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Sur le sol d’Alsace/04

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier (p. 83-110).

II

À quelques jours de là, Louise eut une grande joie. Marianne vint la trouver d’un air radieux en s’écriant :

— M. et Mme Hürting sont à Saverne !… Les Hürting !… Le passé revivait.

Elle questionna Marianne avidement. Celle-ci avait appris la nouvelle par le jardinier. Leur maison était ouverte et il avait vu la vieille dame à une de ses fenêtres.

Louise, envahie par les souvenirs, allait et venait avec agitation. Elle se retenait pour ne pas se rendre immédiatement chez les vieux Alsaciens. Le présent s’effaçait dans une sérénité soudaine. Il lui semblait qu’elle allait entendre son père, sa mère, par les lèvres de leurs amis.

La matinée lui parut affreusement longue. Elle épiait l’aiguille sur le cadran et regardait monter le soleil, mais tous deux suivaient leur route machinale sans égard pour son impatience.

Son visage resplendissait. L’expression soucieuse qu’il revêtait habituellement comme un masque, disparaissait dans un rayonnement inaccoutumé.

Au repas de midi, Herbert en fît la remarque :

— Quel bonheur t’inonde ce matin ?

Elle répondit, la voix vibrante :

— Les Hürting, les meilleurs amis de mes parents, sont revenus. Ils habitaient Nancy depuis plus de quinze ans et leur retour est une résurrection de toute mon enfance…

Herbert fronça le sourcil. Des Alsaciens… Cependant il ne fit aucun commentaire. Il connaissait l’affection que Louise portait aux Hürting et savait qu’elle ne lui pardonnerait pas la défense qu’il pourrait lui faire de ne plus les fréquenter. Puis, il se croyait sûr d’elle ; de plus, ne fallait-il pas que les Allemands aient des dehors corrects et aimables envers les vaincus, afin de se les gagner ?

Après un silence, il demanda :

— Tu iras les voir, quand ?

— Dès cet après-midi… répondit Louise d’un ton dégagé.

Herbert la regarda, puis avec autorité, dit :

— Tu laisseras les enfants ici, n’est-ce pas ?

Louise supplia :

— Je comptais les emmener… Les Hürting seraient si heureux de voir mes fils…

Involontairement, elle avait prononcé « mes fils ». Elle eut peur tout à coup qu’Herbert n’en fût froissé et ne vît dans ce possessif l’intention de l’éloigner. Pour réparer, elle ajouta vivement :

— Tu m’accompagneras ?

— Non… je suis trop occupé…

Il hésita, puis reprit :

— Je préfère que tu ne prennes pas les enfants avec toi.

— Pourquoi ?… murmura Louise étonnée.

— Je le préfère…

La réponse, sèchement accentuée, serra le cœur de la jeune femme.

Wilhelm et Fritz regardaient leurs parents en cherchant à comprendre.

Louise n’insista pas. Quand Herbert fut seul avec elle, il s’expliqua :

— Je crains l’influence de ces chauvins sur des imaginations trop ouvertes…

Elle essaya de combattre à son tour :

— Ne puis-je emmener Fritz ? il est si jeune… puis il ressemble à mon père… et cela ferait tant de plaisir à M. Hürting…

Herbert réfléchit une seconde. Sa vanité l’emporta. N’était-ce pas un triomphe pour lui d’avoir fait refleurir des rejetons nouveaux sur le sol conquis ? Ses fils étaient beaux…

— Soit… tu peux prendre Fritz…

Toute gaie, elle se sauva pour revêtir une toilette de ville.

Bientôt après, elle montait dans le coupé qui remplaçait maintenant la charrette anglaise. Fritz, assis à ses côtés, semblait tout fier d’être seul avec sa mère.

Mai tiède, odorant, répandait les derniers effluves de ses lilas. La forêt, pleine d’oiseaux qui s’envolaient au passage de la voiture, exhalait sa fraîcheur résineuse. Les pousses nouvelles des sapins sortaient, vert pâle, de leurs enveloppes brunes. Le coupé roulait sans bruit sur le chemin où les chevaux, de leurs sabots, lançaient le sable dans le soleil.

