Sur le sol d’Alsace/08

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Bibliothèque Charpentier (p. 197-220).

V

M. Ilstein, cet après-midi de septembre, revint plus tôt de son usine. Il voulait être chez lui pour recevoir son fils qui rentrait de France. Son projet avait été de se rendre au-devant de lui jusqu’à Sarrebourg, mais il revint sur cette décision : trop d’empressement envers les enfants ne pouvait qu’affaiblir leur caractère. Or, si M. Ilstein se trouvait fier, parfois, de constater une certaine allure française chez ses fils, il voulait aussi leur inculquer cette raideur allemande, qui ne s’obtient qu’à l’aide d’une tendresse peu démonstrative et d’une discipline toujours en vigueur.

Il était nerveux en arpentant la terrasse d’où ses regards dominaient le paysage. Fréquemment il s’inquiétait de l’heure, bien qu’un certain moment dût encore s’écouler avant l’arrivée de Wilhelm.

Louise vint le rejoindre. Une joie animait sa figure ; elle portait un costume de serge blanche qui faisait valoir son teint toujours délicat.

Herbert la contemplait venant vers lui, et ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Cette démarche souple que les années n’alourdissaient pas, ces cheveux blonds mêlés de si peu de gris, l’enorgueillissaient. Une douceur l’attendrit, et faisant quelques pas à sa rencontre, il dit :

— Chère Louise…

Elle le regarda, surprise, et comprit que le bonheur de revoir son fils secouait sa hauteur coutumière, mais elle ne répondit pas à l’élan. Elle était encore trop meurtrie par toutes les douleurs successives couronnées par le départ et la mort de Marianne.

Elle ne pouvait oublier les souffrances de cette dernière épreuve et y voyait non seulement une offense personnelle, mais une injure faite à sa patrie. Elle ressentait une humiliation très grande de se reconnaître si peu de chose dans sa demeure dont elle aurait dû rester l’âme agissante.

Tous deux s’acheminèrent vers l’avenue où Fritz guettait le voyageur.

L’après-midi glissait dans le crépuscule. Le soleil, rouge, n’était plus qu’une énorme lentille flamboyante qui coulait au fond du ciel, n’envoyant plus ni chaleur ni rayons.

Une chouette ulula.

L’odeur des verveines et des tabacs blancs se mélangeait pour ne former qu’un parfum enivrant, qui sortait en flots des massifs comme s’il suivait l’aimant lumineux.

Un bourdonnement envoyé par l’écho heurta le silence. Louise et Herbert simultanément s’écrièrent :

— Le voici…

Leurs yeux plongèrent dans le lointain. Un roulement éclata soudain plus près d’eux et bientôt ils virent la voiture. Ils firent quelques pas… Une main gantée s’agitait à la portière : celle-ci s’ouvrit et avant que le coupé fût arrêté, Wilhelm en descendit.

Il salua son père d’un geste aisé, puis embrassa sa mère avec une tendresse contenue. Les questions se multiplièrent, se croisèrent sans suite. Le jeune homme essayait de répondre à toutes avec ordre. Fritz le regardait et le trouvait élégant et beau. Tout en ressemblant à son père, il n’avait pas son aspect orgueilleux. Un air souriant donnait à son visage une expression affable.

Louise l’admirait. Une émotion la traversait de lui voir une allure si ferme et des mouvements où perçait déjà une autorité consciente. Il s’inquiétait de chacun d’eux avec sollicitude et plus particulièrement de sa mère. Il eut une parole profonde de regret pour Marianne et Louise en fut très touchée.

Ils entrèrent dans la maison et Wilhelm respira l’air de la vieille demeure. Il l’aspira avec force, comme s’il voulait faire entrer dans ses poumons d’un seul jet toute l’atmosphère familiale, dont il se trouvait sevré depuis un an.

Son père lui dit :

— Va te débarrasser de la poussière du voyage et rejoins-nous dans la salle à manger. Je dîne ici ce soir avec toi, puis nous irons à la brasserie…

Wilhelm s’inclina :

— Bien, mon père…

Il sentit que rien n’était changé.

