-cinq créneaux dont se glorifiait la tradition antique ?

L’histoire des villes n’est-elle pas semblable à celle de certaines femmes ?… Louise, dans son isolement, dans la fantaisie de son imagination, se rapproche de cette sœur esclave, courbée sous le joug. Sa pitié croit entendre une plainte sortir de terre et cependant le soir est beau, la nature, pleine d’espoir…

L’Alsace est toujours prospère malgré l’effroi qui plane sur ses sillons ; mais Louise sait qu’un souffle français la vivifie ; qu’une espérance invincible frôle chaque pierre, enserre chaque arbre : la revanche. À mesure qu’elle se courbe sous la main autocrate du maître qui l’a prise, sa confiance grandit, car elle est faite de douleur, d’exaspération et d’amour.

Louise est maintenant en communion avec elle, car elle a compris son erreur. Si elle n’en convient pas tout haut, de crainte d’exalter Marianne, elle s’accuse tout bas. Sa vie, assombrie par la déception, par le remords n’a plus de satisfactions qu’en la tendresse de ses fils. Sans eux, comme elle regretterait son vieux manoir délabré, où végétaient les prunelliers sauvages, où grimpait librement le lierre, où s’enchevêtrait la vigne vierge.

Qu’importaient les allées négligées, où glissait le soleil d’entre les feuillages des arbres aimés, puisque la paix bienfaisante les parcourait.

La demeure seigneuriale s’imposait, relevée aux yeux des profanes, mais combien abaissée en sa splendeur orgueilleuse, dans l’esprit des Alsaciens ; dans le cœur de Marianne, patriote ardente, dans son âme, à elle, où surgit la flamme dévorante du regret.

Elle n’ose plus se trouver en face des portraits de ses ancêtres dont les regards semblent se détacher d’elle…

Un frisson l’ébranle… Ah ! mai peut lui apporter ses parfums printaniers ; les pommiers, secouer leurs pétales roses sur les prés ; les oiseaux, chanter le retour des harmonies divines, la tempête est au bord de son cerveau lourd.

Comme un flot vertigineux, ses pensées s’entremêlent, prêtes à déborder, mais retenues par deux digues puissantes ; ses fils et l’autorité d’Herbert.

Ce soir, comme tous les soirs, elle l’attend… Il veut la voir, devant lui, pendant qu’on le sert… Elle doit répondre à ses questions…

A-t-elle eu des visites et lesquelles ?… Quels sont les incidents survenus à l’intérieur ?

Souvent, elle a voulu retarder son repas à elle, mais il n’y a pas consenti, sous prétexte que son heure variait…

La nuit est tombée.

Un à un, les bruits se sont éteints. Saverne s’illumine. Les alentours de Greifenstein se précipitent dans l’ombre. On ne voit plus rien de la jolie vapeur bleue qui cendre les forêts. Les oiseaux de nuit commencent leurs rondes nocturnes. Les chauves-souris font des cercles rapides autour de la tête de Louise. Leurs ailes claquent au passage comme une étoffe au vent. La brise agite les branches ; les coups lents de l’heure frappent l’atmosphère paisible. La jeune femme en compte dix. La dernière vibration s’évanouit quand Marianne vint l’arracher à sa solitude :

— Monsieur est là…

Rapidement, Louise se rend dans la haute salle à manger où Herbert se trouve déjà.

— Bonsoir, Herbert !

— Bonsoir, chère !

Il ne se dérange pas pour l’embrasser… Elle s’assied et cherche à déchiffrer la pensée qui l’occupe, mais le front reste impénétrable. Pour entrer en conversation, elle prononce la phrase qu’elle emploie souvent et qui peut être prise pour un reproche affectueux.

— Comme tu es rentré tard aujourd’hui !

— C’est possible… Je me suis attardé en discutant avec le maire à la brasserie… à propos de l’Alsace…

— Puis-je savoir ?

— Les femmes n’entendent rien à ces questions, répondit-il brutalement ; plus doucement il continua :

— Les enfants sont couchés ?

— Depuis longtemps, Herbert…

— Wilhelm ne souffre plus de sa jambe ?…

Le petit garçon était tombé de cheval quelques jours auparavant. M. Ilstein l’emmenait parfois jusqu’à l’usine, tout en lui donnant une leçon d’équitation.

— Non, dit Louise, cela ne sera rien… mais, sois prudent avec lui, Herbert…

— Un Allemand ne doit rien craindre !…

Un Allemand !… Louise pencha le front.

