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Sur le sol d’Alsace/07

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier (p. 171-195).

III

Louise, ce matin-là, s’éveilla tard. Son mari, depuis longtemps, était à son usine.

De son lit, elle sonna. Habituellement, Marianne entrait la première dans sa chambre.

Elle s’attachait de plus en plus à sa fidèle servante et espérait que son dévouement adoucirait la rigueur de M. Ilstein. Sa confiance s’affermissait, en constatant, chaque jour, l’indifférence qu’Herbert semblait manifester à ce sujet.

Aussi fut-elle tout étonnée d’apercevoir, à son appel, au lieu du vieux visage, celui, très frais, de la femme de chambre, Mina, une Allemande.

Elle eut immédiatement une inquiétude :

— Que fait Marianne ?

— Elle est partie, madame.

— Partie ?… où ?…

— À Saverne… chez Mme Hürting…

Une angoisse vrilla le cœur de Louise. Ses yeux se fixèrent avec effroi sur ceux de Mina. Elle se souleva sur son coude et articula péniblement, voulant douter encore :

— Savez-vous à quelle heure elle doit rentrer ?

— Je crois qu’elle ne rentrera pas, madame…

Louise retomba sur son oreiller, la tête pleine de vertige. Les dessins des tentures qui tapissaient sa chambre, s’abaissaient et remontaient, comme secoués par une houle subite.

Et cependant la nature était si calme et le soleil si doré !… Il entrait à flots par les fenêtres ouvertes ; il était gai, cher à la joie, dispensateur de rayons à l’infini. Mais Louise ne le voyait pas ; ses paupières voilaient ses regards et des pleurs silencieux mouillaient la batiste de l’oreiller. Elle dit à Mina qui sortait :

— Dites à M. Fritz de venir déjeuner près de moi.

— Bien, madame…

La jeune fille disparut. Louise tamponna ses yeux. Depuis sa maladie, elle prenait son petit déjeuner dans son lit, bien que ses forces fussent revenues.

Mais cette nouvelle émotion les lui enlevait de nouveau. Elle se sentait brisée.

Mina rentra, munie d’un plateau sur lequel brillaient la chocolatière et la tasse d’argent. Elle aménagea la petite tablette portative et dit :

M. Fritz ne pourra pas venir, madame…

— Pourquoi ?…

La jeune fille hésita une seconde, puis répondit rapidement à voix basse :

M. Fritz est enfermé, madame…

— Enfermé ?

Louise prononça ce mot avec effarement. Elle regarda Mina, croyant avoir mal entendu.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Monsieur a mis M. Fritz aux arrêts, madame

— Aux arrêts ?

M. Fritz est enfermé dans sa chambre, et c’est Ulrich, qui doit lui porter ses repas ; lui seul a la clef…

Pendant cette explication, Louise, indignée, se penchait vers Mina. Elle oubliait son déjeuner et pensait tout haut :

— Qu’a-t-il fait ?

— Je ne sais pas, madame…

— Mais je ne veux pas de cela !… aidez-moi à m’habiller…


Fiévreuse, elle se vêtit à la hâte.

Fritz, derrière sa porte, roulait dans sa tête toutes sortes de plans. D’un coup d’œil, il avait mesuré la hauteur de l’étage, assez élevé, bien qu’au premier seulement. Mais encore une fois le souvenir de sa mère le retint. Des regrets labourèrent son cœur parce qu’il ne pouvait communiquer avec elle ; depuis plusieurs années, sa chambre et celle de son frère se trouvaient éloignées de l’appartement de leurs parents. Ils occupaient la partie opposée, à proximité d’une bibliothèque et d’une salle d’études où ils se tenaient à la disposition de leur précepteur.

Voyant qu’il lui fallait subir son sort, il se calma ; par fanfaronnade, il voulut montrer qu’il ne ressentait nulle mortification et il commença sans tarder à chanter et à crier à tue-tête par la croisée ouverte. Ce fut au milieu de tout ce tapage que sa mère lui demanda à travers la porte :

— Fritz, quelle est cette histoire ?

— Ah ! bonjour, petite maman !

— Que se passe-t-il ?

— Je suis puni…

— Mais pourquoi ?