La voiture longea la Zorn qui coulait paisible entre ses rives renouvelées par le printemps. Des joncs se penchaient sur l’eau où des martins-pêcheurs venaient se mirer.

Après avoir traversé le canal, le cocher entra dans la grande rue de Saverne où habitaient les Hürting.

De temps à autre, l’on croisait des femmes en costume national, le large nœud sur la tête, le fichu arrondi devant avec les pointes nouées dans le dos, la jupe courte et froncée recouverte par le tablier orné de dentelle.

La voiture ralentissait, gênée par les vieux pavés, d’où jaillissaient des étincelles sous le choc des fers. Des enfants se garaient en criant ; des charretiers se rangeaient et des moineaux, au milieu de la chaussée, la quittaient au dernier moment, alors que l’on croyait les écraser.

Ils arrivèrent devant la maison. Un rideau s’écarta au bruit des roues ; une fenêtre s’entrebâilla et une tête à cheveux blancs vint s’y pencher. Louise, avec un signe amical, lança un gai bonjour. Une exclamation retentit et, dans un temps relativement court, la porte s’ouvrit et une vieille dame étendant les bras vers Louise, s’écria :

— C’est bien toi ?… Dieu te bénisse, ma chère enfant !

— Chère madame Hürting… chère madame Hürting !…

Louise ne pouvait proférer que ces mots.

Derrière sa femme apparut M. Hürting. Grand, sec, les moustaches et la barbiche blanches, ses yeux bleu clair riaient dans sa figure colorée.

Il cria gaîment :

— Ne vous donnez pas en spectacle dans la rue… vous allez provoquer un rassemblement… et les Allemands viendraient nous faire un procès…

Il se mordit subitement les lèvres, car Fritz l’écoutait curieusement.

— Ah ! monsieur Hürting, dit Louise joyeusement, vous êtes bien toujours le même !…

Et ses deux mains tendues se perdirent dans celles du vieil Alsacien qui l’embrassa paternellement.

— Ma petite Louise !… T’ai-je assez fait sauter sur mes genoux !…

Et comme Fritz le regardait de plus en plus étonné, ne pouvant pas s’imaginer que sa maman ait pu être petite, il le prit dans ses bras et l’éleva de terre en criant : « Houp ! houp ! »

En le reposant sur le sol, il lui demanda :

— Eh bien ! allons-nous être de bons amis, tous les deux ?… Viens voir mon crocodile empaillé !

L’enfant, gagné par ces façons familières, le suivit et l’on entendit bientôt des éclats de rire traverser les corridors sonores.

Louise, accaparée par sa vieille amie, retrouvait une à une ses impressions d’autrefois. Le passé sortait de l’ombre et s’avançait en pleine lumière. Elle ne se lassait pas de regarder autour d’elle ; un besoin enfantin la poussait à toucher les meubles fanés du salon démodé ; à s’asseoir sur le canapé recouvert d’un antique reps puce ; à jouer avec les glands des coussins ronds qui s’accrochaient au dossier par une cordelière.

Elle revoyait, telle qu’elle la connaissait, la carpette déteinte dont elle se rappelait le dessin : des roses rouges épanouies sur un fond vert. Là, dans ce coin, se dissimulait une tache qu’elle se souvenait d’avoir faite, en marchant sur un pétale de bégonia cueilli dans le jardin.

La pendule empire sonna trois heures, et le son de cette voix lointaine confondit dans son âme tous les souvenirs ensevelis. Un attendrissement la précipita sur le cœur de la vieille dame.

Elle s’écria :

— Si vous saviez !… ah !… si vous saviez !…

Et les confidences emmêlées, les plaintes puériles, les riens innombrables, coulèrent de ses lèvres comme une source chargée des mille fétus recueillis au cours de son chemin.

La bonne dame l’écoutait avec chagrin.

Elle ne dit pas :

— Tu savais pourtant que ton fiancé était l’ennemi héréditaire de notre race… qu’attendais-tu ?

Non… Des consolations se posaient comme un rayon vivifiant sur les phrases douloureuses.