Combien son rêve s’éloignait !… Déjà, elle souffrait par Wilhelm inconscient, auquel son père rapportait des travestis d’officier de uhlans, des boîtes de soldats. Le petit, très ardent, jouait à la guerre, réclamant des soldats français pour les battre encore.

Elle pressentait que son supplice augmenterait avec l’âge croissant de ses fils.

Herbert finissait son repas. Il la pria de sonner pour lui commander une tasse de café. Elle chassa ses pensées et parla de Fritz.

— Il est timide, craintif… mais si doux… si…

— Intéressant pour une mère, interrompit Herbert, mais pas encore pour moi… Ne le gâte pas trop… songe qu’il faut en faire un homme.

— Il est moins fort que Wilhelm… il demande des soins…

— Je le sais… mais n’exagère pas…

Sur ces derniers mots, il se leva, jetant sa serviette sur la table ; il alluma un cigare pendant que le domestique apportait le café.

Quand il fut sorti, Herbert reprit :

— Je désire surtout que les enfants ne soient pas laissés seuls avec Marianne…

— Je n’ai confiance qu’en elle, dit Louise surprise.

— Je rends justice à ses qualités, mais elle est trop Alsacienne pour ne pas éveiller ma méfiance. Elle détonne dans ma maison. Je l’ai gardée par égard pour toi, mais surveille-la… je ne veux pas qu’elle fausse l’esprit de mes fils par son patriotisme outré…

Louise, atterrée, commença :

— Je n’ai jamais remarqué, dans son service auprès des enfants, qu’elle ait…

— J’ai entendu certaines paroles qui m’ont déplu, interrompit Herbert. — Or, je tiens à ce que mes fils n’aient aucun doute sur la grandeur allemande. Les cerveaux d’enfants reçoivent toutes les impressions… il en est qui sont difficiles à extraire… J’ai pu te convaincre de notre supériorité, mais je sais que Marianne nous est hostile… Pendant que nous élèverons ces deux jeunes âmes dans l’amour de leur patrie, il ne faut pas que cette servante vienne y jeter des germes malsains…

Voyant Louise dont les lèvres pâlies tremblaient, il poursuivit affectueusement, dans un de ces retours survenant de temps à autre :

— Allons, Louise, ne fais pas cette mine attristée, ta vieille bonne te restera, si elle observe mes recommandations…

Ils se retirèrent dans leur chambre où se dressaient deux lits jumeaux sur un tapis d’Orient. Des lampas tapissaient les murs sur lesquels ressortaient quelques œuvres de grands maîtres allemands.

Avant de se coucher, Louise s’arrêta dans la pièce où dormaient ses enfants qui ne s’éveillèrent pas sous les baisers de leur mère.

Alors que son mari, depuis longtemps, était plongé dans le sommeil, Louise songeait encore.

Toute sa pensée allait vers son père, vers sa mère qu’elle implorait. Ah ! pourquoi ne lui avaient-ils pas inculqué l’amour de l’Alsace avec plus de force ?… Pourquoi s’être tus, alors que sa jeune âme aurait récolté avec fruit les paroles utiles devenues pour elle le guide de la route à suivre ?

Pourquoi n’avoir pas agi avec elle, comme procédait Herbert avec ses fils ? Tardivement, tous les sentiments latents qui gisaient en son être, se levaient, mis en pleine lumière, par l’ardent patriotisme de son mari.

Maintenant seulement, elle se sentait Alsacienne parce qu’elle luttait, épousant toutes les rancœurs de la terre annihilée.

Elle s’apercevait, trop tard, que deux races ennemies ne peuvent s’unir, malgré le mirage de l’amour qui les aveugle un moment.

À quoi lui servait d’être la descendante d’un sang illustre entre tous, pour être abaissée par la force du vainqueur ? Sa fierté se souleva… Les qualités fameuses de son ascendance se révélaient et sortaient superbes, de son cerveau plein de fièvre.

Son exaltation prenait, dans la nuit, la forme d’un cauchemar dont elle ne pouvait se dégager. Une émotion nouvelle l’incitait à se révolter contre la destinée subie. Sa sensibilité de Française se levait contre ce rôle de servitude.

Tous ses efforts pour être une associée de son mari aboutissaient à le rendre plus dédaigneux ; elle se promettait de ne plus tolérer à l’avenir de semblables procédés ; elle voulait être aussi une autorité dans son domaine.

Elle s’endormit enfin, ivre d’énergie, lourde de visions.

Quand elle se réveilla, l’existence de la veille reprit…

Les occupations de son intérieur l’enchaînèrent ; elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur les découvertes faites en elle.