— Pourquoi ?… es-tu seule… là ?…

— Oui…

— Eh bien… j’ai voulu défendre Marianne… Je ne voulais pas qu’elle s’en aille… elle devait partir… partir… ce matin…

À peine si Louise entendit les dernières paroles qui furent tout étouffées :

— Mon pauvre petit… mais tu ne peux rester ainsi… je vais aller trouver ton père…

— Non… non… je ne veux pas de grâce… ne t’humilie pas pour moi… dit Fritz précipitamment.

— Mais que deviendrai-je sans toi ?… nous aurions pu faire une si belle promenade…

— Va dans le jardin… nous nous parlerons par la fenêtre… dans le soleil… acheva-t-il, avec une gaieté forcée.

Et une partie de la matinée printanière se passa de la sorte. Mme Ilstein sur une chaise longue, la tête levée vers son fils, lui, les yeux baissés vers sa mère, devisèrent avec de grands efforts pour paraître naturels. Ils turent, tacitement, le nom de Marianne, de peur d’être entendus par les domestiques, mais tous deux y pensaient avec des révoltes. Louise se promettait d’aller chez Mme Hürting dès le début de l’après-midi. Sans Fritz, elle y serait allée immédiatement, mais elle prenait pitié de lui aussi, en songeant à la joie qu’il escomptait la veille. Et n’était-ce pas pour elle qu’il subissait cette séquestration ? Partagée entre ces deux devoirs, elle essayait de les concilier.

Une diversion arriva sous la forme d’Elsa. Nimbée de soleil, elle débouchait de l’avenue. Sa démarche lente, sa taille haute, ses cheveux blonds lui donnaient l’air d’une Cérès. Ses yeux regardaient d’un peu haut sous ses paupières lourdes frangées de cils foncés. Elle s’abritait d’une ombrelle rouge qui lançait des reflets. Sa robe bleu marine l’amincissait. Elle pressa le pas en apercevant Mme Ilstein qui s’avançait au-devant d’elle :

— Ma mère m’envoie vers vous pour toute la journée, dit-elle de sa voix chantante… elle s’est absentée avec mon père.

Et Louise répondit gracieusement sans laisser percer l’ennui de ce contretemps :

— Je suis charmée de vous avoir !…

Des paroles s’échangèrent, courtoises, légères, accompagnées des réparties de Fritz.

Des essaims de clartés jaillissaient du ciel et se posaient sur la terre éblouie.

Tout à coup Elsa cria au jeune homme :

— Pourquoi ne descends-tu pas ?… il fait si bon dehors !…

Mme Ilstein raconta brièvement l’incident. Elsa eut des exclamations de pitié attendrie, sans étonnement. Elle connaissait toute la discipline allemande et le militarisme qui régnait dans les intérieurs comme une image réduite de celui qui rayonnait à l’extérieur. Mais elle savait aussi que les Allemands s’efforçaient d’être galants comme des chevaliers français et qu’ils s’humanisaient avec ostentation quand, aveu un joli sourire, on leur demandait une faveur. Son parti fut vite pris, et prévenant Fritz :

— Je vais implorer ton père pour toi !…

Elle ne l’écouta pas quand il la supplia de n’en rien faire ; elle partait quand M. Ilstein se montra ; s’approchant d’elle, il la salua de façon amicale pendant qu’il épiait le visage de sa femme. Il y vit des traces de larmes prêtes à revivre. Il remarqua son fils qui s’efforçait de sourire :

— Eh bien ! monsieur le révolté ?…

Elsa intervint :

— J’allais vous prier de le rendre libre, monsieur Ilstein… En vacances… c’est pénible de rester cloîtré… surtout par ce beau temps… Ne me refusez pas la première grâce que je sollicite de vous… acheva-t-elle avec des yeux câlins en voyant que la réponse se laissait attendre.

Herbert n’osa pas refuser. Le départ de Marianne et la réclusion de Fritz, c’était trop pour un jour. Avec bonhomie, il commanda, se tournant vers son fils, qui regardait ailleurs, l’air détaché :

— Descends !

Nul merci ne se fit entendre que celui d’Elsa fusant dans l’air comme un cri de victoire, mais sur la porte du prisonnier, un roulement de mains et de pieds crépitait de plus en plus assourdissant et pressé. Le domestique, prévenu en hâte, se précipita pour ouvrir, laissant passer comme un ouragan déchaîné son jeune maître agitant les bras, comme s’il se débarrassait d’un fardeau.

