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Sur le sol d’Alsace/05

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Bibliothèque Charpentier (p. 111-143).


TROISIÈME PARTIE














I

Wilhelm était maintenant un jeune étudiant de dix-huit ans. Depuis deux ans il suivait les cours de l’Université de Carlsruhe. Quand il revint la deuxième année pour ses vacances de juillet, ses idées accusèrent un pangermanisme exalté. Il trouvait en son père un écho fidèle et, longuement, ils discutaient ensemble. M. Ilstein s’attardait au repas de midi et, le soir, il emmenait son fils à la brasserie. Tous deux rentraient vers onze heures, mais Louise avait maintenant Fritz pour lui tenir compagnie pendant l’attente des soirées et le temps lui semblait moins long.

Pendant la journée, Wilhelm ne la quittait pas beaucoup. Il aimait, comme tous les jeunes gens, lui raconter les incidents de la vie d’étudiant. Il montrait avec orgueil la cicatrice qu’il portait au front, trace d’un duel motivé par une futilité. Louise ne comprenait rien à ces mœurs qu’elle traitait de barbares, et réprouvait ces plaisirs où perçait une brutalité qui la faisait trembler.

Elle exhortait Wilhelm à délaisser ces amusements périlleux, mais lui, fanfaron comme l’extrême jeunesse, heureux de se hausser dans l’admiration d’une femme, même de sa mère, répondait :

— Le sang allemand est plein de force… nous sommes la première nation du monde… Se battre, dominer est notre lot…

Louise se taisait. Wilhelm appelait d’elle un acquiescement, une louange, mais elle ne pouvait pas formuler la parole qu’il désirait.

Il sentait naître, entre sa mère et lui, un malaise sourd qui s’accentuait chaque fois que la question patriotique l’entraînait. Louise parfois s’accusait ; elle rachetait alors par une explosion de tendresse, par des baisers affectueux la froideur montrée à son grand fils…

Heureux alors, il la supposait reconquise à ses idées, mais un mot, une nuance survenaient pour briser de nouveau leur intimité.

Il se souvenait avec netteté de la question posée à sa mère, neuf ans auparavant, mais il attendait toujours la réponse précise qu’il avait demandée. Il croyait jusqu’alors que, par la force des choses, par amour pour les siens, Mme Ilstein était enfin allemande. Il ne se doutait pas de la puissante ténacité alsacienne qui vit, s’assoupit, et renaît au grand étonnement des conquérants.

Louise adoptait les habitudes allemandes, pliait sous les lois conjugales, fêtait les anniversaires avec leurs puérils alentours, mais tout cela, uniquement, pour faire son devoir.

Pour vivre en paix, pour montrer qu’elle savait être digne de la tâche acceptée, pour prouver qu’une Alsacienne saurait ne pas faillir, elle ne reculait devant aucune douleur, se figurant ainsi payer l’erreur commise dans l’irréflexion de sa jeunesse. Elle cachait ses révoltes et calmait Marianne que l’âge rendait plus exaspérée que jamais contre les « accapareurs ».

Si Wilhelm montrait avec orgueil son amour pour l’Allemagne, Fritz ne laissait rien transparaître de son état d’âme. Il semblait s’effacer, se faire petit.

Wilhelm tenait toute la place. Ses retours de Carlsruhe étaient des rentrées triomphales et son père se retenait pour ne pas apposer sur les portes les banderoles coutumières, imprimées de mots de bienvenue.

Les murs de Greifenstein résonnèrent donc encore sous ses rires continuels. Des amis vinrent le voir. Leurs voix étaient rudes, leurs joues balafrées, leurs fronts couturés, surmontés de casquettes plates de teintes diverses. Ils s’enfermaient dans la chambre de Wilhelm, fumant de longues pipes sur lesquelles on lisait des devises ; ils buvaient de la bière dans d’énormes verres à couvercle.

Vers le soir, ils sortaient dans le parc, les voix rendues plus rauques par la fumée et la boisson. S’ils rencontraient Mme Ilstein, ils la saluaient avec de grandes démonstrations de politesse, mais s’échappaient vite hors de son regard, la sentant très distante d’eux.