Ses fils, comme d’habitude, prirent une partie de son temps. Toute son exaspération de la nuit fondit dans le soin apporté à leur toilette.

Ce moment du matin était son heure exquise, car les enfants se trouvaient vraiment à elle. Encore sous la torpeur du sommeil, leurs caresses étaient plus abandonnées, plus multipliées.

Ce jour-là, dès que Wilhelm la vit, il vint rapidement l’embrasser en lui disant gaîment :

— Maman !… Marianne nous affirme que tu es française et que grand-père et grand-mère Denner l’étaient aussi !… Mais tu penses bien que je ne l’ai pas cru… est-elle folle, cette pauvre bonne !…

Et le jeune garçon rit aux éclats.

Ces mots frappèrent Louise en plein cœur. La lutte prévue se dessinait… Elle se tourna vers Marianne qui habillait Fritz et lui dit :

— Pourquoi, malgré tout ce que tu devines, soulèves-tu de pareils sujets ?

— Pardonnez-moi, s’écria Marianne, mais mon sang m’étouffe quand j’entends ces petits, abîmer déjà notre France… et se moquer des Alsaciens… On ne peut leur laisser ces idées-là dans la tête…

Wilhelm écoutait, les yeux écarquillés :

— Tu n’es pas française, dis, maman ?… recommença-t-il d’un ton suppliant.

Quelques jours auparavant, Louise n’aurait pas répondu. Par un biais, elle eût écarté ce sujet angoissant, mais son âme, forte du courage survenu soudain, la fit spontanément répondre :

— Je suis française…

Son fils aîné ouvrit des yeux énormes, puis recula… Il éleva les bras dans un geste d’étonnement indescriptible, puis il éclata en sanglots longs et bruyants.

Affolée, Louise se rapprocha de lui pour le calmer, mais il s’éloigna d’un bond brusque en criant :

— Ne me touche pas !…

Des larmes vinrent aux yeux de la mère ; ses mains se tendirent vers lui, tandis que Fritz l’enlaçait en disant doucement d’une voix timide :

— Cela ne fait rien que tu sois française, petite maman, je t’aime bien quand même…

Louise l’embrassa tendrement, mais cette délicate déclaration, ne pansait pas la plaie que venait de lui faire Wilhelm.

Elle fit signe à Marianne de sortir et alla près de l’enfant qui s’obstinait à rester dans un angle de la pièce, le regard à terre.

Elle le supplia, prenant le ton dont on use avec les petits :

— Mon Wilhelm, ne pleure plus… songe au chagrin que tu me fais… est-ce que je ne t’aime pas beaucoup… beaucoup ?… ai-je été méchante avec toi ?…

— Oh ! non… non… cria le pauvret en s’élançant à son cou.

— Alors…

— Mais dis-moi que tu n’es pas française, dis-le-moi… insista-t-il, en se pressant davantage contre elle.

Ses bras l’entouraient d’une étreinte étroite, pendant que ses baisers couraient sur le visage penché au-dessus de lui il répétait, dans son entêtement nerveux :

— Dis-le-moi, maman, dis-le-moi…

Sa demande prenait tour à tour les accents caressants d’une prière et la violence de la menace. Louise ne répondait pas ; sa conscience livrait un combat terrible. Elle craignait de faire du mal à son fils en formulant la même réponse et cependant elle ne voulait pas se rétracter…

Fritz, assistant muet de cette scène, eut une inspiration comme en ont parfois les tout petits. Il dit joyeusement à son frère :

— Tu vois bien que maman a voulu te taquiner !

Wilhelm, dans son besoin de croire, accepta cette version. Il demanda pourtant :

— C’est vrai, maman, dis ?…

Déjà une lueur de joie traversait ses yeux et sans attendre de réponse, il se blottit contre sa mère en murmurant :

— J’aurais eu tant de peine, vois-tu, maman ! Notre précepteur nous raconte tant de mal des Français que j’étais triste que tu en sois…

Ces paroles tombèrent comme du plomb sur le cœur de Louise. Des cris de protestation allaient jaillir de ses lèvres, mais elle les retint, car elle ne pouvait discuter avec son enfant. Elle se tut, serrant son fils plus fort contre elle, comme si, de ce geste, elle eut écrasé toute mauvaise pensée.

Quelques minutes après, Wilhelm entrait dans la salle d’études où son précepteur l’attendait.