Il s’élança au cou de sa mère, serra la main d’Elsa et dit froidement :

— Bonjour, mon père…

Le déjeuner sonnait. Tous quatre se rendirent dans la salle à manger où la gêne qui retenait leur aisance coutumière se dissipa.


Marianne, dès le matin, faisait charger sa pauvre malle sur une voiture que le jardinier, complaisant, conduisit. Et tristement, elle s’en fut à pied, les yeux secs, mais le désespoir griffant sa poitrine. Elle fit le chemin lentement, emportant dans ses regards tout ce qu’elle put du château émergeant du printemps. Chancelante à chaque pas, elle n’eut cependant pas de faiblesse, mais elle se garda de tourner la tête en arrière, de crainte de n’avoir pas le courage d’accomplir son douloureux exode.

Elle n’avait pas voulu dire adieu à Mme Ilstein, de peur d’un attendrissement trop cruel. Elle se doutait du vide que provoquerait son départ, mais ne valait-il pas mieux trancher d’un seul coup ce lien qui les rattachait au passé, puisqu’il devait être rompu.

Ses efforts furent surhumains pour éloigner sa pensée de l’affolement de Louise quand elle ne la verrait pas tout à l’heure.

Ses lèvres se serraient avec un tremblement ; une de ses mains se crispa contre son corsage pendant que l’autre, d’un geste machinal, retenait les plis de sa jupe.

Son large nœud d’Alsacienne flottait au souffle du vent matinal.

Elle franchit l’enceinte du château. Maintenant elle était dehors… Un frisson l’agita, jetant dans ses membres le froid de la solitude et de l’abandon. Ses jambes vacillantes ne purent la porter. Elle s’assit vaincue sur une pierre et dans le ruissellement rose de l’orient, elle pleura.

La tête penchée sur ses genoux, elle semblait une pauvre chose imprécise et noire qui palpitait sous la brise. Peu à peu, elle se calma et reprit sa route. Son dos se courbait un peu plus, et ses pieds heurtaient les pierres qu’elle n’avait plus le courage d’éviter. Elle s’arrêta pour respirer parce que la marche la suffoquait. Elle cueillit une branche de prunellier sauvage. Les épines entraient dans sa peau, mais insensible à la douleur physique, elle ne s’en aperçut pas.

Le silence qui l’environnait fut troublé par les chants d’un charretier qui venait vers elle. Il la croisa pendant qu’elle se redressait subitement dans un sentiment de bravade. En faisant claquer son fouet, il lui dit :

— En route de si bon matin, mère Marianne ?

Elle répondit légèrement :

— Le printemps vous pousse dehors aujourd’hui !…

Sitôt l’homme passé, sa bouche retomba dans son pli amer et elle songea :

— C’est l’Allemand qui me pousse dehors… moi, et les autres…

Elle arriva dans la grande rue de Saverne. Un apaisement lui vint par le mouvement de la ville qui la distrayait. Chaque toit lui était familier ; elle connaissait leurs pointes et leur couleur rouge. L’église carrée où Louise s’était mariée la troubla… Une douleur la traversa, rapide comme l’ombre d’un nuage qui court sur un champ.

Elle arriva chez Mme Hürting et se présenta devant elle, en disant simplement :

— Madame, me voici…

Elle se tenait toute droite sur le seuil de la porte. Elle se détachait sombre, sur l’ombre du vestibule ; son visage, durci par le chagrin et la fierté, ressortait comme un masque de cendre avec des orbites creuses.

Mme Hürting, qui tricotait près d’une des fenêtres se leva, s’approcha d’elle et l’embrassant :

— Ma pauvre Marianne…

Pas un murmure ne sortit des lèvres de la servante et la vieille dame lui prit les mains et les serra silencieusement. Alors courageusement, Marianne demanda :

— Si madame veut me désigner mes occupations…

— Ma pauvre amie, reposez-vous… Ma servante suffit à la besogne… Vous tricoterez près de moi… nous avons tant de malheureux…

— Je suis habituée à aller et venir…

— Vous serez libre… Je vais vous montrer votre chambre…

— Que madame ne se dérange pas… je vais voir Élise…

Marianne sortit. Mme Hürting la suivit des yeux en poussant un soupir.

