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Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 11

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 23-26).
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XI.

Elle ne put ouvrir la lettre de Louise que le soir. C’était une longue paraphrase du peu de mots qu’elles avaient pu échanger à leur gré dans l’entrevue de la ferme. Cette lettre toute palpitante de joie et d’espoir était l’expression d’une véritable amitié de femme romanesque, expansive, sœur de l’amour, amitié pleine d’adorables puérilités et de platoniques ardeurs.

Elle terminait par ces mots :

« Le hasard m’a fait découvrir que ta mère allait demain rendre une visite dans le voisinage. Elle n’ira que vers la nuit à cause de la chaleur. Tâche de te dispenser de l’accompagner, et, dès que la nuit sera sombre, viens me trouver au bout de la grande prairie, à l’endroit du petit bois de Vavray. La lune ne se lève qu’à minuit, et cet endroit est toujours désert. »

Le lendemain, la comtesse partit vers six heures du soir, engageant Valentine à se mettre au lit, et recommandant à la marquise de veiller à ce qu’elle prît un bain de pieds bien chaud. Mais la vieille femme, tout en disant qu’elle avait élevé sept enfants et qu’elle savait soigner une migraine, oublia bien vite tout ce qui n’était pas elle. Fidèle à ses habitudes de mollesse antique, elle se mit au bain à la place de sa petite-fille, et fit appeler sa demoiselle de compagnie pour lui lire un roman de Crébillon fils. Valentine s’échappa dès que l’ombre commença à descendre sur la colline. Elle prit une robe brune afin d’être moins aperçue dans la campagne assombrie, et, coiffée seulement de ses beaux cheveux blonds qu’agitaient les tièdes brises du soir, elle franchit la prairie d’un pied rapide.

Cette prairie avait bien une demi-lieue de long ; elle était coupée de larges ruisseaux auxquels des arbres renversés servaient de ponts. Dans l’obscurité, Valentine faillit plusieurs fois se laisser tomber. Tantôt elle accrochait sa robe à d’invisibles épines, tantôt son pied s’enfonçait dans la vase trompeuse du ruisseau. Sa marche légère éveillait des milliers de phalènes bourdonnantes ; le grillon babillard se taisait à son approche, et quelquefois une chouette endormie dans le tronc d’un vieux saule s’en échappait, et la faisait tressaillir en rasant son front de son aile souple et cotonneuse.

C’était la première fois de sa vie que Valentine se hasardait seule, la nuit, volontairement, hors du toit paternel. Quoiqu’une grande exaltation morale lui prétât des forces, la peur s’empara d’elle parfois, et lui donnait des ailes pour raser l’herbe et franchir les ruisseaux.

Au lieu indiqué elle trouva sa sœur, qui l’attendait avec impatience. Après mille tendres caresses, elles s’assirent sur la marge d’un fossé et se mirent à causer.

— Conte-moi donc ta vie depuis que je t’ai perdue, dit Valentine à Louise.

Louise raconta ses voyages, ses chagrins, son isolement, sa misère. À peine âgée de seize ans, lorsqu’elle se trouva exilée en Allemagne auprès d’une vieille parente de sa famille, elle n’avait touché qu’une faible pension alimentaire qui ne suffisait point à la rendre indépendante. Tyrannisée par cette duègne, elle s’était enfuie en Italie, où, à force de travail et d’économie, elle avait réussi à subsister. Enfin, sa majorité étant arrivée, elle avait joui de son patrimoine, héritage fort modique, car toute la fortune de cette famille venait de la comtesse ; la terre même de Raimbault, ayant été rachetée par elle, lui appartenait en propre, et la vieille mère du général ne devait une existence agréable qu’aux bons procédés de sa belle-fille. C’est pour cette raison qu’elle la ménageait et avait abandonné entièrement Louise, afin de ne pas tomber dans l’indigence.

