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Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 12

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 26-27).
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XII.

À quelques jours de là, madame de Raimbault fut engagée par le préfet à une brillante réunion qui se préparait au chef-lieu du département. C’était à l’occasion du passage de madame la duchesse de Berry qui s’en allait ou qui revenait d’un de ses joyeux voyages ; femme étourdie et gracieuse, qui avait réussi à se faire aimer malgré l’inclémence des temps, et qui longtemps se fit pardonner ses prodigalités par un sourire.

Madame de Raimbault devait être du petit nombre des dames choisies qui seraient présentées à la princesse, et qui prendraient place à sa table privilégiée. Il était donc, selon elle, impossible qu’elle se dispensât de ce petit voyage, et pour rien au monde elle n’eût voulu en être dispensée.

Fille d’un riche marchand, mademoiselle Chignon avait aspiré aux grandeurs dès son enfance ; elle s’était indignée de voir sa beauté, ses grâces de reine, son esprit d’intrigue et d’ambition s’étioler dans l’atmosphère bourgeoise d’un gros capitaliste. Mariée au général comte de Raimbault, elle avait volé avec transport dans le tourbillon des grandeurs de l’Empire ; elle était justement la femme qui devait y briller. Vaine, bornée, ignorante, mais sachant ramper devant la royauté, belle de cette beauté imposante et froide pour laquelle semblait avoir été choisi le costume du temps, prompte à s’instruire de l’étiquette, habile à s’y conformer, amoureuse de parures, de luxe, de pompes et de cérémonies, jamais elle n’avait pu concevoir les charmes de la vie intérieure ; jamais son cœur vide et altier n’avait goûté les douceurs de la famille. Louise avait déjà dix ans, elle était même très développée pour son âge, lorsque madame de Raimbault devint sa belle-mère, et comprit avec effroi qu’avant cinq ans la fille de son mari serait pour elle une rivale. Elle la relégua donc avec sa grand’mère au château de Raimbault, et se promit de ne jamais la présenter dans le monde. Chaque fois qu’en la revoyant elle s’aperçut des progrès de sa beauté, sa froideur pour cette enfant se changea en aversion. Enfin, dès qu’elle put reprocher à cette malheureuse une faute que l’abandon où elle l’avait laissée rendait excusable peut-être, elle se livra à une haine implacable, et la chassa ignominieusement de chez elle. Quelques personnes dans le monde assuraient savoir la cause plus positive de cette inimitié. M. de Neuville, l’homme qui avait séduit Louise, et qui fut tué en duel par le père de cette infortunée, avait été en même temps, dit-on, l’amant de la comtesse et celui de sa belle-fille.

Avec l’Empire s’était évanouie toute la brillante existence de madame de Raimbault ; honneurs, fêtes, plaisirs, flatteries, représentation, tout avait disparu comme un songe, et elle s’éveilla un matin, oubliée et délaissée dans la France légitimiste. Plusieurs furent plus habiles, et, n’ayant pas perdu de temps pour saluer la nouvelle puissance, remontèrent au faite des grandeurs ; mais la comtesse, qui n’avait jamais eu de présence d’esprit et chez qui les premières impressions étaient violentes, perdit absolument la tête. Elle laissa voir à celles qui avaient été ses compagnes et ses amies toute l’amertume de ses regrets, tout son mépris pour les têtes poudrées, toute son irrévérence pour la dévotion réédifiée. Ses amies accueillirent ces blasphèmes par des cris d’horreur ; elles lui tournèrent le dos comme à une hérétique, et répandirent leur indignation dans les cabinets de toilette, dans les appartements secrets de la famille royale, où elles étaient admises et où leurs voix disposaient des places et des fortunes.

Dans le système des compensations de la couronne, la comtesse de Raimbault fut oubliée ; il n’y eut pas pour elle la plus petite charge de dame d’atours. Forcée de renoncer à l’état de domesticité si cher aux courtisans, elle se retira dans ses terres, et se fit franchement bonapartiste. Le faubourg Saint-Germain, qu’elle avait vu jusqu’alors, rompit avec elle comme mal pensante. Les égaux, les parvenus lui restèrent, et elle les accepta faute de mieux ; mais elle les avait si fort méprisés dans sa prospérité, qu’elle ne trouva autour d’elle aucune affection solide pour la consoler de ses pertes.