Puis, ils allaient à la brasserie rejoindre M. Ilstein. Celui-ci rajeunissait en leur compagnie. Il discutait leurs équipées d’étudiants, en rappelant celles de son temps et, oublieux de sa cinquantaine, il ajoutait les chopes aux chopes, entre lesquelles il commandait un plat de choucroute couronnée de saucisses de Francfort.

Vers minuit, ils rentraient tous gaîment, chantant dans la voiture qui les ramenait. Ils passaient par la salle à manger où leur couvert les attendait plein de raffinement et de luxe. Louise et Fritz les entendaient de leurs chambres, car ils se soustrayaient à tout ce bruit, M. Ilstein n’exigeant pas la présence de sa femme quand il était distrait.

Bientôt, les chants s’élevaient ; les rires épais se répercutaient à travers les hauts plafonds. Parfois un silence soudain, qui durait une seconde, suspendait toute vie. Il était suivi d’un immense : hoch ! dont le manoir tremblait. Puis la réunion se clôturait par la chanson :

Gaudeamus igitur…

Les convives se séparaient, en sentant le sommeil. Des pas lourds, un peu incertains, animaient les corridors, puis le calme se répandait, troublé quelquefois par une fenêtre que l’on ouvrait ou fermait.

Herbert rejoignait sa femme. Un contentement illuminait son visage. Il était expansif et s’approchait du lit de Louise en disant :

— Tu dors ?…

Elle fermait les yeux pour ne pas répondre et lui se déshabillait lentement et en monologuant dans l’espoir de la réveiller. Sa voix était un peu pâteuse et il avait du mal à retirer ses bottes qui tombaient avec un bruit pesant.

Il entamait de grandiloquentes apologies sur la nation prussienne, dont tous les peuples devraient suivre les lois justes et équitables. Aucun régime n’était supérieur… Les Alsaciens reconnaissaient enfin toute sa perfection puisqu’ils s’y pliaient… ils ne se plaignaient pas… donc, ils s’en trouvaient bien…

Louise ne perdait pas une parole de ces discours. Chaque mot s’enfonçait dans son âme comme les coins dans le supplice du brodequin. Sa honte croissait, son remords l’épouvantait. Elle aurait voulu crier :

— Les Alsaciens ne pensent qu’à leur revanche, c’est pourquoi leurs lèvres se taisent !… Leurs regards et leur cœur sont tournés vers la France de laquelle ils attendent le signe qui les redressera. Que pourraient-ils faire ?… Abandonner leur territoire auxquels ils tiennent par toutes les fibres de leur âme ? Non… ils ne veulent pas le quitter parce que ce serait trahir leur terre que de la laisser entière au joug allemand. C’est pourquoi ceux qui le peuvent reviennent y mourir… Les traditions s’y enterrent, les germes de leur espoir s’y multiplient et un jour viendra où les rameaux forts, invincibles, étoufferont toute la germanisation ! Voilà pourquoi les Alsaciens souffrent sans se plaindre, et pourquoi, enracinés à leur sol, ils se laissent abreuver par les mortifications et les pressions arbitraires !

Comme un tourbillon, ces pensées heurtaient le cerveau de Louise et l’enfiévraient. Les dix-neuf ans de cohabitation avec Herbert avaient poussé son patriotisme à l’exacerbation. Il se réveillait avec ses droits, et s’enflammait de toutes les révoltes assourdies et cachées.

Plusieurs fois, elle avait failli obéir aux suggestions de Marianne et s’enfuir en France, mais l’aimant qui avait retenu son père au sol d’Alsace la retenait à son tour… Elle ne voulait pas que l’Allemand ait, seul, le droit de fouler les pierres du manoir ancestral… En les foulant avec lui, elle croit atténuer le sacrilège. Elle ne veut pas abandonner la relique léguée, comme une coupable, avec la réprobation de l’Allemagne et le dédain de son mari.

