Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/22

La bibliothèque libre.


SANDRO BOTTICELLO,

PEINTRE FLORENTIN.

Dans le temps où vivait le vieux Laurent de Médicis, et qui fut vraiment un siècle d’or pour le génie, florissait Alessandro, appelé Sandro, suivant le diminutif florentin, et surnommé Botticello, pour la raison que nous énoncerons plus loin. Il était fils de Mariano Filipepi, qui l’éleva avec soin et lui fit apprendre tout ce que l’on enseigne ordinairement aux enfants avant de les mettre en apprentissage. Sandro était doué d’une grande facilité, mais son imagination inquiète ne lui permettait pas de se contenter des leçons de lecture, d’écriture et d’arithmétique que lui donnait son maître d’école. Son père, fatigué de ses exigences, le plaça, en désespoir de cause, chez un de ses amis nommé Botticello, qui exerçait avec distinction l’état d’orfévre. Comme il existait à cette époque de continuels et fréquents rapports entre les orfévres et les peintres, Sandro commença par se livrer tout entier à l’étude du dessin, et finit par s’éprendre d’un bel amour pour la peinture. Son père, pour ne point contrarier son inclination, le confia, suivant ses désirs, aux soins de Fra Filippo del Carmine, célèbre peintre d’alors. Sandro imita si parfaitement son maître, que celui-ci le prit en affection et le poussa de telle sorte, qu’il dépassa de beaucoup les espérances qu’on avait conçues de lui.

Bien jeune encore, il peignit à la Mercatanzia de Florence une figure de la Force, entre les tableaux des Vertus dus au pinceau d’Antonio et de Piero del Pollaiuolo. Il fit ensuite trois tableaux, l’un pour la chapelle des Bardi, à Santo-Spirito, l’autre pour les Converties, et le dernier pour les religieuses de San-Barnaba. À Ognissanti, il exécuta à fresque, pour les Vespucci, un saint Augustin, où il essaya de surpasser tous les maîtres de son temps, et particulièrement Domenico Ghirlandaio, qui avait laissé un saint Jérôme dans la même église. La tête du saint Augustin a le caractère grave et méditatif propre aux hommes dont tous les efforts sont consacrés à des recherches d’un ordre élevé et difficile. Cette figure, qui obtint des éloges mérités, fut changée de place l’an 1564, comme nous l’avons dit dans la vie du Ghirlandaio.

Sandro, dont la réputation et le crédit croissaient rapidement, fut bientôt chargé, par la confrérie de la Porta-Santa-Maria, de peindre à San-Marco un Couronnement de la Vierge et un chœur d’anges. Il conduisit à bonne fin cet ouvrage, qui se distingue par la correction du dessin (1). Dans le palais Médicis, il exécuta pour le vieux Laurent différents travaux, et, entre autres, une Pallas grande comme nature, et un saint Sébastien. À Santa-Maria-Maggiore, près de la chapelle des Panciatichi, on voit de lui une belle Piété (2) avec quelques petites figures, et, dans diverses maisons de Florence, des médaillons et quantité de femmes nues. Ainsi, on conserve encore aujourd’hui à Castello, villa du duc Cosme, deux Vénus, l’une sortant des ondes de la mer et poussée vers la terre par les Zéphirs et les Vents, l’autre couverte de fleurs par les Grâces. Dans la Via de' Servi, il orna de nombreuses et admirables figures renfermées dans des bordures de noyer une chambre de la maison de Giovanni Vespucci, qui appartient maintenant à Piero Salviati. Dans la maison Pucci, il représenta dans un médaillon une Épiphanie, et dans quatre tableaux l’Aventure de Nastagio degli Onesti, écrite par Boccaccio. Dans une chapelle des moines de Cestello, il fit une Annonciation, et, près de la porte latérale de San-Pietro-Maggiore, une Assomption avec un nombre infini de figures. Il introduisit dans cette composition, qui lui avait été commandée par Matteo Palmieri, les zones des cieux, les patriarches, les prophètes, les apôtres, les évangélistes, les martyrs, les confesseurs, les docteurs, les vierges et les hiérarchies. Matteo et sa femme agenouillés occupent le bas de ce tableau, dont la beauté aurait dû vaincre l’envie, qui, ne sachant par où l’attaquer, ne trouva rien de mieux que d’accuser Matteo et Sandro d’y avoir prêché l’hérésie. Du reste, c’est une question dont je n’ai point à m’occuper ; il me suffit de dire que le dessin et la distribution des figures sont dignes des plus grands éloges.