Un grand soulagement détendait le cœur de Louise et un moment vint où ses plaintes ne furent plus qu’un soupir.

Mme Hürting dit :

— Ma pauvre enfant, ne désespère pas…

Puis elle se leva tout en continuant :

— Passons dans la salle à manger… Nous n’avons pas perdu, à Nancy, l’habitude de notre café au lait… nous avons cela de commun avec l’Allemagne… ainsi que notre langage… Tu as cru faire pour le mieux… tout peut s’arranger… Tes parents n’auraient pas aimé M. Ilstein, c’est probable, mais ils seraient fiers de voir leur vieux nid consolidé… Ils te pardonnent à cause de ce sentiment… et de tes souffrances…

À ce moment, M. Hürting vint les appeler. Fritz, familiarisé, lui donnait la main. Sur sa tête blonde, un képi français à deux galons d’or, dansait, trop large… Louise tressaillit… Une vision passa devant ses yeux… elle n’eut pas le temps de s’y appesantir, l’enfant la tirait par la main, en annonçant :

— Maman, viens voir le superbe gâteau alsacien ! Jamais je n’en ai vu d’aussi gros !…

Sur la table, où la nappe posait son éblouissement, des tasses blanches à filets bleus s’alignaient. Au centre, s’érigeait en effet un immense gâteau aux côtes d’un brun pâle. La servante apporta le lait et le café fumants, et Louise, avec recueillement, reprit la place occupée naguère…

L’air entrait par la fenêtre ouverte donnant sur le jardin. Les branches d’une vigne vierge tombant de la vérandah, se balançaient aux souffles d’une brise qui venait mourir contre la maison. Le soleil, passant à travers les rameaux, envoyait sur le couvert des ombres claires qui bougeaient.

On s’entretint joyeusement, grâce à M. Hürting, dont la gaîté ne tarissait guère. Les diverses notabilités de Saverne furent évoquées. Depuis seize ans, bien des changements bouleversaient la ville. Beaucoup d’Alsaciens avaient fui de l’autre côté de la frontière, si facile à franchir et si tentante ; beaucoup aussi ne vivaient plus…

M. et Mme Hürting revenaient dans le pays natal après bien des hésitations, mais l’amour du sol l’avait emporté. Ils voulaient s’éteindre dans leur vieille maison, où leur bonheur avait éclos, où la guerre avait passé.

M. Hürting voulait revoir les quelques compagnons qui lui restaient et mourir sur la terre d’Alsace, pour lui prouver qu’on ne l’abandonnait pas. Il avait soixante-dix ans déjà… Le temps pressait… ajoutait-il en riant.

Louise protesta, lui faisant des compliments sur sa santé florissante.

Puis, elle les assura tous deux du bonheur qu’elle éprouvait de les voir revenus. Ils seraient ses conseils ; sa force s’accroîtrait de leur présence.

Ils parlèrent de la famille Streicher.

Mme Streicher était veuve depuis quatre ans. Sa fille, mariée à Max Bergmann, habitait Saverne ; Louise la voyait fréquemment, leurs deux maris étant très intimes. Leur petite fille unique, Elsa, était une délicieuse enfant de huit ans.

Louise ne voyait presque pas d’Alsaciennes de son âge… tant de choses les séparaient… Une tristesse l’envahit de l’avouer.

Machinalement, ses doigts rangeaient symétriquement des miettes de gâteau sur la nappe. La lumière chaude et blonde l’éclairait. Sous la crudité des rayons, la jeunesse de ses trente-deux ans éclatait et la fossette du sourire gardait le même charme.

Tout à coup, la voix de Fritz demanda :

— Maman, veux-tu que j’aille à Nancy, avec M. Hürting ?