Louise resta seule avec Fritz dont les grands yeux la suivaient, profondément observateurs. Sérieux comme un petit homme, il achevait de s’apprêter pour l’heure de sa leçon. Il bavardait, gentil, puéril, cherchant un sourire sur le visage de sa mère. Son front intelligent semblait suivre une idée ; brusquement, sans un mot qui eût fait pressentir la phrase qui s’échappa de sa bouche fraîche :

— Petite maman, quand je serai grand, je serai français !…

Elle le prit dans ses bras, et en l’embrassant elle pleura des larmes de joie, des larmes libres qui enlevaient une douleur, qui la débarrassaient de tourments au milieu desquels se débattait sa déchéance.

Le petit Fritz l’examinait. Son jeune cerveau entrevoyait une chose qu’il ne pouvait comprendre.

Ils restèrent tous deux silencieux, lui serré contre elle, comme pour la préserver de toute atteinte. Enfin Louise reprit possession de tout son sang-froid et blâma sa faiblesse. Elle s’essuya les yeux et, s’adressant à Fritz, lui dit doucement :

— Va dans la salle d’études, mon mignon, M. Leiter doit t’attendre…

— Tu ne pleures plus ?… questionna le petit, inquiet.

— Non, mon chéri…

Il sortit à pas lents, se retournant pour l’observer.

Elle lui sourit tout en sentant les larmes trembler encore au bout de ses cils.

Cependant, une douceur descendait en elle.

Le mot d’un enfant, dicté par l’élan d’une tendresse pure, l’illuminait.

Bien qu’elle se défendît d’y attacher une importance trop grande, cette déclaration soudaine la remplissait de réconfort. Une sorte de justice la compensait de ses déboires, la relevait aux yeux de son passé. Elle savait pourtant que rien ne survivrait à ce souhait enfantin, Herbert veillait trop à l’unité de la famille… mais il lui était doux de penser à ce que des lèvres balbutiantes avaient prononcé, et sa fierté s’en augmentait.

Une tranquillité l’apaisait. Les paroles si cruelles de Wilhelm disparaissaient sous les mots consolateurs de Fritz.

Et, forte de cet appui, cependant peu précis, elle s’occupa de menus rangements.

Elle s’inquiéta tout à coup de Marianne qui l’aidait habituellement.

Elle la chercha dans la lingerie, mais elle ne l’y vit point. Elle l’appela, aucune réponse ne lui parvint et les domestiques, questionnés, ne purent la renseigner.

Elle se rendit alors dans la chambre de la vieille domestique et la trouva tout agitée devant la photographie de ses anciens maîtres.

Surprise, elle demanda :

— Que fais-tu, Marianne ? À quoi songes-tu ?

— Je suis bien malheureuse !

— Pourquoi ?

— Ah ! si je pouvais partir !… mais j’ai promis de rester…

— Que veut dire cela ?… Tu m’abandonnes ?…

La servante, les lèvres serrées par l’émotion, les gestes saccadés, répondit :

— J’ai honte de vivre dans une maison où la France est méconnue et l’Alsace bafouée… J’aimais trop mes maîtres pour supporter de semblables attaques.

— Marianne… je t’en prie, je le supporte bien, moi !

— Oh ! vous !… ce n’est plus la même chose !

— Comment ?

— Vous n’êtes plus alsacienne… je vous l’avais prédit… vous vous souvenez ?…

— Dis que je ne l’étais pas ! riposta Louise impétueusement, mais maintenant, je le suis ! De tous les souvenirs malheureux que mes parents m’ont à demi cachés dans la crainte d’assombrir mon enfance, une certitude est née !… Ce que je n’ai pas voulu comprendre à l’époque de mon mariage… je le sens… Il a fallu que mon petit Fritz achevât de m’éclairer.

Elle rapporta les paroles de l’enfant, puis elle parla longtemps encore…

Un besoin de s’épancher, de raconter sa douleur si longtemps contenue, la poussait vers le cœur grand ouvert de Marianne. Ses pensées de la nuit palpitaient au jour brillant. Le soleil les projetait hors de l’obscurité de son âme. Une à une elle les jetait comme le vendangeur lance dans le pressoir les grappes vermeilles de maturité.

Marianne l’écoutait émerveillée. Penchée vers sa jeune maîtresse, sa figure se déplissait dans un sourire heureux. Elle joignait les mains en disant presque bas :

— Louise… ma Louise…

Puis elle se taisait, les lèvres entr’ouvertes.

Soudain une ombre passa sur son front et elle interrompit Louise pour dire :

— Et monsieur ?

Sans se troubler, avec l’ardeur d’un courage nouveau, Louise répondit :

— Il aime sa patrie… je n’ai pu lui faire aimer la mienne… n’ai-je pas le droit, à mon tour, de revenir à mon premier devoir ?…

La servante hocha la tête.