Que les jeunes gens partent, eux, insoumis à la loi militaire, qui veut leur arracher le serment d’être allemands, mais que les femmes veillent, en attendant leur retour lointain, gardiennes de l’âme d’Alsace qui se fortifie dans sa haine par le silence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais son tourment croît chaque jour avec ses enfants.

Malgré la déception que lui cause Wilhelm par ses idées d’orgueil germanique, il est son fils, l’enfant qu’elle chérit, dont les mouvements affectueux font pardonner l’intransigeance des principes. Elle rend justice à la délicatesse qu’il prouve en son effort de ne pas dire du mal de la France, à ne pas critiquer ses institutions. Elle lui sait un gré infini de cette réserve, mais elle ne peut l’empêcher de glorifier son pays. Que dirait-il si ses mains de mère se posaient sur sa bouche pour lui interdire de proférer les paroles admiratrices ?… Elle devine qu’il est malheureux de ne pouvoir l’unir dans le culte qu’il a pour sa patrie.

Et Fritz ?… Elle se demande quelles pensées s’agitent sous ce front délicat qui lui rappelle de plus en plus M. Denner.

Le jeune homme est silencieux et n’a pas d’amis. M. Leiter loue son travail, et Fritz a pris l’habitude de le reconduire presque chaque jour à Saverne. Louise sait qu’il est allé souvent voir M. et Mme Hürting, mais il dit peu de chose des vieux Alsaciens, et depuis la mort de M. Hürting survenue l’année précédente, il est moins communicatif encore.

Son père, en vain, veut l’envoyer vers quelque plaisir ; son frère l’invite à Carlsruhe, mais il ne répond pas à ces avances.

Il doit, comme Wilhelm, continuer ses études dans la ville universitaire, et Louise s’effraie de ce départ. Reviendra-t-il également imbu de pangermanisme ?


Le mois de juillet passa. Le soleil fit chanter les cigales. Août vint avec ses orages qui secouèrent les sapins les plus hauts. Septembre arriva et les propriétaires visitèrent leurs treilles dont les raisins se doraient avec de prometteuses transparences.

Wilhelm soudain changea. Ses gestes perdirent de leur brusquerie. Une douceur coulait de sa voix et une vie nouvelle sortait de ses regards. Il avait pour sa mère des attentions charmantes, et cependant Louise le sentait plus loin d’elle… Il n’invitait plus d’amis et n’en paraissait pas moins joyeux. Il allait plus souvent à Saverne et, quand il en rentrait, un rêve sans limite semblait lui élargir les yeux.

Louise eut peur. Un jour qu’elle le surprit, tout absorbé dans le crépuscule automnal, elle s’assit auprès de lui dans le jardin et lui dit :

— Qu’as-tu Wilhelm ?… es-tu malade ?

Vivement il répondit :

— Mais non, petite maman !

— Est-ce ton départ pour Carlsruhe qui te rend triste ?

— Peut-être… mais je reviendrai à Noël…

— Puis Fritz va partir avec toi, ce sera plus gai…

Wilhelm fit nonchalamment :

— Ou…i…

Louise sentit l’indifférence de la réponse, elle dit doucement :

— Tu veilleras bien sur lui, toi, l’aîné ?

— Sois tranquille…

— Je voudrais tant vous savoir unis !…

— Mais nous le sommes !

— C’est bien sûr ?

— Mais oui… Fritz est encore un peu jeune… il a des idées qu’il devra forcément abandonner…

Louise sourit en entendant ces dix-huit ans parler de la trop grande jeunesse de son frère… mais sa gaîté s’éteignit vite à la fin de la phrase :

— Quelles idées ?… questionna-t-elle.

— Oh ! rien…

— Mais encore ?

— Eh bien… des façons de penser qui ne lui conviennent pas…

— Lesquelles ?

— Mais tu es tout à fait curieuse aujourd’hui, ma petite maman… dit-il d’un ton enjoué.

Louise voulait savoir :

— Sont-ce ces pensées qui te rendent rêveur ?

— Ah ! non !… répondit Wilhelm en riant, elles ne m’inquiètent pas… je sais qu’elles seront vite envolées !