À la même époque, Sandro entreprit une Adoration Des Mages, qui est entre les deux portes de la façade principale de Santa-Maria-Novella. Chaque personnage n’a pas plus de trois quarts de brasse. Le roi qui baise le pied de Jésus-Christ est le portrait le plus fidèle que l’on puisse trouver aujourd’hui du vieux Cosme de Médicis. Julien de Médicis, père de Clément VII, se reconnaît sous les traits du second roi qui offre dévotement ses présents à l’Enfant divin. Le troisième roi qui adore à genoux le véritable Messie n’est autre que Jean, fils de Cosme. Je ne saurais décrire la beauté et la variété des poses que Sandro a données à toutes les têtes que contient ce tableau. De plus, par un artifice singulier, il imprima un cachet si particulier à chacun des courtisans, que l’on reconnaît facilement à la cour de quel roi il est attaché. En un mot, cette peinture est si admirable de coloris, de dessin et de composition, qu’elle est un sujet d’étonnement pour les artistes de nos jours. Elle valut à Sandro une telle renommée à Florence et au dehors, que le pape Sixte IV le choisit pour présider à la décoration de la chapelle qu’il venait de faire construire dans son palais. Sandro y peignit de sa main les sujets suivants : La Tentation du Christ, Moïse tuant l’Égyptien et défendant contre les pasteurs madianites les filles de Jethro, et le Sacrifice des fils d’Aaron. Sandro représenta ensuite quelques saints papes dans les niches placées au-dessus de ces tableaux. Sa renommée ne fit que s’accroître au milieu des peintres florentins et autres qui travaillaient avec lui. Aussi le pape le récompensa-t-il richement. Mais Sandro, doué d’une imprévoyance extraordinaire, eut bientôt dépensé à Rome tout ce qu’il avait reçu.

Dès qu’il se vit sans un écu, il partit pour Florence, où il commenta une partie du Dante, et fit une représentation de l’Enfer qu’il mit en estampe, sans s’occuper d’autre chose, ce qui lui occasionna une perte de temps considérable qui jeta dans sa vie une infinité de désordres. Il fit encore, mais dans une mauvaise manière, quelques gravures d’après ses propres dessins. Sa meilleure est le Triomphe de la foi de Fra Girolamo Savonarola de Ferrare. Il embrassa le parti de ce fougueux prédicateur avec une telle ferveur, qu’il abandonna la peinture, et, comme il ne possédait aucune ressource, il tomba dans le plus grand embarras. Il persista à faire le pleureur, comme l’on disait alors, et négligea son art, de telle sorte qu’il serait presque mort de faim s’il n’eût été secouru par ses amis et par le vieux Laurent de Médicis, pour lequel il avait beaucoup travaillé, surtout dans le petit hôpital de Volterra.

On trouve encore de la main de Sandro, à San Francesco, hors de la porte San-Miniato, un médaillon représentant une Madone et quelques anges de grandeur naturelle et d’une beauté ravissante.