Il se dirigea vers sa chambre et, se ravisant, il demanda, se tournant du côté de sa mère :

— Ne veux-tu pas m’accompagner ?

Elle le suivit, empressée, heureuse de cette préférence. Il lui prit le bras affectueusement :

— Ma chère maman…

— Mon fils !…

Ce grand jeune homme lui en imposait légèrement parce qu’il avait, sur lui, l’air et le reflet de la France ; il s’était trempé dans cet élément familier à tous ses aïeux et, pour cela, il se rapprochait encore plus de son cœur. Elle répéta :

— Mon fils !…

Avec spontanéité, il dit :

— Il faut la joie du retour pour effacer le mal du départ…

Puis, tout en se rafraîchissant le visage, il parla gaîment de choses diverses. Parfois, il faisait des pauses entre les phrases comme si une question qu’il retenait l’empêchait de poursuivre. Enfin, il lança dans une indifférence feinte :

— Et les Bergmann ?

Et Louise comprit que c’était dans ce but seul qu’il l’avait entraînée.

Son cœur se serra. Elle fit attendre un peu sa réponse… Avec anxiété, il leva les yeux vers elle, le geste en suspens…

Alors, vite, pour ne pas l’inquiéter, elle en parla… La figure de Wilhelm se détendait, à mesure que sa mère ajoutait des détails. Elle voyait son visage se transfigurer et, pour le rendre heureux complètement, elle s’attarda sur le charme d’Elsa et ses manières avenantes.

Il cachait son trouble en détournant la tête, sous prétexte de prendre un objet dans sa trousse. Quand elle le regardait maintenant, elle remarquait sur ses lèvres le sourire involontaire de ceux qui ont du bonheur plein l’âme, mais qui mettent du respect humain à le dissimuler.

Fritz entra et la conversation prit un autre tour. Les deux frères s’interrogèrent mutuellement sur leur vie d’étudiants. Louise les écoutait rire. Leurs voix sonnaient franchement dans l’air frais de la chambre ; leurs yeux ne se dérobaient pas. Nulle arrière-pensée ne semblait les séparer.

Ils entrèrent tous trois dans la salle à manger où M. Ilstein attendait. Wilhelm, discrètement, plaça près de chaque couvert un petit paquet.

Les cristaux brillaient sur la table. La lumière électrique emplissait leurs facettes de feux multiples. Des roses lourdes s’étageaient dans une jardinière en se penchant sur leurs tiges. Un pétale, de temps à autre, tombait sans bruit sur la nappe.

Chacun s’assit et avec des exclamations de surprise enjouée, défit le paquet qui lui était destiné.

Wilhelm souriait. Il jouissait de la joie d’être chez lui. L’arome des fleurs et des mets nationaux l’enfonçaient dans une sorte de béatitude.

Silencieux, il épiait sur les physionomies les sentiments que produisaient les cadeaux.

Sa mère, la première, le remercia et se leva pour l’embrasser. Elle était vraiment émue de ce joli bijou qu’il lui rapportait de France ; elle en admirait la délicatesse et la beauté.

Fritz, content de son lot, eut un mot aimable.

M. Ilstein mangeait…

Vers la fin du dîner seulement, il dit, en contemplant alternativement son fils et les boutons de manchettes qu’il en avait reçus :

— Tout ce que tu nous rapportes est trop bien…

Wilhelm, gracieux, répondit :

— J’aurais voulu que ce soit mieux encore !…

— Cela suffit ainsi, répliqua son père en riant, mais tu as mal compris ma pensée… Tu as dépensé trop d’argent…

— Herbert !… interrompit Mme Ilstein avec une nuance de reproche.