— Mon grand Wilhelm, sois franc avec moi !… insista Louise sérieusement, que je sache ce que pensent mes fils…

— Tu le veux ?

— Je t’en prie…

— Bah ! murmura Wilhelm, cela n’en vaut peut-être pas la peine…

Il s’arrêta quelques secondes et continua plus haut :

— Fritz, vois-tu, maman, n’est pas allemand… il est français, plus que n’importe quel Français, parce qu’il se croit alsacien !

Louise pâlit. Elle ferma les yeux et de ses deux mains s’appuya fortement aux bras du fauteuil dans lequel elle s’enfonçait.

Elle demanda faiblement :

— Il te l’a dit ?

— Oh ! non… mais je le sais…

Un mouvement instinctif de défense la secoua soudain, et se redressant, elle s’écria :

— Tu ne crois pas au moins que je l’aie excité ?

— Oh ! maman !

Cette protestation bondit des lèvres du jeune homme avec tant de sincérité que Louise fut rassurée aussitôt. Il n’accusait pas sa mère. Il continua :

— Je comprends même maintenant combien tu as souffert, car toi non plus, tu n’es pas bien allemande encore, malgré nous, malgré papa et ton entourage…

II ne la vit pas le regarder, étonnée, presque heureuse… Un Allemand savait enfin qu’elle souffrait… et c’était son fils… Elle l’écoutait :

— J’ai pensé souvent à toi, me demandant pourquoi les Alsaciens ne voulaient pas être Allemands, car, en somme, l’Alsace doit nous appartenir…

— Tais-toi !… murmura Louise d’une voix étouffée.

— Maman… je ne veux pas te faire de chagrin, mais je pense avec justice… elle nous revient de droit…

— Tais-toi !… supplia Louise pour la seconde fois. Une mère dans mon cas ne peut avoir une discussion semblable avec son fils… Promets-moi de ne pas aborder ce sujet avec Fritz… que je ne voie pas mes enfants se tourner l’un contre l’autre… Ah ! si j’avais su !…

Wilhelm répliqua vivement :

— Ne regrette rien, maman ! En te soumettant au vainqueur, tu n’as fait que ton devoir…

— Wilhelm !

— … Si tous les Alsaciens avaient suivi ton exemple, l’on n’aurait pas eu besoin d’employer avec eux les mesures par lesquelles nous nous faisons détester… car, hélas ! les Alsaciens nous détestent, mais… tant pis pour eux !

— Mon fils !

— Pardon, maman !… ta vie est un martyre… mais tu aimes ton mari, tes fils, n’est-ce pas ?

Un frisson enveloppa Louise. L’abîme se creusait dans son cœur… Jamais elle n’avait tant haï l’Allemagne… Ses lèvres palpitantes se serrèrent sans répondre.

— Or, aimer les siens, poursuivit Wilhelm, c’est aimer en eux leur patrie…

Elle se tut encore… elle aimait ses fils pourtant !

Wilhelm continua :

— Fritz, après une année, reviendra transformé. Son esprit se sera fortifié au souffle allemand. Ici, c’est difficile d’avoir des idées justes… tout un passé vous effleure à chaque pas… et l’on a une maman si belle et si française quelquefois…

Et il embrassa sa mère avec tant d’effusion qu’elle oublia sa torture pendant un instant.

— C’est une femme comme toi que je voudrais, s’exclama-t-il… Es-tu jeune !… quel âge as-tu donc ?

Louise sourit avec effort et répondit machinalement :

— Quarante et un ans…

— Que tu les parais peu !… nos Allemandes multiplient leur épaisseur et leurs cheveux blancs à cet âge !… Les Alsaciennes ont plus de coquetterie, et cependant je veux que ma femme soit de ma race… nous nous entendrons mieux…

Il rit légèrement et prit congé d’elle pour aller à Saverne.