Peu d’instants après, elle la revit. Tout doucement, elle essaya de la faire parler, s’informant de Louise, de Fritz…

Mais, en entendant les noms de ceux qu’elle aimait par-dessus tout au monde, la pauvre femme éclata en pleurs violents. Le désespoir la terrassa comme une pluie d’orage saccage les plantes. En mots heurtés, elle avoua qu’elle ne leur avait pas dit au revoir, craignant de mourir là-bas, subitement, dans sa douleur.

Mme Hürting laissait le flot des phrases s’épancher. Tout son cœur fervent compatissait aux affres de cette séparation qui équivalait à une agonie.

Elle dit :

— Louise sera bientôt ici…

La figure de Marianne se transfigura.

Elle se sentait moins complètement abandonnée et les paroles de la bonne dame lui rendirent une partie de son énergie et, pleine de confiance, elle attendit Louise.

Les heures passèrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mme Ilstein, accaparée par la visite imprévue, ne pouvait se dérober à ses devoirs de maîtresse de maison. L’angoisse au cœur, mais un sourire aux lèvres, elle fut aux prises toute la journée avec la gaîté d’Elsa. Avec un intérêt feint, elle écouta les puérilités des dix-sept ans de la jeune fille. Elle se promena dans le parc avec des gestes tranquilles et simples, ayant à ses côtés sa future bru, câline et attentionnée ; elle eut l’air d’être toute au babillage mièvre de la jeune enfant qui voulait la conquérir, et qui, pour gagner son cœur, lui parlait de Wilhelm.

Fritz ne les quittait pas. Il parlait peu, soutenant seulement par sa présence le sang-froid de sa mère. Il attendait avec impatience qu’Elsa donnât le signal du départ.

La jeune fille s’attardait…

Elle cueillait des fleurs sauvages avec des gestes lents comme des caresses. Puis, elle effeuilla une pâquerette minuscule aux multiples pétales ; avec une moue enfantine, elle rejeta le cœur d’or dépouillé quand l’oracle eut annoncé : un peu… Elle en reprit une autre… Ses mains blanches et potelées sortaient comme du marbre palpitant de ses manches bleues ; d’un mouvement rapide elle détachait précieusement de la corolle la parcelle infime et la lançait devant elle en levant le petit doigt.

Le soleil tombait derrière les faîtes aigus des sapins. Un rayon oblique glissait entre les rameaux verts. L’horizon, aux nuances d’opale, au couchant attendait le passage de l’astre.

Une brise fraîche souleva soudain les cheveux d’Elsa qui s’écria :

— Il doit être tard… comme le temps passe vite avec vous, madame Ilstein !

Elle disait « Madame Ilstein » parce qu’en Allemagne le mot madame est inséparable du nom de famille ou du titre. Son plus joli sourire découvrait ses dents éclatantes… Louise respira plus librement et Fritz dit très vite :

— Il est six heures !…

— Déjà. Je dois m’en retourner !

— Nous allons vous accompagner, lui répondit Mme Ilstein.

Fritz s’empressa de faire atteler. Les deux femmes se rapprochèrent de la maison pour se préparer. Louise maintenant se montrait agitée, sa préoccupation éclatait. Elsa mit son chapeau lentement et boutonna soigneusement ses gants avant de monter en voiture.

Le chemin jusqu’à Saverne fut franchi avec rapidité.


La journée parut à Marianne mortellement longue.

Elle resta inactive près de Mme Hürting ; ses doigts tremblants ne pouvant tenir les aiguilles d’un tricot. Elle guettait chaque bruit extérieur et tressaillait à tous les pas qui résonnaient devant l’entrée.

Elle essayait de se persuader que Mme Ilstein n’était nullement obligée de venir la voir, mais au fur et à mesure que l’heure fuyait, une force s’écroulait dans son cœur. Machinalement, elle allait à la fenêtre donnant sur la rue et soulevait le rideau. Chaque fois qu’elle le laissait retomber, l’ombre qui cernait ses yeux s’élargissait et elle disait :

— Pourvu qu’elle ne soit pas malade…

Elle se rasseyait et reprenait le bas dont les mailles coulaient des aiguilles sous ses doigts fébriles.