Sandro, doué d’un esprit vif et enjoué, se plaisait à jouer des tours à ses élèves et à ses amis. Un de ses disciples, nommé Biagio, ayant fait, pour en tirer quelque argent, un médaillon exactement semblable au dernier dont nous avons parlé, Sandro le vendit six florins d’or à un citoyen, et dit à Biagio, qu’il rencontra un instant après : «J’ai enfin vendu ta peinture, mais il faut ce soir l’accrocher au haut de l’atelier, parce qu’elle se verra mieux. Demain matin tu iras chercher le citoyen, et la lui montreras dans son beau jour, afin qu’il te paie comptant. » — « Oh ! que vous avez bien fait, mon maître, » s’écria Biagio, et de suite il courut à l’atelier, où il plaça son médaillon le plus haut possible, puis il partit. Pendant ce temps, Sandro et Jacopo, qui était un autre de ses élèves, firent en papier huit capuchons dont ils coiffèrent, avec de la cire blanche, les huit anges qui entouraient la Madone du médaillon. Le lendemain matin, Biagio arrive avec son acheteur, auquel on avait donné le mot. En entrant dans l’atelier, Biagio leva les yeux et vit sa Madone assise, non au milieu d’anges, mais au milieu de citoyens florentins. Il fut sur le point de s’écrier et de s’excuser auprès de son acheteur, mais comme celui-ci semblait ne s’apercevoir de rien d’étrange, et même louait la peinture, il se tint coi de son côté. Bref, Biagio sortit avec le citoyen qui l’emmena chez lui, pour lui payer les six florins convenus. De retour à l’atelier, au moment même où Sandro et Jacopo venaient d’enlever les capuchons de papier, Biagio, au lieu des citoyens florentins, ne vit plus que ses anges. Sa stupéfaction fut extrême. Il n’osait plus penser. Enfin il se tourna vers Sandro, et lui dit : « Maître, je ne sais vraiment si je rêve ou non. Tout-à-l’heure, ces anges étaient affublés de capuchons rouges, maintenant ils n’en ont plus. Que signifie cela ? » — « Tu as perdu la tête, Biagio, dit Sandro, tes six florins te font battre la campagne. S’il en était comme tu le prétends, ce citoyen t’aurait-il acheté ton médaillon ? » — « Il est vrai, répliqua Biagio, qu’il ne m’en a rien dit, mais cela m’étonnait. » Là-dessus, tous les camarades de Biagio l’entreprirent si bien qu’ils parvinrent à lui persuader qu’il avait eu le vertigo.

Un tisseur d’étoffes, étant venu demeurer dans la maison contiguë à celle de Sandro, mit en jeu huit métiers, qui non-seulement assourdissaient le pauvre Sandro lorsqu’ils battaient, mais encore faisaient trembler toute sa maison, qui n’était pas plus solide qu’il ne fallait ; de telle sorte qu’il était impossible de rester chez lui et de travailler. Il pria son voisin de remédier à cet inconvénient, mais celui-ci lui répondit qu’il pouvait et voulait faire, dans sa maison, tout ce qui lui plaisait. Sandro, furieux, fit hisser sur son mur, qui était plus élevé que celui du tisseur, une énorme pierre, qui paraissait devoir tomber au moindre mouvement du mur et effondrer le toit, les planchers et les métiers du tisseur. Ce dernier, effrayé, courut trouver Sandro, duquel il ne put tirer que ces mots : « Je veux et peux faire dans ma maison tout ce qui me plaît. » Le tisseur, le voyant inébranlable, fut obligé d’aviser à un accommodement raisonnable et d’agir en bon voisin.

Une autre fois, Sandro n’eut pas les honneurs d’un de ses tours. Ayant accusé d’hérésie, par plaisanterie, un de ses amis, celui-ci comparut devant le vicaire, et demanda quel était son accusateur et quel crime on lui reprochait. On lui répondit que Sandro l’accusait de partager l’opinion des épicuriens, qui prétendent que l’âme meurt avec le corps. Le prétendu hérétique voulut être confronté avec Sandro, et dès que celui-ci fut arrivé, il lui dit : « Il est vrai que je pense ainsi sur l’âme de cet homme, qui est une bête. Et ne vous semble-t-il pas qu’il est plutôt lui-même entaché d’hérésie, puisque, sachant à peine son alphabet, il se mêle de commenter le Dante ? »

Sandro portait une vive amitié à tous les artistes. Il gagna beaucoup d’argent, mais il le gaspilla de la manière la plus déplorable. Dans sa vieillesse, ii ne pouvait plus marcher qu’à l’aide de deux béquilles. Il mourut, infirme et décrépit, à l’âge de soixantedix-huit ans. Il fut enseveli, l’an 1515, à Ognissanti de Florence.

Le seigneur duc Cosme conserve de Sandro, dans sa galerie, deux profils de femmes, dont l’un est, dit-on, celui de la maîtresse de Julien de Médicis, frère de Laurent ; et l’autre, celui de Madona Lucrezia de’ Tornabuoni, femme de Laurent. Dans la même galerie, on voit encore, de la main de Sandro, un Bacchus portant à sa bouche un petit tonneau. Cette figure est des plus gracieuses. Dans la chapelle dell’Impagliata, de la cathédrale de Pise, Sandro commença une Assomption avec un chœur d’anges, mais il abandonna ce travail, qui lui déplaisait. À San-Francesco de Montevarchi, il fit le tableau du maître-autel, et dans l’église paroissiale d’Empoli, près du saint Sébastien du Rossellino, deux anges d’une beauté remarquable.