Quelque mince que fût la somme que toucha cette malheureuse fille, elle fut accueillie comme une richesse, et suffit de reste à des besoins qu’elle avait su restreindre. Une circonstance, qu’elle n’expliquait pas à sa sœur, l’ayant engagée à revenir à Paris, elle y était depuis six mois lorsqu’elle apprit le prochain mariage de Valentine. Dévorée du désir de revoir sa patrie et sa sœur, elle avait écrit à sa nourrice madame Lhéry ; et celle-ci, bonne et aimante femme, qui n’avait jamais cessé de correspondre de loin en loin avec elle, se hâta de l’inviter à venir secrètement passer quelques semaines à la ferme. Louise accepta avec empressement, dans la crainte que le mariage de Valentine ne mît bientôt une plus invincible barrière entre elles deux.

— À Dieu ne plaise ! répondit Valentine ; ce sera au contraire le signal de notre rapprochement. Mais, dis-moi, Louise, dans tout ce que tu viens de me raconter, tu as omis une circonstance bien intéressante pour moi… Tu ne m’as pas dit si…

Et Valentine, embarrassée de prononcer un seul mot qui eût rapport à cette terrible faute de sa sœur, qu’elle eût voulu effacer au prix de tout son sang, sentit sa langue se paralyser et son front se couvrir d’une sueur brûlante.

Louise comprit, et malgré les déchirants remords de sa vie, aucun reproche n’enfonça dans son cœur une pointe si acérée que cet embarras et ce silence. Elle laissa tomber sa tête sur ses mains, et, facile à aigrir après une vie de malheur, elle trouva que Valentine lui faisait plus de mal à elle seule que tous les autres ensemble. Mais, revenant bientôt à la raison, elle se dit que Valentine souffrait par excès de délicatesse ; elle comprit qu’il en avait déjà bien coûté à cette jeune fille si pudique pour appeler une confidence plus intime et pour oser seulement la désirer.

— Eh bien ! Valentine, dit-elle en passant un de ses bras au cou de sa jeune sœur.

Valentine se précipita dans son sein, et toutes deux fondirent eu larmes.

Puis Valentine, essuyant ses yeux, réussit par un sublime effort à dépouiller la rigidité de la jeune vierge pour s’élever au rôle de l’amie généreuse et forte.

— Dis-moi, s’écria-t-elle ; il est dans tout cela un être qui a dû étendre son influence sacrée sur toute ta vie, un être que je ne connais pas, dont j’ignore le nom, mais qu’il m’a semblé parfois aimer de toute la force du sang et de toute la volonté de ma tendresse pour toi…

— Tu veux donc que je t’en parle, ô ma courageuse sœur ! J’ai cru que je n’oserais jamais te rappeler son existence. Eh bien ! la grandeur d’âme surpasse tout ce que j’en espérais. Mon fils existe, il ne m’a jamais quittée ; c’est moi qui l’ai élevé. Je n’ai point essayé de dissimuler ma faute en l’éloignant de moi ou en lui refusant mon nom. Partout il m’a suivie, partout sa présence a révélé mon malheur et mon repentir. Et, le croiras-tu, Valentine ? j’ai fini par mettre ma gloire à me proclamer sa mère, et dans toutes les âmes justes j’ai trouvé mon absolution en faveur de mon courage.

— Et quand même je ne serais pas ta sœur et ta fille aussi, répondit Valentine, je voudrais être au nombre de ces justes. Mais où est-il ?

— Mon Valentin est à Paris, dans un collège. C’est pour l’y conduire que j’ai quitté l’Italie, et c’est pour te voir que je me suis séparée de lui depuis un mois. Il est beau, mon fils, Valentine ; il est aimant ; il te connaît ; il désire ardemment embrasser celle dont il porte le nom, et il te ressemble. Il est blond et calme comme toi ; à quatorze ans, il est presque de ta taille… Dis, voudras-tu, quand tu seras mariée, que je te le présente ?

Valentine répondit par mille caresses.