Bientôt après, elle se levait encore, et regardait au dehors, le cou tendu, les yeux anxieux.

Mme Hürting la rassurait.

Elle renonçait à tout espoir, le cerveau vidé par l’angoisse, quand l’ombre de deux chevaux obscurcit les carreaux. Elle cria, se levant d’un bond :

— C’est elle !…

Elle ne put faire un pas, son cœur s’arrêtant de battre. Ses bras se tendirent dans un geste suprême pendant que ses lèvres exhalaient un grand gémissement. Elle tomba en avant, contre le mur où sonna son front. Et, entraînant son corps, ses pieds glissèrent sur le plancher ciré où sa face s’écrasa.

Elle était morte.

Son large nœud touchait la terre comme deux ailes brisées.


Les jours qui suivirent furent pour Louise un atroce cauchemar. Elle s’accusait. Les remords et les regrets se confondaient en elle, ajoutés à une impression de solitude.

Accoutumée à voir Marianne sans cesse près d’elle, à lui confier une part de ses ennuis, elle ne pouvait se rendre à l’évidence de cette séparation brutale.

Toute désemparée, la pensée ailleurs, elle allait et venait comme un automate, s’attendant à voir Marianne apparaître devant elle. Dans ses oreilles, bruissait constamment le son de sa voix.

Tant que Fritz fut là, les journées passèrent relativement douces. Bien que très peiné, le jeune homme s’efforçait de distraire sa mère, essayant de lui persuader que la pauvre servante, usée par le travail, n’aurait pu vivre très longtemps.

Son fils reparti pour Carlsruhe, l’isolement pesa sur elle plus lourdement.

Elle fit de plus fréquentes visites à Mme Hürting chez laquelle sa peine s’adoucissait.

Elles s’asseyaient toutes deux dans le jardin où juin faisait son entrée. Des rosiers odorants garnissaient la petite pelouse et des muguets fleurissaient dans une plate-bande, leurs clochettes blanches tranchant sur le vert cru des feuilles.

Des mésanges avaient construit leur nid dans le creux d’un vieil arbre ; elles passaient et repassaient sans frayeur. Le calme dormait dans ce coin de jardin qui renfermait tout le parfum de l’antique Alsace. Louise s’en imprégnait. Elle retrouvait là les manières de voir et la façon de penser de ses parents. Elle entrevoyait des visages dont elle se rappelait vaguement, et les noms que Mme Hürting prononçait évoquaient en elle des souvenirs plus précis. Des réminiscences lui arrivaient comme des voix entendues, il lui semblait, depuis un nombre infini d’années.

Elle demandait surtout, sans se lasser, à sa vieille amie, l’arrivée de Marianne chez elle. Avidement, elle sollicitait les détails où ses remords revivaient. Mais elle repartait apaisée parce qu’elle en souffrait et aussi parce que Mme Hürting lui assurait que Marianne avait supporté ce triste événement avec énergie et que le bonheur de la revoir avait déterminé, seul, cette rupture d’anévrisme.

Louise ne pouvait s’empêcher d’admirer cette vaillance qui avait supporté la guerre, la défaite, l’annexion, la mort de ses maîtres, tant de douleurs sans une compensation et qui mourait d’une joie… d’une pauvre petite joie…


D’autres jours, elle allait chez Mme Bergmann. Là, tous ses souvenirs s’envolaient forcément. Marianne ne comptait pas plus, dans cette maison, qu’un vieux meuble usagé, qu’il fallait s’attendre à remplacer.

Louise, un moment, essaya d’espacer ses visites, mais Clara se rapprocha, plus gracieuse encore, redoublant de flatteries ingénieuses.

Elsa, d’ailleurs, avec sa ténacité tranquille, veillait à l’harmonie de cette amitié, et la resserrait par des attentions adroites. À tout propos elle venait demander conseil à Mme Ilstein sur quelque ouvrage féminin. Elle vantait le bon goût de Louise et, par moments, s’abaissait, dans son désir de plaire, à le qualifier de « supérieurement français ».

Elle savait, par divination, faire vibrer ainsi les fibres intimes de l’amie de sa mère.

Louise s’intéressait à elle parce que son fils l’aimait. Intriguée, elle l’étudiait, cherchant son point faible et sa plus haute qualité. Habilement, Elsa déjouait ses observations.