— Laisse-moi continuer, ma chère…

Et il reprit en regardant Wilhelm :

— Tu as dépensé trop d’argent pour des objets que tu aurais pu te procurer en Allemagne…

Wilhelm lança gaîment :

— Tu fais allusion à la douane ?…

— D’abord… mais aussi, en patriote plus avisé, je songe que tu as frustré des négociants allemands en les privant d’un bénéfice. Or, un bon Allemand ne doit penser qu’à faire fructifier le commerce des siens. C’est ainsi que notre patrie sera la nation la plus forte si tous ses citoyens savent comprendre leurs devoirs dont le premier est d’écarter tous les produits des autres pays…

Il ajouta machinalement en homme sûr de la réponse :

— Tu as acquitté les droits de douane ?…

Wilhelm, gêné, répondit en hésitant :

— Non, mon père…

— C’est une nouvelle faute que tu as commise, trancha M. Ilstein.

— Mon père, reprit Wilhelm, en partant d’ici, tu m’as recommandé de passer sous silence les cigares que j’emportais… J’ai cru bien faire en usant du même subterfuge en rentrant. Je viens de m’apercevoir en entendant tes paroles, que je n’ai pas assez réfléchi, et dès demain, j’irai déclarer les objets importés…

— Bien… je t’accompagnerai… Je serai curieux de voir quel accueil aura ton geste…

Fritz s’agitait ; des mots passèrent sur ses lèvres ; son père le dévisagea :

— Que dis-tu ?

— Rien… répondit-il sèchement.

Louise, qui souffrait déjà depuis le commencement de cette scène, tressaillit au ton de son jeune fils, et lui jeta un regard désapprobateur.

M. Ilstein, choqué de cet irrespect, commanda :

— Je veux savoir ce que tu murmurais !…

Un silence plana. On entendit les pas feutrés du valet de pied qui apportait un autre service.

Fritz se taisait toujours. Son père dit avec un calme gros de menace :

— J’attends…

Louise supplia son fils des yeux. Wilhelm voulut faire une diversion, mais il se tut en entendant son père dire, pour la seconde fois, d’une voix que la colère changeait :

— J’attends…

Brusquement résolu, Fritz se décida :

— Je trouve que ces procédés sont déloyaux envers la France et que l’acte de Wilhelm, fait après coup, ne sera que de l’ostentation ! Mon frère, demain, se fera mal juger parce qu’il a fraudé ; toi seul, mon père, en auras toute la gloire, car on devinera que tu l’as fait agir…

Louise, effrayée par cette riposte inattendue, courbait la tête dans l’effroi de ce qui allait survenir.

M. Ilstein ne put rien dire, suffoqué par cette jeune audace qui dévoilait si exactement les sentiments intimes qui l’animaient. La rage l’aveugla… sa main frappa la joue de Fritz… Celui-ci se leva d’un bond :

— Mon père !… cria-t-il. Ses lèvres tremblaient et ses yeux agrandis par la révolte, assombrissaient de trous larges sa figure convulsée.

Son père, d’un geste, lui montra la porte.

L’enfant sortit.

Louise essuya des larmes. Wilhelm, le front penché, ramassait machinalement les pétales odorants dont une rose, de son côté, avait jonché la nappe.

M. Ilstein, satisfait et calmé de son acte de violence, dit :

— Ce petit a trop de sang français dans les veines ; il est vif comme la poudre et frondeur comme pas un !

Mme Ilstein eut un éblouissement, comme ceux que l’on éprouve quand on s’arme de courage pour une chose qui fait peur. Elle osa :

— Je regrette que Fritz t’ait manqué de respect, mais ses remarques étaient justes…

Il la regarda, immobilisé par la surprise. Par un effort intense, il se maîtrisa pour dire :

— Si tu étais allemande, j’aurais confiance en ton sang-froid, pour essayer de discuter avec toi, mais dans l’état actuel des choses, nous échangerions trop de paroles désagréables. Je commence à m’apercevoir que la vieille Alsace n’acceptera jamais d’être vaincue…

— C’est assez naturel… fit Wilhelm étourdiment.

— Non, ce n’est pas naturel, répliqua M. Ilstein, on doit s’incliner devant le plus fort, toujours, et surtout quand il a pour lui le bon sens, le…

— Il me semble que la France…, commença Louise.

— Oh ! n’entreprenons pas cette guerre intérieure, d’avance, tu serais vaincue… encore une fois, ajouta-t-il avec ironie.