À trente-cinq ans il lui avait fallu ouvrir les yeux sur le néant des choses humaines, et c’était un peu tard pour cette femme qui avait perdu sa jeunesse, sans la sentir passer, dans l’enivrement des joies puériles. Force lui fut de vieillir tout d’un coup. L’expérience ne l’ayant pas détachée de ses illusions une par une, comme cela arrive dans le cours des générations ordinaires, elle ne connut du déclin de l’âge que les regrets et la mauvaise humeur.

Depuis ce temps, sa vie fut un continuel supplice ; tout lui devint sujet d’envie et d’irritation. En vain son ironie la vengeait des ridicules de la Restauration ; en vain elle trouvait dans sa mémoire mille brillants souvenirs du passé pour faire la critique, par opposition, de ces semblants de royauté nouvelle ; l’ennui rongeait cette femme dont la vie avait été une fête perpétuelle, et qui maintenant se voyait forcée de végéter à l’ombre de la vie privée.

Les soins domestiques, qui lui avaient toujours été étrangers, lui devinrent odieux ; sa fille, qu’elle connaissait à peine, versa peu de consolations sur ses blessures. Il fallait former cette enfant pour l’avenir, et madame de Raimbault ne pouvait vivre que dans le passé. Le monde de Paris, qui tout d’un coup changea si étrangement de mœurs et de manières, parlait une langue nouvelle qu’elle ne comprenait plus ; ses plaisirs l’ennuyaient ou la révoltaient ; la solitude l’écrasait de fièvre et d’épouvante. Elle languissait malade de colère et de douleur sur son ottomane, autour de laquelle ne venait plus ramper une cour en sous-ordre, miniature de la grande cour du souverain. Ses compagnons de disgrâce venaient chez elle pour gémir sur leurs propres chagrins et pour insulter aux siens en les niant. Chacun voulait avoir accaparé à lui seul toute la disgrâce des temps et l’ingratitude de la France. C’était un monde de victimes et d’outragés qui se dévoraient entre eux.

Ces égoïstes récriminations augmentaient l’aigreur fébrile de madame de Raimbault.

Si de plus heureux venaient lui tendre encore une main amie, et lui dire que les faveurs de Louis xviii n’avaient point effacé en eux les souvenirs de la cour de Napoléon, elle se vengeait de leur prospérité en les accablant de reproches, en les accusant de trahison envers le grand homme, elle qui n’avait pas pu le trahir de la même manière ! Enfin, pour comble de douleur et de consternation, à force de se voir passer au jour devant ses glaces vides et immobiles, à force de se regarder sans parure, sans rouge et sans diamants, boudeuse et flétrie, la comtesse de Raimbault s’aperçut que sa jeunesse et sa beauté avaient fini avec l’Empire.

Maintenant elle avait cinquante ans, et quoique cette beauté passée ne fût plus écrite sur son front qu’en signes hiéroglyphiques, la vanité, qui ne meurt point au cœur de certaines femmes, lui créait de plus vives souffrances qu’en aucun temps de sa vie. Sa fille, qu’elle aimait de cet instinct que la nécessité imprime aux plus perverses natures, était pour elle un continuel sujet de retour vers le passé et de haine vers le temps présent. Elle ne la produisait dans le monde qu’avec une mortelle répugnance, et si, en la voyant admirée, son premier mouvement était une pensée d’orgueil maternel, le second était une pensée de désespoir. « Son existence de femme commence, se disait-elle, c’en est fait de la mienne ! » Aussi, lorsqu’elle pouvait se montrer sans Valentine, elle se sentait moins malheureuse. Il n’y avait plus autour d’elle de ces regards maladroitement complimenteurs qui lui disaient : « C’est ainsi que vous fûtes jadis ; et vous aussi, je vous ai vue belle. »

Elle ne raisonnait pas sa coquetterie au point d’enfermer sa fille lorsqu’elle allait dans le monde ; mais, pour peu que celle-ci témoignât son humeur sédentaire, la comtesse, sans peut-être s’en rendre bien compte, admettait son refus, partait plus légère, et respirait plus à l’aise dans l’atmosphère agitée des salons.