— Et Wilhelm ? dit-elle lentement.

— Wilhelm…

Louise s’arrêta court. Un froid la glaça tandis qu’une voix intérieure lui criait : « Il faut qu’une mère ait la même patrie que son fils ». L’abîme lui parut insondable… Oui… pensa-t-elle, ce sont les mères qui forment les cœurs, et comment peuvent-elles inculquer un sentiment qu’elles n’éprouvent pas ?

La réponse différée par l’intervention de Fritz n’était qu’ajournée. Elle savait qu’un moment arriverait où Wilhelm ne se laisserait plus distraire et qu’il dirait à sa mère :

— De cette Allemagne, que mon père m’apprend seul à connaître, pourquoi n’en fais-tu pas partie ? et pour cette France, dont tu ne parles jamais, mais que tu portes dans ton cœur, comme une Alsacienne fervente, qu’as-tu fait ?

Avouerait-elle alors sa détresse ? son patriotisme tardif mais d’autant plus fort ? Accuserait-elle l’indifférence des générations récentes dont elle comprenait maintenant toutes les périlleuses conséquences ?… Louise sent l’angoisse la terrasser. Un effort chasse son malaise. Marianne est debout devant elle, dans une attitude désolée et pleine de respect pour sa rêverie.

Elle doit oublier ses propres souffrances pour réconforter la pauvre femme. Elle lui dit :

— Laissons les choses s’accomplir… Mais, Marianne, je t’en supplie, ne me parle plus de départ… j’ai trop besoin de toi…

— Ah ! si je ne vous aimais pas tant, sanglota Marianne, il y a longtemps que je ne serais plus ici !

Louise embrassa la fidèle servante dont les joues tremblaient sous l’excès de l’émotion. Puis, sans ajouter un mot, le cœur serré par cette succession d’incidents, elle alla dans le parc. Un besoin d’air, de mouvement la poussait hors de sa demeure où elle étouffait. Ses pensées tourbillonnaient sous son front et la fièvre enflammait son visage.

Elle passa devant la fenêtre ouverte de la salle d’études. M. Leiter, le précepteur, disait :

— L’Allemagne est puissante parce que…

Elle pressa le pas et courut presque pour échapper à la hantise impitoyable.

Le parc s’éclairait de lueurs florales. Les feuilles remplaçaient les bourgeons épais ; les oiseaux vivement tournaient autour des nids.

Louise marcha longtemps, la tête baissée, les mains croisées derrière le dos. Sa robe, d’un mauve pâle, lui donnait l’air d’un iris incliné sous la tempête.

Une brise l’effleurait par intervalles soulevant des boucles de ses cheveux. Un geste instinctif de sa main les remettait en place.

Des mouches dorées voltigeaient dans les rayons ; leur bourdonnement était semblable à la vibration d’une toupie éolienne. Des crocus pâles montraient leurs calices. Louise s’arrêta devant une touffe de violettes qui fleurissait au bord du chemin. Elle la cueillit et en respira le parfum.

Le calme lui revenait par la douceur de la nature.

Elle s’adossa, lasse, au tronc d’un chêne, dont le faîte dominait la vallée depuis de lointaines années, et oublia pendant quelques instants la réalité, toute conquise par le charme du printemps.

Le sifflement d’une sirène montant du Ramsthal la fit tressaillir… Comme une note discordante qui détruit une harmonie, ce cri strident la replongea dans ses soucis.

Son mari allait rentrer.

Elle se hâta vers sa demeure et entendit ses fils qui l’appelaient.

Elle modula légèrement le chant qui leur servait de ralliement dans les allées nombreuses de la propriété. Leurs voix répondirent comme un écho fidèle et, rapidement, ils furent à ses côtés. Sur leur visage, nulle trace ne subsistait de l’incident du matin.

Ils s’emparèrent chacun d’un bras de leur mère et se dépensèrent en bavardages joyeux. Ils cheminaient tous trois, beaux d’une élégance toute française, dans le soleil de midi aux ombres réduites.

Comme ils entraient dans le hall immense qui précédait la salle à manger, le précepteur qui les vit s’avancer, s’exclama dans son emphase de pédagogue :

— Bravo !… Le tableau que vous offrez est charmant !… L’Allemagne n’aura pas que des guerriers, grâce à ses femmes qui sont sa poésie !…

Et il s’inclina plusieurs fois gauchement. Les mouvements de son corps se reflétaient dans les mosaïques.