Elle resta là, dans le jardin, pendant plus d’une heure, les yeux inclinés vers la terre…

Le lendemain, Clara Bergmann vint la voir, sans Elsa. Sa physionomie riante prenait des airs mystérieux, et sitôt qu’elle fut seule avec Louise, elle dit :

— Devine un peu ce qui se passe ?

— Où ?

— Chez toi… chez moi !

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien ! Wilhelm est amoureux d’Elsa !…

Alors, tout de suite, Louise s’expliqua les rêveries du jeune homme :

— Amoureux d’Elsa ?… Elle te l’a dit ?

— Crois-tu que ces choses-là se racontent ainsi ? répliqua Clara tout exultante, et le beau secret avec sa poésie, qu’en ferais-tu ?… Je l’ai deviné, et ce n’était pas difficile !… Elsa, depuis quelque temps, s’enfermait souvent dans sa chambre… ton fils venait beaucoup plus que d’habitude me dire bonjour… Elsa se montrait alors toute rougissante. Ils allaient au tennis… je les regardais partir… Elsa toute timide… Wilhelm comme attendri… J’ai vécu cette période-là !… elle est délicieuse… la petite ne disait rien… j’ai fureté dans ses tiroirs… et, dans un, les initiales de ton fils se voyaient, brodées sur du bleu, du rouge… Es-tu convaincue maintenant ?

Et Clara riait de plus belle en se penchant vers Louise. Elle continua :

— N’avons-nous pas brodé de ces choses que le cher aimé portait sur son cœur ? Je ne savais plus qu’inventer pour Max ! et des fourreaux de fleurets… et des pochettes de toutes sortes décorées de myosotis !… Ah ! cela me rajeunit ! je suis bien heureuse !… et toi ?… Il va en traîner des soies dans la maison !… et des cartes postales !… Hein ! nos enfants !… est-ce une chance !… notre amitié est bénie…

Et, trépidante, elle virait, voletait avec des exclamations gaies, dans le salon où des palmiers tendaient leurs palettes dentelées, où des statues de marbre blanc se multipliaient dans des glaces immenses.

Louise se taisait, surprise ; il fallait cependant qu’elle parlât :

— Je suis heureuse de ta joie… Si ces enfants s’aiment et que Max et Herbert soient d’accord… mais les fiançailles seront longues…

— Pas plus longues que les miennes, riposta vivement Clara… Ton fils succédera à son père, n’est-ce pas ?… Eh bien… il sera libre dans quatre ans.

Avec insouciance, elle bâtissait des plans. Bientôt la pièce lui parut trop étroite. Elle entraîna Louise dans le jardin qui frissonnait dans l’air inquiet de septembre. Des ombres bleues dormaient sur les lointains.

Sur le vert des pelouses, les massifs de bégonias et de salvias jetaient leurs teintes éclatantes. Mais Clara n’admirait rien ; elle poursuivait son rêve qui la transportait au-dessus de la nature. Enfin elle partit.

Louise se demanda s’il était de son devoir d’avertir Herbert. Elle eût voulu d’abord un aveu de Wilhelm, mais le jeune homme restait fermé.

Ce fut Herbert qui, le premier, en parla :

— Connais-tu cette histoire ? lui dit-il un soir, Wilhelm courtise Elsa ?…

— Clara est venue m’en prévenir…

— Ah !… et cela lui plaît ?

— Elle se montre enchantée…

— Bon… eh bien… je ne veux pas de cela… du moins maintenant… ce sont des bêtises bonnes pour empêcher les études… Je m’expliquerai avec Wilhelm…

Louise, comme toutes les femmes, était pitoyable aux histoires sentimentales ; elle pria Herbert d’être doux avec son fils, car elle craignait de lui des paroles brutales. Mais la réponse qu’elle en reçut fut un rire.

Quelques jours après, il eut avec Wilhelm une conversation assez longue, d’où celui-ci sortit, très pâle. Louise le vit s’acheminer vers sa chambre, la tête basse.

Elle sut ensuite la décision que son mari avait prise.

Son fils, dès les premiers jours d’octobre, partirait pour une année dans les environs de Paris, afin de se perfectionner dans la langue française.