Louise s’effara. Herbert avait-il raison ? Les cerveaux d’enfants sont-ils une cire malléable où se gravent les empreintes ?… II fallait effacer celle-ci :

— Il faut d’abord, mon petit Fritz, que tu sois très sage, que tu apprennes bien et quand tu seras grand, nous verrons…

— Alors, je vais bien étudier mon français, pour le savoir quand je serai en France, tout à fait…

M. Hürting rit et Louise, gênée, se leva.

Que s’agitait-il dans cette âme fraîche ? La lignée ancestrale envoyait-elle ce souffle à travers les années multiples ? et Fritz ressentirait-il d’autant plus violent l’amour de la France et de l’Alsace, qu’elle l’avait ignoré un jour ?…

Elle prit hâtivement congé de ses vieux amis. Ils se récrièrent sur sa courte visite, mais elle allégua différentes courses, indispensables, d’ailleurs.

Elle devait passer chez les Bergmann, pour les prier de venir fêter l’anniversaire d’Herbert qui se trouvait être le lendemain, et elle demanda timidement à M. et à Mme Hürting de se joindre à eux…

Pendant que lui se taisait, sa femme répondit doucement :

— Des vieux comme nous restent chez eux, ma chérie… Nous serons toujours heureux de vous voir ici…

Louise comprit. Elle serait toujours chaudement reçue… mais comment avait-elle pu penser un instant que des Alsaciens, émigrés pendant des années pour fuir le joug actuel, franchiraient le seuil d’un Allemand ?…

Greifenstein ne comptait plus pour eux.

Elle s’en alla, les yeux embrumés par cette pensée cruelle.

Fritz, près d’elle, devisait joyeusement, tout excité par l’imprévu de cette visite.

Les Bergmann habitaient non loin de là. Louise sonna chez son amie.

Une femme de chambre la fit entrer dans un salon moderne où Clara, très vite, vint la rejoindre.

Mme Bergmann s’épaississait. Toute la placidité de sa mère se reflétait sur ses traits, mais sa voix encore vive et ses yeux toujours rieurs avaient la même spontanéité.

— Comme c’est gentil à toi d’être venue !… s’exclama-t-elle… Bonjour, mon petit Fritz ! Veux-tu jouer avec Elsa ?… oui ?… elle est dans le jardin…

Le petit garçon s’y rendit.

Un papotage frivole, futile, emplit la pièce. De menues confidences affluaient… les petits événements apportaient un renouvellement d’idées.

Clara riait, montrant ses dents grandes, mais régulières. Ses yeux se plissaient et sa tête se jetait légèrement en arrière quand son rire éclatait. Ses mains, inlassablement, tiraient une longue chaîne d’or blanc, tournant deux fois autour de son cou. Des breloques, dans lesquelles des cheveux en forme de pensée brillaient, s’entrechoquaient avec des cliquetis secs.

Sa robe bleu marine tachait de sombre l’étoffe claire du meuble où elle était assise.

Une aigle prussienne, en cuivre repoussé, encadrée de velours rouge, tenait un des pans de la pièce. Un petit araucaria, dans un angle, s’enrubannait de rose. Sur un guéridon, une cithare offrait ses cordes et un album de devises voisinait avec un service de fumeurs.

Le divan sur lequel les deux jeunes femmes étaient assises se masquait à demi par une table ovale placée devant.

Louise désira voir Elsa. Elles descendirent au jardin. Pour y arriver, elles traversèrent une pièce, arrangée en bureau. Pendu à l’un des murs, un violon accrochait la vue ; il appartenait à Max. Des cahiers de musique s’empilaient sur un piano droit.

Cette pièce donnait dans le jardin par un escalier de pierre de quelques marches, au bas duquel Elsa et Fritz s’amusaient. Comme les deux mères arrivaient, Louise entendit son fils dire à sa petite amie :

— Je serai soldat français parce que je veux aider la France à reprendre l’Alsace…

Ainsi toujours, l’hallucinante pensée revenait. Elle s’approcha vivement d’Elsa et l’embrassa. La petite fille, jolie, avec ses deux nattes de chaque côté de ses joues roses, lui rendit son baiser avec effusion. Elle portait une robe rouge vif avec un tablier blanc à bretelles.

Et ce fut dans le jardin encore lumineux, malgré le déclin du jour de mai, une causerie envolée où se mêlaient des cris d’oiseaux. Une clématite en boutons courait le long de la maison ; du lierre étreignait un arbre de ses innombrables serres chevelues. Un pêcher en espalier étendait ses branches au long d’un mur, pendant qu’à son pied ses pétales tombés se séchaient.