Louise, indignée, voulut riposter, mais elle surprit Wilhelm, les yeux tristes, qui, dans un geste suppliant de ses mains jointes, semblait la conjurer. Elle comprit toute la détresse de son fils aîné, rentré le jour même, si heureux de les revoir tous.

Elle se domina.

M. Ilstein, convaincu de son bon droit, tranquillement, pelait une poire.

Elle se leva de table et sortit. Wilhelm n’osa pas la suivre, il tenait compagnie à son père.

Dès que sa femme fut hors de la portée de sa voix, Herbert questionna :

— Quelle impression rapportes-tu de ton voyage ? Que pense-t-on de nous en France ?… quels sont les souvenirs laissés par la guerre ?…

— Ils en parlent peu, répondit Wilhelm.

— Je comprends cela, ricana Herbert.

— Ce n’est pas par honte de leur défaite, loin de là… mais simplement, cela se devine très bien, parce qu’ils craignent de manquer aux lois de l’hospitalité en formulant des choses désagréables…

— Quelles choses ?…

— Ils ont leur point de vue… mais je n’ai pu l’approfondir, parce que ces discussions étaient bannies de nos entretiens… je te répète qu’ils sont d’une urbanité parfaite… Chez eux, et principalement chez M. Rivière, mon professeur, j’étais un ami… ou du moins, il faisait ses efforts pour me traiter comme tel…

M. Ilstein réfléchit un moment et reprit :

— Craignent-ils notre force ?

Wilhelm hésita, puis, doucement il laissa tomber :

— Non…

— Non ?… répéta son père en bondissant.

— Que veux-tu ?… ils ont un passé où dominent les gloires… puis ils se sont si bien battus… ils ont donné une indemnité si… si… colossale… et se sont si bien et si vite relevés…

— Mais notre commerce surpasse le leur !

— Peut-être, mais la fabrication en est moins appréciée.

— Elle nous rapporte davantage…

— Le Français est, avant tout, artiste…

— Ils ne peuvent nier nos progrès, notre ascension continue, sûre, couronnée par la conquête de l’Alsace-Lorraine…

— Pour eux, ce n’est pas une conquête…

— Que veux-tu dire ?… bégaya M. Ilstein.

— Ils appellent notre victoire un rapt… Nous avons eu le tort, à leurs yeux, de disposer de ce pays, de l’annexer sans son consentement… Nous l’avons traité comme s’il n’était qu’un sol sans âmes, sans cœurs… Nous avons, paraît-il, outrepassé notre droit… on n’asservit pas des consciences…

— On les asservit quand on est vainqueur… le vainqueur est un maître…

— Nous le croyons… mais la justice, disent-ils, défend d’attenter à la liberté. Les Alsaciens-Lorrains sont d’autant plus sensibles à l’outrage, que la France les nourrissait dans d’autres principes…

— Et tu disais ne rien savoir !… tu as même subi des influences…

— Non… j’ai simplement observé… J’aime l’Allemagne et suis respectueux de ses traditions ; j’aime la façon ferme dont elle conduit ses enfants ; elle essaie de se faire craindre de toutes parts et c’est le meilleur moyen d’en imposer aux hommes, si ce n’est pas celui de s’en faire aimer… À mon avis, il faut enfermer les intelligences dans des règles qu’un cerveau seul gouverne. Entravons donc la liberté pour empêcher l’essor des esprits mal éclairés qui prennent pour des réalités les chimères inaccessibles… La discipline familiale forme les hommes… En France, elle n’existe pas… Une fraternité presque choquante règne entre les ascendants et les descendants… Les rapports sont gais, affables… une ironie amicale flotte sur tous les propos… On croirait à les voir, qu’ils sont désunis… non… ils appellent cela : être libres… Cet esprit règne partout… Mais, par exemple, quand un ennui leur survient, tout change… On sent alors combien leur harmonie est parfaite, indestructible… À ces moments-là… je les comprenais… je les admirais… mais d’autres fois… j’avoue que j’étais complètement dérouté…

— Oui… ils sont plutôt légers…

— Non… c’est l’opinion que nous avons d’eux, parce qu’ils se calomnient en riant, d’un rire que nous ne comprenons pas… Et nous faisons un retour sur nous-mêmes qui disons gravement nos qualités en les exaltant… Notre méthode est bonne parce que nous finissons par acquérir ces qualités à force de persuasion… notre valeur s’en augmente en fortifiant notre patriotisme…

— C’est vrai !… appuya M. Ilstein, radieux. Nous allons poursuivre cette discussion à la brasserie, termina-t-il en se levant… Tu retrouveras là tous nos habitués.