Louise, tout en partageant le chagrin qu’elle devinait en lui, eut une lueur de joie. Elle se flattait d’obtenir d’Herbert la mission de conduire son fils dans la famille où il devait résider. Elle verrait enfin la France et Herbert tiendrait ainsi la promesse faite pendant leurs fiançailles.

Mais aux premières ouvertures qu’elle lui fit, il trancha :

— J’accompagnerai Wilhelm…

Il daigna lui donner des explications :

— Je veux voir par moi-même dans quel milieu sera mon fils… puis, je profiterai de ce voyage pour lancer quelques affaires… Il m’est impossible de t’emmener, car mon absence sera courte, et fatigante par conséquent.

Il brisa l’entretien sur ces mots.

Entre elle et son fils, il ne fut pas question d’Elsa. Jusqu’au jour où il s’en alla, Wilhelm fut taciturne. Il descendait à Saverne comme auparavant, mais ne rendait pas compte de ses promenades.

Son frère se rapprochait de lui. Il semblait que des questions qu’il ne pouvait formuler flottaient sur ses lèvres.

Le départ eut lieu et Louise, avec des larmes sans paroles, étreignit son fils…

Fritz ne la quitta pas. Ils allèrent tous deux voir Mme Hürting qui restait l’amie accueillante et parfaite. Elle pressentit un événement en constatant les yeux encore rouges de Louise et en attendit la confidence.

Fritz la provoqua en disant :

— Wilhelm est en France… papa n’a pas bien agi dans cette circonstance… il aurait dû laisser maman accompagner mon frère…

Mais Louise l’interrompit très vite :

— Tu ne dois pas formuler de jugement sur ton père, mon enfant…

Mme Hürting plaida pour lui :

— Il est désolé, ce pauvre Fritz, de voir sa mère privée d’un voyage qu’elle aimerait tant faire !…

Louise soupira, silencieuse. Ses yeux errèrent par-delà le jardin dont quelques arbres se dégarnissaient. Leurs troncs immobiles ressortaient plus noirs, plus tristes ; le soleil pâle filtrait à travers les branches moins touffues, déposant de furtifs rayons sur les feuilles grelottantes, prêtes à tomber. La fenêtre fermée formait une barrière entre les personnes et la nature. Un feu de bois ronronnait dans le fourneau de faïence cher à l’Alsace. Par la petite ouverture de la porte de cuivre bien luisant, on distinguait la braise rouge qui ressortait comme une escarboucle enchâssée dans de l’or. La chaleur inondait la pièce, continuant l’illusion de l’été, tandis qu’au dehors il faisait froid, un froid inattendu.

Louise sortit de sa rêverie en entendant Fritz :

— Chère madame Hürting, parlez-moi encore de la France…

Elle écouta sa vieille amie qui se laissait aller aux souvenirs. Fritz, sans se lasser, la questionnait sur Nancy… Le petit-neveu de Mme Hürting l’intéressait particulièrement.

Quelles études faisait-il ?… Pourquoi ne venait-il pas à Saverne ?

Soudain, il s’écria :

— Quand ce sera mon tour d’aller en France, j’irai voir votre nièce, chère madame Hürting. Je suis sûr que je m’entendrai tout de suite avec Robert… et comme il sera surpris de voir que je connais Nancy sans y être jamais allé !…

Louise l’interrompit avec effroi :

— Ne parle pas de tout cela, je t’en prie, Fritz !

— Appelle-moi Frédéric, maman…

— Quel enfantillage !

— C’est sérieux… puisque je serai français…

Elle échangea un regard d’angoisse avec son amie, et celle-ci secoua les épaules, comme pour dire :

— Que pouvons-nous faire ?… Si le sang français coule dans ses veines, qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?…

Tous deux reprirent un peu plus tard le chemin de Greifenstein.