Une voix grave se maria soudain aux notes légères qui s’échappaient de la bouche des femmes et des enfants.

— Max !… cria Clara.

Un homme jeune, en haut du perron, se détachait dans l’encadrement de la porte-fenêtre. Des moustaches rousses, une barbe taillée en pointe adoucissaient son visage aux traits plutôt épais. Des yeux bruns ressortaient sous les sourcils foncés comme les cheveux.

Des épaules droites et larges, des jambes hautes lui donnaient l’aspect d’un colosse représentant la force de l’Allemagne.

Il descendit les degrés lentement, soucieux de sa dignité d’inspecteur des forêts. Il s’inclina devant Louise avec une déférence obséquieuse dans sa volonté d’être très poli. Il s’informa d’Herbert et Louise répondit :

— C’est demain son jour de naissance et nous vous attendons tous trois à Greifenstein pour le fêter…

Et pendant qu’Elsa sautait de joie à la perspective que promettait ce lendemain, Louise s’échappa en priant Clara d’amener Mme Streicher.

Pendant le trajet du retour, elle recommanda à Fritz de ne pas faire allusion à Nancy devant son père, ni devant Wilhelm. Il l’écoutait, attentif et grave, mais il ne demanda pas les raisons de cette défense. Il prit la main de sa mère et la garda pendant toute la route en disant simplement :

— C’est un secret avec ma petite maman…

Elle l’embrassa sans répondre.

En entrant dans l’avenue du château, une question sortit des lèvres de l’enfant :

— À Marianne, puis-je en parler ?…

Après un moment d’hésitation, Louise répondit :

— Nous en parlerons ensemble, mon mignon…

Ils arrivèrent comme six heures sonnaient. Marianne, venue au-devant d’eux, attendait des nouvelles de M. et Mme Hürting. Elle questionnait Louise dans un grand élan de sympathie, oubliant la distance qui sépare les maîtres des serviteurs.

Comme Herbert avait pris Wilhelm avec lui à l’usine et que leur retour ne s’annonçait pas encore, Louise emmena Marianne dans sa chambre. Tout en ôtant son chapeau, elle donna des détails sur les vieux Alsaciens. La servante se reportait en arrière et, tout attendrie, racontait des scènes du passé. Louise, animée, se souvenait de quelques-unes, et gaîment aidait Marianne à les reconstituer.

Brusquement, la fidèle bonne lui dit :

— Ah ! comme cela vous va bien de parler de l’Alsace !… Vous voici belle comme avant votre mariage !…

Louise, vivement, la fit taire en riant doucement, mais machinalement ses yeux errèrent du côté de la glace. Son teint blanc se rehaussait de rose ; ses cheveux, dérangés par le chapeau, gardaient des plis onduleux qu’elle corrigea. Sa toilette de lainage gris pâle ajoutait à l’élégance de sa taille.

Elle prit, dans un vase de cristal, une tulipe perroquet et la mit à son corsage. Les tons jaunes et rouges contrastaient, violents, avec la clarté de l’étoffe.

Elle sortit, appelant Fritz pour aller au-devant d’Herbert et de Wilhelm. Il ne répondit pas. Deux fois, trois fois, sa voix retentit de l’appel accoutumé !… elle le chercha dans le parc, croyant l’y entendre jouer, mais dans les allées où le soleil couchait des ombres longues, elle ne découvrit personne.

Elle s’inquiéta.

Elle vit Marianne venant à elle et crut distinguer une altération sur son visage, tellement son tourment s’approfondissait. Bondissant au-devant d’elle en tremblant :

— Où est Fritz ?

La vieille bonne répondit tranquillement :

— Dans la galerie… Je venais savoir… pour le repas de demain soir…

Mais Louise n’écoutait plus. La peur qu’elle venait d’éprouver se fondait dans une détente qui la rendait toute lasse pour les détails de son intérieur. Elle se dirigea vers la maison en lançant légèrement à Marianne :

— Nous nous en occuperons plus tard !…

Elle entra dans la galerie silencieuse et aperçut Fritz, grimpé sur une chaise, contemplant le colonel français. Un souci semblait ternir son jeune front et assombrir sa gentille figure ronde.