Sandro fut un des premiers à trouver le moyen de décorer les bannières de telle façon que les couleurs couvrent chaque côté de l’étoffe. Il orna le baldaquin d’Orsanmichele de Madones exécutées avec ce procédé, qui a la vertu de conserver les étoffes, au lieu de les ronger, comme les mordants que l’on emploie encore aujourd’hui, parce que cette dernière méthode est moins dispendieuse.

Sandro a laissé un grand nombre de dessins si estimés que tous les artistes les recherchent. Pour notre part nous en possédons plusieurs dignes d’éloges.

Sandro jetait des figures en profusion dans ses ouvrages, ainsi que le témoignent les broderies de l’ornement de la croix que portent dans les processions les religieux du couvent de Santa-Maria-Novella.

Toutes les peintures qu’il fit avec amour, comme le tableau des Mages de Santa-Maria-Novella, sont vraiment admirables. Le prieur du monastère degli Angeli de Florence possède de lui un médaillon plein de petites figures d’une grâce ravissante.

Un autre tableau de Sandro, aussi parfait qu’on peut l’imaginer, de la même grandeur que celui des Mages, et représentant la Calomnie d’Apelles, se voit chez Messer Fabio Segni, gentilhomme florentin. Au bas de ce tableau, qui fut donné par Sandro lui-même à Antonio Segni, son ami intime, Messer Fabio inscrivit les vers suivants :

Indicio quemquam ne falso lædere tentent
Terrarum reges, parva tabella monet.
Huic similem Ægypti regi donavit Apelles ;
Rex fuit et dignus munere, munus eo.




Nous venons de lire que la ferveur avec laquelle Sandro Botticello embrassa le parti de Savonarola le détermina à abandonnerla peinture ; bientôt nous verrons Fra Bartolommeo di San-Marco, par un semblable motif, se retirer dans un couvent et ne retourner à ses travaux qu’au bout de plusieurs années passées dans l’inaction ; puis, Vasari nous dira que l’architecte du célèbre palais Strozzi, Simone Cronaca, épousa les mêmes doctrines avec un tel fanatisme qu’il ne voulut plus s’occuper d’autre chose jusqu’à sa dernière heure. Enfin nous rencontrerons toujours dans la même voie plusieurs maîtres qui, s’ils ne renoncèrent pas à leur art comme les Botticello et les Cronaca, s’efforcèrent au moins de le ramener aux principes mystiques prêchés par le moine ferrarais. Ces déplorables résultats n’ont point empêché d’éclore, tout récemment, de chaudes apologies de la réforme tentée par Savonarola dans les arts, réforme heureusement avortée qui aurait conduit à l’anéantissement de tous progrès, comme nous le démontrerons ailleurs. Pour le moment, nous nous bornerons à faire remarquer par anticipation que la fortune soudaine de la secte de Savonarola tint exclusivement aux circonstances contemporaines, et qu’elle dut, par conséquent, s’évanouir avec les causes qui l’avaient produite. Ajoutons, avec un écrivain moderne, que « le spectacle qu’elle nous donne est une riche leçon pour les hommes qui ne craignent pas de s’aventurer dans la voie des réformes sans compter ce que l’on doit à la mémoire du passé, et sans chercher d’autre appui, pour refaire le monde, que le conseil de leurs calculs personnels ou de leurs inspirations plus trompeuses encore. Leurs intentions peuvent être glorieuses, leurs passions louables, leur âme grande ainsi que leur courage ; mais leurs plans sont creux et leur triomphe éphémère, parce que leur communion avec l’humanité n’est point complète ; impuissants à résumer en eux toute la vie et toute l’intelligence de cette société immense, ils damnent forcément ce qu’ils ne peuvent comprendre ; et, à leur insu, ils se détachent ainsi de l’avenir, parce qu’ils ont eux-mêmes commencé à se détacher du passé. »



NOTES.

(1) Ce Couronnement de la Vierge ne se trouve plus à San-Marco.

(2) Le P. Richa, tom. III, p. 278, dit que cette Piété a été transférée dans la sacristie, mais on ne sait où elle a passé ensuite.