Wilhelm, avant de le suivre, chercha sa mère pour lui dire bonsoir. Il la trouva dans la chambre de Fritz, cherchant à le consoler. Celui-ci disait presque bas des paroles que Wilhelm n’entendit pas. À la vue de son frère, il se tut. Ses traits, de sombres qu’ils étaient, prirent une expression sereine et aimable. Wilhelm remarqua ce changement rapide de physionomie et pensa :

— C’est un vrai Français…

Il prévint sa mère qu’il sortait avec son père.

Celle-ci l’embrassa en disant :

— Mon pauvre enfant !… le premier soir de ton retour, il t’a fallu subir une querelle… Fritz se réjouissait tant de te revoir… il a voulu prendre ta défense…

— Je l’ai compris… et je le remercie… mais il ne faut pas lutter contre l’autorité qui nous dirige…

Fritz le regarda et lui dit :

— Tu es un vrai Allemand !…

Wilhelm sourit des jugements formulés par chacun d’eux. Il prit congé de sa mère et la supplia :

— Attends-nous ce soir… nous rentrerons tôt… je me plaindrai de la fatigue… bien que pour un futur soldat… ce soit un mauvais prétexte…

Une expression joyeuse avait envahi les traits de Louise aux premiers mots de son fils, mais les derniers la firent frémir.

Soldat !… il serait soldat allemand !

Encore une conséquence qu’elle n’avait pas prévue dans le rêve dont elle avait enveloppé son mariage. Un déchirement ébranla son âme. Des visions tourbillonnantes l’assaillirent… Ce fut rapide comme un coup de poignard.

Elle le vit, son fils, dans son uniforme, face à face avec le colonel français, là-bas, dans la galerie…

De ses propres mains, elle avait planté l’arbre de la trahison dans sa demeure. Ses branches se nourrissaient de ses déceptions, de ses angoisses. Elles écartelaient son cœur, à travers lequel elles passaient, fortes de la sève aveugle dont déborde la vie.

Mais à quoi servaient les retours en arrière ?… Il fallait continuer le chemin, poussée brutalement par la fatalité…

Un fils allemand !… La phrase sonnait dans son cerveau comme un tintement de glas… et elle ne pouvait rien… rien… C’était la suite logique de son acte… Des pensées de suicide l’effleuraient… Tout plutôt que cette honte de voir, elle, Alsacienne, ses fils servir l’ennemi. Ses artères battaient ; elle en percevait les coups à ses tempes ; ils se répercutaient à travers son corps comme si un marteau invisible, mais inlassable, frappait son crâne.

Et sa faute lui parut inexpiable.

Le lendemain, Wilhelm alla chez les Bergmann.

Louise, en le regardant s’éloigner, sentait, à chacun des pas qu’il faisait, un arrachement se faire de son cœur.

Il allait vers la vie, vers la femme de son choix, une Allemande comme lui. Louise ne pourrait, dans sa vieillesse, avoir la douceur de raconter ses souvenirs à ses petits-enfants. Sa bouche devra se sceller, taire les vieux refrains dont Marianne l’endormait, que sa mère avait fredonnés presque bas, de peur d’être entendue par l’ennemi…

La voix du passé montait, de plus en plus forte. Avec elle, celle des opprimés qui souffraient et stigmatisaient sa conduite. Elle aussi criait maintenant de souffrance, mais une volupté traversait sa douleur en constatant que son âme d’Alsacienne vivait… vibrait !… Comme la statue de Memnon qui exhale des sons mélodieux quand le soleil l’éclaire, son âme, illuminée par le rayonnement intérieur du patriotisme, chantait le hosannah merveilleux.