Louise s’arrêta, la surprise au cœur. Elle appela doucement :

— Fritz !

Il descendit vivement de sa chaise et courut à elle. Il était devenu rouge et ses yeux brillaient. Comme il voulait s’expliquer, elle l’en empêcha… devinant les mots qui sortiraient de ses lèvres.

M. Hürting avait parlé. La semence germait, jetée dans un terrain propice…

Elle l’entraîna dans le jardin.

Des tons violets se formaient au couchant. Des vapeurs bleutées, voiles à peine perceptibles, reliaient les sapins entre eux. Une cigogne passa dans l’air rose, retournant à son nid ; ses ailes se déployaient avec un bruit lent et mou.

L’ombre adoucissait le gravier que la chaleur avait séché.

La mère et le fils marchaient dans le silence. Les feuilles ne se gonflaient d’aucune brise ; une lueur rouge illuminait les eaux de la Zorn : c’était le dernier regard du soleil.

Tout à coup un souffle ondula. La rivière frissonna avec mille plis qui firent trembler les feux posés à sa surface ; tous les miroitements s’engloutirent et le calme revint. Une teinte grise se développa du fond de la vallée et glissa jusqu’à la Zorn et le silence n’eut plus une clarté.

Quand Fritz aperçut son père et son frère, il s’empressa gaîment au-devant d’eux.

Louise, gardant son pas de promenade, le suivit. Elle regardait venir Herbert et l’admira. Les dix années écoulées n’avaient pas courbé le front autoritaire ; si les tempes blanchissaient, les yeux ne perdaient rien de leur vivacité. Les moustaches se relevaient toujours fièrement ; la poitrine se bombait et les jarrets tendus conservaient encore la raideur du pas militaire.

Ils se rejoignirent et Herbert l’interrogea sur sa visite. Louise, brièvement, le satisfit et se tournant affectueusement vers Wilhelm, qui se pendait à son bras, elle lui demanda :

— Et toi, mon grand, t’es-tu bien amusé ?

— Oh ! oui, maman, mais j’aurais bien voulu être avec toi, si papa l’avait permis. J’ai visité toute l’usine avec le contremaître… Il m’a dit que son petit garçon était de mon âge… Papa va l’autoriser à l’amener à Greifenstein un jour de vacances… tu veux bien ?…

— Mais oui…

— Nous jouerons à la guerre… Avec Fritz cela ne va pas bien… Il veut que chacun gagne à son tour, et, n’est-ce pas, maman, que les Allemands doivent toujours vaincre ?…

M. Ilstein, au même moment, disait à Fritz :

— Commande au cocher d’atteler immédiatement…

Louise, sans répondre à son fils aîné, adressa la parole à son mari :

— Tu ne restes pas avec nous, ce soir, Herbert ?…

— Non… J’ai rendez-vous avec un compatriote à la brasserie…

Il ne s’excusa pas.

Les deux époux s’avançaient côte à côte. Ils semblaient un couple assorti, si l’union réside dans l’harmonie de la beauté.

Mais l’archet invisible sous lequel vibraient leurs âmes aurait seul pu dire de quels sons discords il était le témoin.

Le coupé s’avança ; Herbert repartit.

La mère et les deux enfants dînèrent seuls.

Le soir fut pour Louise semblable à tous les autres soirs : le coucher de ses fils à surveiller ; les ordres à Marianne pour le lendemain ; puis, l’attente solitaire dans le château, dont les meubles de temps à autre craquaient comme animés soudain d’une vie inconnue.

La tulipe se fanait, lasse, sur la robe pâle. Les pétales déchiquetés pendaient, laissant le cœur à nu. Louise la prit et la jeta. Elle pensa brusquement que les femmes traitent les fleurs, comme les anciens rois leurs esclaves…

Sa pensée battait de tout le poids de sa tristesse le cercle infranchissable qu’elle ne pouvait briser.


…Le lendemain ce fut un branle-bas dans la maison.