Ils eurent de jolis jours en attendant le retour de M. Ilstein. Il semblait, pendant l’absence d’Herbert, que des chaînes se desserraient dans toute la demeure. Marianne commandait d’une voix plus ferme et les domestiques allemands même se livraient à des paresses. Un relâchement se manifestait dans le service, mais Louise n’y remédiait pas, sentant qu’une détente était la bienvenue. La main lourde du maître laissait un répit, chacun en profitait pour avoir des rires francs, jaillissant de poitrines libres.

M. Ilstein revint et la maison reprit immédiatement son aspect figé.

Fritz partit pour Carlsruhe.

Louise, plus solitaire, promena sa tristesse entre les murs sans vie du manoir que la gaîté sonore de ses fils n’enchantait plus.

Wilhelm écrivait de longues lettres. Un étonnement s’en dégageait. Il trouvait que les Français montraient une liberté de penser exagérée. Il réprouvait ces façons et répétait que l’Allemagne comprenait mieux l’éducation d’un peuple.

M. Ilstein octroyait à son fils aîné un jugement sain et supérieur.

Fritz racontait peu de chose de sa vie d’étudiant. Il se réjouissait de venir aux fêtes de Noël.

Louise allait à Saverne plus souvent, s’étourdissant de visites. Elle voyait Clara volontiers, car son exubérance l’attirait et la secouait.

Mme Bergmann ne se montrait pas émue du départ de Wilhelm. Elle savait que les fils de famille s’obligeaient à des séjours à l’étranger. Elle confiait à Louise que les cartes postales abondaient. Elle en admirait même de fort artistiques, mais si différentes de celles de l’Allemagne…

Elle déplorait cependant que la volonté d’Herbert soit ferme au point de ne pas laisser ce pauvre Wilhelm venir à Noël.

— Quel vilain jour ce sera pour Elsa !… enfin… on le gâtera, ton fils… un peu plus tard… je me sens déjà sa mère… achevait-elle dans un rire communicatif.

Le soir fameux de Noël arriva.

Les Ilstein le passèrent chez les Bergmann, afin de ne pas sentir chez eux le vide de l’absent.

En entrant dans la maison de leurs amis, une odeur de cire les enveloppa. Malgré l’accoutumance du spectacle, une exclamation de surprise leur échappa devant l’illumination de l’arbre.

Les multiples flammes des bougies de couleur scintillaient dans les guirlandes de filigrane. Des fleurs d’or et d’argent émergeaient des branches sombres du sapin. Des papillons aux teintes inattendues étaient posés sur la neige factice dont on avait semé par places la verdure. L’été se mariait avec l’hiver. Des objets mignons miroitaient ; de minuscules lanternes vénitiennes, toutes légères, tremblotaient, parce que l’arbre immense pivotait lentement.

Autour de son pied les cadeaux sérieux s’entassaient.

Tout le monde l’entoura. Un silence religieux descendit sur les invités. Max Bergmann, d’une voix basse d’abord, entonna un chant de Noël et bientôt chacun se joignit à lui.

Une aiguille du sapin crépitait de temps à autre, répandant une odeur de résine.

Vivement, Elsa l’éteignait sans mot dire, puis se remettait dans le cercle, les yeux baissés. Son épaisse chevelure blonde se massait sur sa nuque blanche. Ses yeux bleus révélaient tour à tour une hardiesse et une candeur. Elle chantait, elle priait, et parfois son regard se posait sur celui de Louise pendant que ses lèvres charnues, un peu entr’ouvertes, semblaient murmurer un nom.

Le moment de recueillement passé, les cadeaux furent distribués. Les vins chauds et froids circulèrent ; un parfum de cannelle et de citron se mêlait au goût de la cire. Les gâteaux au cumin, les tartes aux pruneaux et les pains à l’anis se multipliaient. Une gaîté, que Mme Bergmann entretenait, comme une vestale le feu propitiatoire, unissait les invités.

Un mélange de sérieux et d’enfantin se dégageait de cette cérémonie ; quelque chose de profane et de sacré.

Elsa allait et venait d’un convive à l’autre. Sa démarche, un peu lourde, lui donnait un soupçon de majesté qui s’harmonisait avec ces heures qu’on s’efforçait de rendre solennelles.