La race profonde s’imposait ; et, malgré la tache effroyable d’avoir donné des fils à l’Allemagne, elle sentait l’absolution descendre sur elle parce qu’elle se repentait.

Wilhelm, d’un pas hâtif, s’en allait vers l’horizon bleu de son amour. Une joie émue le soulevait, le rendait léger comme l’air frais de septembre ; ou bien, une angoisse subite l’alourdissait et faisait courir un frisson sur sa nuque. Il respirait alors profondément comme pour aspirer tout l’espoir que contenait encore la saison dans sa mélancolique beauté, et de nouveau, l’allégresse le transportait.

Les sapins aux arêtes fines, les hêtres un peu jaunis déjà, défilaient sous ses yeux. Il faisait le chemin à pied, flânant un peu comme un écolier en vacances, ou comme un amoureux troublé, timide, malgré sa grande hâte d’arriver. Chaque coin de la forêt le ravissait ; il cueillait des bruyères fines et respirait le parfum doux des mûres.

Il entra dans Saverne. Malgré le calme apparent que montrait son visage, son cœur sautait dans sa poitrine.

Comment allait-il retrouver Elsa ?

Il se rappelait les élégances françaises ; et gardait le souvenir des Parisiennes aux traits fins, aux lignes souples. Il se souvenait de leur grâce vive et de leurs sourires séducteurs, mais leur âme était fermée pour lui. Comme tous les jeunes Allemands, il est naïf et orgueilleux, un peu susceptible ; comme il n’a pu comprendre tout l’esprit des jeunes filles françaises, il en a conclu qu’elles étaient moqueuses et superficielles.

Il est à la porte d’Elsa. Celle-ci le guette depuis le matin. Posément, elle vient lui ouvrir. Elle est devant lui, dans le cadre de l’entrée. La lumière inonde le seuil, ses pieds en sont baignés ; au delà une équerre d’ombre s’allonge… ses paupières clignent légèrement à cause du jour brusque.

Wilhelm la regarde une seconde sans parler. Ses cheveux lui semblent du soleil, ses yeux, deux fleurs pures de myosotis… Il est attiré par les lèvres rouges qui s’ouvrent pour dire :

— Cher Wilhelm…

Il ne répond pas tout de suite et la contemple encore, puis doucement, murmure :

— Elsa… Elsa…

Et se tenant par la main, ils vont rejoindre Mme Bergmann dans le jardin. Celle-ci accueille le jeune homme avec beaucoup de démonstrations affectueuses. La conversation ne tarit pas, mais c’est la mère qui en fait tous les frais.

Elsa ne dit rien ; ses doigts sont entrelacés à ceux de Wilhelm ; de temps à autre, il les lui baise sans cesser de répondre à Mme Bergmann. Soudain, comme Elsa se rapproche de lui, il dit :

— Madame Bergmann, nous nous sommes fiancés, Elsa et moi… J’espère que cette décision vous agréera… Je n’ai pas encore prévenu mon père, mais je crois qu’il ne demandera pas mieux de voir Elsa devenir sa fille…

À quoi Clara répondit en riant :

— Je me doutais de la chose… Je suis heureuse de vous voir vous entendre… Je me souviens de mon jeune temps… alors que Max me faisait la cour…

Et elle quitta le jardin, laissant les fiancés seuls. Ils s’admirèrent, heureux. Leurs doigts ne resserrèrent pas leur étreinte ; Elsa plongeait ses yeux à demi fermés dans ceux de Wilhelm, et il murmura :

— Chère Elsa !…

Puis, il dégagea ses mains et prit dans sa poche un écrin qu’il ouvrit. Un anneau brillait sur du velours blanc.

Il le passa à l’annulaire de sa fiancée. Elle murmura  « merci » de sa voix mélodieuse et, appuyant sa tête sur l’épaule du jeune homme, elle contempla le cercle d’or.

Lui, silencieux, respirait le parfum des lourds cheveux blonds.

Le soleil défunt de l’automne pâle éclairait l’aube naissante d’un nouvel amour.