Le maître entrait dans sa quarante et unième année.

L’Allemagne fête avec délices ses anniversaires. La large tarte familiale aux couches épaisses de crème, de confiture et de fruits confits savamment superposées et saupoudrées de cannelle, fut apportée de Saverne. On la disposa sur la table du salon avec, autour, les cadeaux multiples.

Les enfants eurent toute la journée de grands airs mystérieux que leur père feignit de ne pas apercevoir.

M. Ilstein dîna chez lui.

Les Bergmann arrivèrent avec Mme Streicher. Ils portaient chacun un petit paquet qu’ils remirent à Marianne avec des chuchotements. Celle-ci les porta dans le salon avec indifférence.

Le repas fut copieux et Herbert fit apporter des vins de Johannisberg.

Clara provoqua la gaîté par ses saillies vives et son entrain jamais en défaut. Herbert s’occupait d’elle et la servait avec soin.

On parla de l’Allemagne, des progrès, des embellissements faits à Saverne et dans toute l’Alsace en général, depuis la guerre.

Max dit avec un gros rire qui secoua ses épaules de colosse :

— Les Français n’en auraient jamais fait autant !

Une rougeur envahit le front de Louise. Clara s’en aperçut et répliqua rapidement :

— Cela nous était facile avec l’indemnité que nous avons eue…

Louise lui sourit amicalement et Max concéda :

— C’est vrai !…

Herbert poursuivit :

— Mais, en général, nous voyons grand… notre antipathie est instinctive pour le mièvre…

Involontairement, Clara redressa son buste opulent, pendant que M. Ilstein continuait :

— Nos monuments sont grandioses… nos gares…

— Colossales !… lança Mme Bergmann d’une voix aiguë.

Qui n’a pas été en Allemagne ne comprendra pas toute l’admiration que renferme le mot : colossal. Aucune épithète ne peut lui être ajoutée ; c’est le clou d’une énumération, le mot de la fin d’une péroraison.

Clara, par lui, termina le sujet.

On s’occupa des enfants qui, sagement, écoutaient en silence, contenus par la présence de M. Leiter, que l’on avait prié à dîner, car ordinairement il redescendait vers cinq heures à Saverne où il habitait.

Elsa, en robe bleu pâle, se trouvait assise entre les deux garçons. Quand elle tournait la tête vers Fritz, une de ses nattes se posait sur la manche de Wilhelm. Il ne bougeait pas, attendant qu’un autre mouvement la fît glisser. Les larges coques de ruban blanc qui les nouaient semblaient deux immenses papillons qui butinaient sur elle.

Mme Ilstein se leva. Les enfants échangèrent des signes d’intelligence et de plaisir.

On passa dans le salon.

La tarte, autour de laquelle quarante petites bougies brûlaient, s’offrit aux regards.

Herbert eut des mots émus. Bien qu’il exigeât que ces vieilles traditions fussent exactement suivies, il voulait, devant les étrangers, n’en être redevable qu’à sa femme.

Il la félicita donc de son attention : et déclara que rien ne pouvait lui être plus agréable que l’observance de ces coutumes allemandes, si chères au cœur des vrais patriotes, ayant le culte et le respect de la vie de famille.

Quarante bougies !… L’année suivante, une de plus éclairerait le chemin parcouru !

Il défit les paquets et chacun jouit de sa surprise ; il s’extasia sur chaque objet, longuement, minutieusement. Tous ces dons remuaient les fibres de sa sensibilité au milieu de laquelle s’épanouissait, à cette occasion, la fleur bleue de son temps d’étudiant.

Une atmosphère familiale amollissait toutes les voix, idéalisait toutes les paroles.

Mme Streicher, avec ses cheveux blancs, représentait l’aïeule.

Des toasts fréquents furent portés et l’on disait : « Hoch ! » ou « Gesundheit » en choquant son verre contre celui de la personne à laquelle on faisait honneur.

Les petites bougies se raccourcissaient ; leurs flammes se penchaient selon les mouvements que l’on faisait autour d’elles.

Soudain chacun se tut :

La petite Elsa récitait des vers…