Deux heures s’étaient écoulées rapidement, non-seulement à se rappeler le passé, mais encore à faire des projets pour l’avenir. Valentine y portait toute la confiance de son âge ; Louise y croyait moins, mais elle ne le disait pas. Une ombre noire se dessina tout d’un coup dans l’air bleu au-dessus du fossé. Valentine tressaillit et laissa échapper un cri d’effroi. Louise, posant sa main sur la sienne, lui dit :

— Rassure-toi, c’est un ami, c’est Bénédict.

Valentine fut d’abord contrariée de sa présence au rendez-vous. Il semblait que désormais tous les actes de sa vie amenassent un rapprochement forcé entre elle et ce jeune homme. Cependant elle fut forcée de comprendre que son voisinage n’était pas inutile à deux femmes dans cet endroit écarté, et surtout que son escorte devait agréer à Louise, qui était à plus d’une lieue de son gîte. Elle ne put pas non plus s’empêcher de remarquer le sentiment de délicatesse respectueuse qui l’avait fait s’abstenir de paraître durant leur entretien. Ne fallait-il pas du dévouement, d’ailleurs, pour monter ainsi la garde pendant deux heures ? Tout bien considéré, il y aurait eu de l’ingratitude à lui faire un froid accueil. Elle lui expliqua le billet de sa mère, prit tout le tort sur elle, et le supplia de ne venir au château qu’avec une forte dose de patience et de philosophie. Bénédict jura en riant que rien ne l’ébranlerait ; et, après l’avoir reconduite avec Louise jusqu’au bout de la prairie, il reprit avec celle-ci le chemin de la ferme.



Il fallait passer sur une planche toute tremblante. (Page 14.)

Le lendemain il se présenta au château. Par un hasard dont Bénédict ne se plaignait pas, c’était au tour de madame de Raimbault à avoir la migraine ; mais celle-là n’était pas feinte, elle la força de garder le lit. Les choses se passèrent donc mieux que Bénédict ne l’avait espéré. Quand il sut que la comtesse ne se lèverait pas de la journée, il commença par démonter le piano et enlever toutes les touches ; puis il trouva qu’il fallait remettre des buffles à tous les marteaux ; quantité de cordes rouillées étaient à renouveler ; enfin il se créa de l’ouvrage pour tout un jour ; car Valentine était là, lui présentant les ciseaux, l’aidant à rouler le laiton sur la bobine, lui donnant la note au diapason, et s’occupant de son piano peut-être plus ce jour-là qu’elle n’avait fait dans toute sa vie. De son côté, Bénédict était beaucoup moins habile à cette besogne que Valentine ne l’avait annoncé. Il cassa plus d’une corde en la montant, il tourna plus d’une cheville pour une autre, et souvent dérangea l’accord de toute une gamme pour remettre celui d’une note. Pendant ce temps, la vieille marquise allait, venait, toussait, dormait, et ne s’occupait d’eux que pour les mettre plus à l’aise encore. Ce fut une délicieuse journée pour Bénédict. Valentine était si douce, elle avait une gaieté si naïve, si vraie, une politesse si obligeante, qu’il était impossible de ne pas respirer à l’aise auprès d’elle. Et puis je ne sais comment il se fit qu’au bout d’une heure, par un accord tacite, toute politesse disparut entre eux. Une sorte de camaraderie enfantine et rieuse s’établit. Ils se raillaient de leurs mutuelles maladresses, leurs mains se rencontraient sur le clavier, et, la gaieté chassant l’émotion, ils se querellaient comme de vieux amis. Enfin, vers cinq heures, le piano se trouvant accordé, Valentine imagina un moyen de retenir Bénédict. Un peu d’hypocrisie s’improvisa dans ce cœur de jeune fille, et, sachant que sa mère accordait tout à l’extérieur de la déférence, elle se glissa dans son alcôve.



Ma sœur ! (Page 15.)