Garrottée à ce monde oublieux et sans pitié qui n’avait plus pour elle que des déceptions et des déboires, elle se laissait traîner encore comme un cadavre à son char. Où vivre ? comment tuer le temps, et arriver à la fin de ces jours qui la vieillissaient et qu’elle regrettait dès qu’ils étaient passés ? Aux esclaves de la mode, quand toute jouissance d’amour-propre est enlevée, quand tout intérêt de passion est ravi, il reste pour plaisir le mouvement, la clarté des lustres, le bourdonnement de la foule. Après tous les rêves de l’amour ou de l’ambition subsiste encore le besoin de bruire, de remuer, de veiller, de dire : « J’y étais hier, j’y serai demain. » C’est un triste spectacle que celui de ces femmes flétries qui cachent leurs rides sous des fleurs et couronnent leurs fronts hâves de diamants et de plumes. Chez elles tout est faux : la taille, le teint, les cheveux, le sourire ; tout est triste : la parure, le fard, la gaieté. Spectres échappés aux saturnales d’une autre époque, elles viennent s’asseoir aux banquets d’aujourd’hui comme pour donner à la jeunesse une triste leçon de philosophie, comme pour lui dire : « C’est ainsi que vous passerez ». Elles semblent se cramponner à la vie qui les abandonne, et repoussent les outrages de la décrépitude en l’étalant nue aux outrages des regards. Femmes dignes de pitié, presque toutes sans famille ou sans cœur, qu’on voit dans toutes les fêtes s’enivrer de fumée, de souvenirs et de bruit !

La comtesse, malgré l’ennui qu’elle y trouvait, n’avait pu se détacher de cette vie creuse et éventée. Tout en disant qu’elle y avait renoncé pour jamais, elle ne manquait pas une occasion de s’y replonger. Lorsqu’elle fut invitée à cette réunion de province que devait présider la princesse, elle ne se sentit pas d’aise ; mais elle cacha sa joie sous un air de condescendance dédaigneuse. Elle se flatta même en secret de rentrer en faveur, si elle pouvait fixer l’attention de la duchesse, et lui faire voir combien elle était supérieure, pour le ton et l’usage, à tout ce qui l’entourait. D’ailleurs, sa fille allait épouser M. de Lansac, un des favoris de la cause légitime. Il était bien temps de faire un pas vers cette aristocratie de nom qui allait relustrer son aristocratie d’argent. Madame de Raimbault ne haïssait la noblesse que depuis que la noblesse l’avait repoussée. Peut-être le moment était-il venu de voir toutes ces vanités s’humaniser pour elle à un signe de Madame.

Elle exhuma donc du fond de sa garde-robe ses plus riches parures, tout en réfléchissant à celles dont elle couvrirait Valentine pour l’empêcher d’avoir l’air aussi grande et aussi formée qu’elle l’était réellement. Mais, au milieu de cet examen, il arriva que Valentine, désirant mettre à profit cette semaine de liberté, devint plus ingénieuse et plus pénétrante qu’elle ne l’avait encore été. Elle commença à deviner que sa mère élevait ces graves questions de toilette et créait ces insolubles difficultés pour l’engager à rester au château. Quelques mots piquants de la vieille marquise, sur l’embarras d’avoir une fille de dix-neuf ans à produire, achevèrent d’éclairer Valentine. Elle s’empressa de faire le procès aux modes, aux fêtes, aux déplacements et aux préfets. Sa mère, étonnée, abonda dans son sens, et lui proposa de renoncer à ce voyage comme elle y renonçait elle-même. L’affaire fut bientôt jugée ; mais une heure après, comme Valentine serrait ses cartons et arrêtait ses préparatifs, madame de Raimbault recommença les siens en disant qu’elle avait réfléchi, qu’il serait inconvenant et dangereux peut-être de ne pas aller faire sa cour à la princesse ; qu’elle se sacrifiait à cette démarche toute politique, mais qu’elle dispensait Valentine de la corvée.

Valentine, qui depuis huit jours était devenue singulièrement rusée, renferma sa joie.

Le lendemain, dès que les roues qui emportaient la calèche de la comtesse eurent rayé le sable de l’avenue, Valentine courut demander à sa grand’mère la permission d’aller passer la journée à la ferme avec Athénaïs.

Elle se prétendit invitée par sa jeune compagne à manger un gâteau sur l’herbe. À peine eut-elle parlé de gâteau qu’elle frémit, car la vieille marquise fut aussitôt tentée d’être de la partie ; mais l’éloignement et la chaleur l’y firent renoncer.

Valentine monta à cheval, mit pied à terre à quelque distance de la ferme, renvoya son domestique et sa monture, et prit sa volée, comme une tourterelle, le long des buissons fleuris qui conduisaient à Grangeneuve.