Faisant son profit des moindres mots de Mme Ilstein, elle essayait de se modeler sur l’idéal qu’elle entrevoyait dans cet esprit dont elle ne pouvait comprendre entièrement les délicatesses paralysées par la pression allemande.

Seule avec sa mère, elle s’étonnait de la persistance qu’elle devinait en Louise, à rester Alsacienne.

— Comprends-tu cela, maman ? disait-elle parfois, pourquoi ne pas accepter franchement la situation ?… Ces Alsaciens ont vraiment une fierté incompréhensible !… Pourquoi avoir épousé M. Ilstein, notre plus aimable compatriote, pour montrer toujours ce visage triste…

Clara rejetait le tort sur Marianne.

— Maintenant que sa servante n’est plus autour d’elle, son esprit va changer… Cette Alsacienne possédait une influence pernicieuse… Nous allons voir ta future belle-mère revenir à des idées plus justes, plus en harmonie avec les nôtres…

— Ah ! tant mieux !… soupirait la jeune fille, ce sera plus gai pour Wilhelm…

Mais devant Louise aucune critique n’avait l’air d’être sortie de ses lèvres. Elle s’élançait la première au-devant d’elle, à son arrivée, avec des exclamations de joie :

— Bonjour, chère madame Ilstein, comme c’est charmant de venir nous voir… vous êtes un vrai rayon dans la maison… vous ne venez pas assez souvent… ma mère sera heureuse… heureuse…

Et, rapidement, avec des gestes enveloppants, elle mettait Louise à l’aise, la débarrassant de son ombrelle et de son sac à main. Elle s’extasiait sur l’élégance de sa toilette « si française », soulignait-elle, et donnait à son parler, pour plaire davantage, une légère intonation alsacienne que Louise remarquait, attendrie…

Quand Mme Bergmann les rejoignait, les rires commençaient…

On discutait sur la manière de passer l’après-midi… Quelquefois le courage manquait pour faire une promenade, car la chaleur de l’été brisait les énergies… On restait alors dans le salon frais, avec une broderie qui s’ajourait entre les doigts souples ; l’heure du goûter interrompait ce moment de travail.

Elsa chantait de sa voix pleine, quelques vieux lieds allemands. Louise, remuée par la musique, remontait dans ses souvenirs… Elle oubliait sa vie présente, son âge, son mariage… elle se revoyait enfant, se promenant avec son père soucieux, sans qu’elle devinât pourquoi… Elle savait maintenant !…

Puis, quand Elsa plaquait le dernier accord, elle se réveillait comme d’un rêve profond et s’effarait en songeant qu’elle avait devant elle la fiancée de son fils…

Parfois aussi, elles se rendaient toutes trois dans un cercle de dames. Louise y voyait défiler toute la société immigrée. Bien qu’elle n’y parût plus bien souvent depuis son mariage, on accueillait Mme Ilstein avec de grandes démonstrations d’amabilité.

Les visages vieillissaient, mais les commérages rajeunissaient tous les yeux souriants. On s’épiait dans l’attente d’un fait imprévu qui servirait de thème.

On s’asseyait devant les mêmes tables ; on dégustait toujours le café au lait savoureux ; quelques innovatrices demandaient du thé par snobisme, mais elles avaient pris déjà leur café chez elles. Dans le breuvage de Chine, elles mettaient beaucoup de lait et l’accompagnaient de tartines de crème d’anchois.

On s’installait avec des bruits aigus de chaises qui glissent, avec des exclamations chantantes de surprise. Bientôt les conversations, de générales, devenaient particulières.

On se groupait par sympathies. Des chuchotements bourdonnaient dans la salle. Les visages se tendaient, les coudes s’appuyaient sur les nappes de couleur, les joues s’échauffaient… Les piles de petits pains diminuaient…

Un rire éclatant couvrait de temps à autre les murmures. Il bondissait dans la salle en éperonnant la curiosité. Chacun s’arrêtait de parler en cherchant des yeux la rieuse, cependant qu’une voix emportée par son élan trouait le silence pour s’interrompre brusquement :

— On dit que Madame la…

La phrase suspendue planait sur tous les tympans largement ouverts, mais elle ne retombait que dans l’oreille de l’intime, au milieu du brouhaha qui se reformait…