— Maman, lui dit-elle, M. Bénédict a passé six heures à mon piano, et il n’a pas fini ; cependant nous allons nous mettre à table : j’ai pensé qu’il était impossible d’envoyer ce jeune homme à l’office, puisque vous n’y envoyez jamais son oncle, et que vous lui faites servir du vin sur votre propre table. Que dois-je faire ? Je n’ai pas osé l’inviter à dîner avec nous sans savoir de vous si cela était convenable.

La même demande, faite en d’autres termes, n’eût obtenu qu’une sèche désapprobation. Mais la comtesse était toujours plus satisfaite d’obtenir la soumission à ses principes que l’obéissance passive à ses volontés. C’est le propre de la vanité de vouloir imposer le respect et l’amour de sa domination.

— Je trouve la chose assez convenable, répondit-elle. Puisqu’il s’est rendu à mon billet sans hésiter, et qu’il s’est exécuté de bonne grâce, il est juste de lui montrer quelque égard. Allez, ma fille, invitez-le vous-même de ma part.

Valentine, triomphante, retourna au salon, heureuse de pouvoir faire quelque chose d’agréable au nom de sa mère, et lui laissa tout l’honneur de cette invitation. Bénédict, surpris, hésita à l’accepter. Valentine outre-passa un peu les pouvoirs dont elle était investie en insistant. Comme ils passaient tous trois à table, la marquise dit à l’oreille de Valentine :

— Est-ce que vraiment ta mère a eu l’idée de cette honnêteté ? Cela m’inquiète pour sa vie. Est-ce qu’elle est sérieusement malade ?

Valentine ne se permit pas de sourire à cette âcre plaisanterie. Tour à tour dépositaire des plaintes et des inimitiés de ces deux femmes, elle était entre elles comme un rocher battu de deux courants contraires.

Le repas fut court, mais enjoué. On passa ensuite sous la charmille pour prendre le café. La marquise était toujours d’assez bonne humeur en sortant de table. De son temps, quelques jeunes femmes, dont on tolérait la légèreté en faveur de leurs grâces, et peut-être aussi de la diversion que leurs inconvenances apportaient à l’ennui d’une société oisive et blasée, se faisaient fanfaronnes de mauvais ton ; à certains visages l’air mauvais sujet allait bien. Madame de Provence était le noyau d’une coterie féminine qui sablait fort bien le Champagne. Un siècle auparavant, Madame, belle-sœur de Louis xiv, bonne et grave Allemande qui n’aimait que les saucisses à l’ail et la soupe à la bière, admirait chez les dames de la cour de France, et surtout chez madame la duchesse de Berry, la faculté de boire beaucoup sans qu’il y parût, et de supporter à merveille le vin de Constance et le marasquin de Hongrie.

La marquise était gaie au dessert. Elle racontait avec cette aisance, ce naturel propre aux gens qui ont vu beaucoup de monde, et qui leur tient lieu d’esprit. Bénédict l’écouta avec surprise. Elle lui parlait une langue qu’il croyait étrangère à sa classe et à son sexe. Elle se servait de mots crus qui ne choquaient pas, tant elle les disait d’un air simple et sans façon. Elle racontait aussi des histoires avec une merveilleuse lucidité de mémoire et une admirable présence d’esprit pour en sauver les situations graveleuses à l’oreille de Valentine. Bénédict levait quelquefois les yeux sur elle avec effroi, et, à l’air paisible de la pauvre enfant, il voyait si clairement qu’elle n’avait pas compris qu’il se demandait s’il avait bien compris lui-même, si son imagination n’avait pas été au delà du vrai sens. Enfin il était confondu, étourdi de tant d’usage avec tant de démoralisation, d’un tel mépris des principes joint à un tel respect des convenances. Le monde que la marquise lui peignait était devant lui comme un rêve auquel il refusait de croire.

Ils restèrent assez longtemps sous la charmille. Ensuite Bénédict essaya le piano et chanta. Enfin il se retira assez tard, tout surpris de son intimité avec Valentine, tout ému sans en savoir la cause, mais emplissant son cerveau avec délices de l’image de cette belle et bonne fille, qu’il était impossible de ne pas aimer.