Elle offrait les gâteaux, en arrondissant le bras, d’un geste un peu ample, et son regard glissait de dessous ses paupières tombantes, jusqu’à la main qui les prenait. Quand on la remerciait, elle souriait, et ses prunelles luisaient à travers les cils. Délicatement, elle entourait Mme Ilstein d’attentions et insistait gentiment, mais obstinément, pour la servir avec abondance.

Sa mère riait malicieusement du côté de Louise et semblait dire :

— Elle est gentille, n’est-ce pas ?… bien que cette gentillesse soit intéressée… Nous connaissons ces manèges…

On se sépara.

Le ciel brillait d’un éclat bleu. Les étoiles paraissaient innombrables et accessibles. Leurs pétillements remplissaient les cieux d’étincelles. La Grande Ourse faisait sa promenade éternelle autour de l’étoile polaire, en regardant mélancoliquement l’abîme par-delà l’horizon, qu’elle ne franchit jamais. La lune joyeuse luttait d’éblouissement avec la neige qui recouvrait la terre.

La voiture avançait lentement. Fritz, assis en face de son père et de sa mère, regardait par la portière la blancheur bleutée sur laquelle les arbres se découpaient nettement.

M. Ilstein, très en verve, le questionnait sur sa vie à Carlsruhe ; mais il n’en put obtenir que des appréciations vagues. Il finit par changer de sujet et il vanta les vieilles fêtes allemandes. Il loua l’hospitalité des Bergmann et l’heureux caractère de Clara.

Louise, pensant à Wilhelm, crut devoir dire :

— Sa fille est jolie et douce…

Il rit très fort :

— Vous autres femmes, vous n’êtes sensibles qu’aux choses du cœur… Je suis sûre que tu plains Wilhelm !… Tous les étudiants ont de ces amourettes… Elsa est gentille… nous verrons si l’absence fortifiera cette idylle…

Il était de très bonne humeur.

— Ce mariage ne me déplaît pas, continua-t-il, les Bergmann sont de vrais Allemands, fidèles et bien convaincus de notre valeur. Les traditions seront toujours sauvegardées sans effort… Il faut de ces ménages bien assortis pour conserver la vieille patrie allemande, car c’est de là qu’elle prend sa force…

Les yeux de Fritz brillaient dans l’ombre du coupé.

— Je ne veux pas dire, reprit Herbert, que tu as manqué à tes devoirs de bonne Allemande, ma chère Louise, mais avoue que j’ai dû y mettre beaucoup de patience et d’autorité…

Son rire résonna, moqueur.

Un craquement sec l’arrêta brusquement.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il.

— Ce n’est rien, proféra la voix changée de Fritz.

Et, sans un mot de plus, il montra le jonc, à pommeau d’or, qu’il tenait, brisé entre ses doigts, et qu’il venait de recevoir des Bergmann.

— Maladroit !… lui dit son père.

Il ne sut jamais combien son fils avait résisté dans tout son respect, pour refouler les paroles soulevées par son rire sarcastique.

Fritz, pour sa mère, se contint, mais elle comprit la révolte intense qui l’agitait.

Quand ils furent rentrés, elle le conduisit jusque dans sa chambre pour essayer de le faire parler et donner ainsi un dérivatif à ses pensées en les faisant glisser sur des banalités.

Il écouta sa mère avec calme.

Puis, soudain, il la prit par les mains et dans un cri triomphal, depuis longtemps oublié par les murs du vieux château, il lança :

— Vive la France !…

Les fenêtres en tremblèrent.

Marianne vint tout effrayée, avec des gestes éperdus, fermer la porte entr’ouverte.

Elle vit Louise et son fils qui pleuraient dans les bras l’un de l’autre.

M. Ilstein, réveillé en sursaut dans son lit où les vapeurs des vins l’avaient vite endormi, se demanda ce qui se passait, mais ses paupières alourdies se fermèrent aussitôt en apercevant la lune blanche qui frôlait les vitres.

Il crut à l’aube et au chant d’un coq…

Oui… c’était le coq gaulois qui s’éveillait…