Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/23

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BENEDETTO DA MAIANO,
sculpteur et architecte florentin.


Benedetto da Maiano exerça, dès sa jeunesse, la sculpture en bois, et fut regardé comme le meilleur maître en ce genre. Il se distingua surtout dans l’imitation des perspectives, des feuillages et d’autres fantaisies à l’aide de bois teints avec diverses couleurs, méthode mise en usage du temps de Filippo Brunelleschi et de Paolo Uccello, ainsi que nous l’avons dit ailleurs. Benedetto, bien jeune encore, tint le premier rang dans cet art, comme le prouvent ses nombreuses productions éparses çà et là à Florence, et particulièrement toutes les armoires de la sacristie de Santa-Maria-del-Fiore, dont il acheva la plus grande partie après la mort de son oncle Giuliano, et qu’il couvrit de figures, de feuillages et d’autres travaux d’une magnificence et d’une beauté extraordinaires. Sa renommée s’étendit rapidement de tous côtés, et il envoya quantité de ses ouvrages en différents pays et à différents principes. Ainsi, il fit pour Alphonse, roi de Naples, la garniture d’un cabinet, sur la demande de son oncle Giuliano, qui servait ce prince en qualité d’architecte. Benedetto se transporta lui-même dans cette ville, mais le séjour lui en déplut et il revint à Florence, où il ne tarda pas à exécuter deux magnifiques coffres en marqueterie pour Mathias Corvin qui entretenait alors à sa cour plusieurs Florentins. Benedetto, cédant aux sollicitations de ce roi, s’embarqua pour la Hongrie. Mathias l’accueillit de la manière la plus gracieuse, et le pria de déballer en sa présence ses deux précieux coffres. Mais, hélas ! l’humidité avait tellement amolli la colle, qu’à peine les toiles cirées enlevées, toutes les pièces de marqueterie tombèrent à terre. Si Benedetto resta confus et stupéfait devant la foule de seigneurs qui l’environnaient, chacun l’imaginera facilement. Toutefois il répara ce malheur le mieux qu’il put, et le roi lui témoigna sa satisfaction. Néanmoins, la honte qu’il avait ressentie lui fit prendre cet art en aversion. II s’arma de courage et se consacra à la sculpture qu’il avait déjà pratiquée à Loreto, où il avait enrichi la sacristie d’un lavoir soutenu par des anges en marbre. Avant de quitter la Hongrie, il modela quelques ouvrages en marbre et en terre pour prouver au roi qu’il ne fallait attribuer sa mésaventure qu’aux vices inhérents à la marqueterie.

Dès qu’il fut de retour à Florence, les Signori le chargèrent d’orner la porte de leur salle d’audience d’enfants supportant des guirlandes, parmi lesquels on admire surtout un petit saint Jean haut de deux brasses. Sur l’un des battants de la porte, Benedetto représenta en marqueterie le Dante, et sur l’autre battant, le Petrarca. Ces deux figures suffisent pour montrer tout le talent que Benedetto possédait dans cet art. Cette salle d’audience a été peinte de nos jours par Francesco Salviati, sur l’ordre du duc Cosme, comme nous le dirons en son lieu. Benedetto fit ensuite, à Santa-Maria-Novella, un tombeau en marbre noir, une Madone dans un médaillon et quelques anges, et le portrait de Filippo Strozzi l’ancien, qui se trouve aujourd’hui dans le palais construit par ce riche seigneur. Le vieux Laurent de Médicis confia également à Benedetto le soin de sculpter le buste de Giotto qui fut placé au-dessus de l’épitaphe de ce peintre dont nous avons longuement parlé ailleurs.

Benedetto alla ensuite à Naples pour recueillir la succession de son oncle Giuliano. Outre les travaux qu’il y entreprit pour le roi, il sculpta, dans le monastère de Monte-Oliveto, pour le comte de Terranuova, une Annonciation en bas-relief entourée de saints et de petits enfants qui soutiennent des festons. Les bas-reliefs du gradin de cette composition sont conçus dans une bonne manière. À Faenza, Benedetto conduisit à fin un beau mausolée en marbre destiné à recevoir le corps de saint Savino. Il l’orna de six sujets en bas-relief tirés de la vie de ce saint, et traités de telle sorte qu’ils assurèrent à notre artiste un rang distingué parmi les sculpteurs.

Avant de s’éloigner de la Romagne, il fit le portrait de Galeotto Malatesta et celui de Henri VII, roi d’Angleterre, qu’il copia d’après un dessin que lui procurèrent des marchands florentins. On trouva chez lui, après sa mort, les ébauches de ces deux portraits, avec beaucoup d’autres choses.

Enfin, de retour à Florence, il sculpta, pour Pietro Mellini, citoyen florentin et très-riche marchand d’alors, la chaire en marbre de Santa-Croce, que l’on regarde comme le plus beau et le plus précieux morceau en ce genre. En effet, les figures des histoires de saint François sont exécutées avec une telle perfection, que l’on ne peut rien demander de plus au marbre. Benedetto y représenta des arbres, des rochers, des édifices, des perspectives, avec un art que l’on ne saurait assez louer. On dit que, pour exécuter cet ouvrage à son gré, Benedetto eut quelques démêlés avec les intendants de Santa-Croce qui lui refusaient la permission de percer l’escalier de sa chaire dans l’intérieur d’une colonne sur laquelle reposaient plusieurs des arcs qui soutiennent le toit. Ils craignaient que la colonne, ainsi affaiblie, ne pût résister au poids qui la surchargeait, et n’entraînât la ruine d’une partie de l’église. Mais Mellini parvint à les fléchir en leur assurant qu’il n’y avait aucun danger à redouter. En effet, Benedetto, après avoir armé de liens de bronze la colonne du côté de la chaire, la renforça extérieurement d’autant de matière qu’il lui en avait enlevé à l’intérieur pour pratiquer son escalier. Cette opération ne laissa rien à désirer dans ses détails aussi bien que dans son ensemble.

Lorsque Filippo Strozzi l’ancien eut résolu de bâtir son palais, il le fit commencer sur le modèle de Benedetto dont il avait requis les avis. Ce palais fut continué et achevé par le Cronaca après la mort de Benedetto qui, ayant amassé de quoi vivre, n’entreprit plus aucun ouvrage en marbre après ceux que nous venons de mentionner. Il termina seulement, à la Santa-Trinità, la sainte Marie-Madeleine commencée par Desiderio da Settignano, et fit le Crucifix qui est sur l’autel de Santa-Maria-del-Fiore. Bien qu’il s’occupât peu d’architecture, il ne montra toutefois pas moins d’habileté dans cet art que dans celui de la sculpture. Ainsi, on construisit, d’après ses dessins et ses conseils, trois magnifiques plafonds dans le palais de la seigneurie de Florence. Le premier est celui de la salle connue aujourd’hui sous le nom de la salle des Deux-Cents, et au-dessus de laquelle il s’agissait de disposer deux salles, dont l’une, destinée aux audiences, devait être séparée de l’autre par un mur solide percé d’une porte en marbre. Cette entreprise, qui semble facile au premier abord, exigeait néanmoins que Benedetto mît en jeu toutes les ressources de son esprit pour ne point diminuer la hauteur de la salle des Deux-Cents. Voici comment il opéra. Sur une poutre épaisse d’une brasse, et occupant toute la largeur de la salle, il en attacha une autre, en deux morceaux, de manière qu’il l’élevait ainsi de deux tiers de brasse. Chacune des deux extrémités, parfaitement liées et assemblées, présentait, à côté du mur, deux brasses d’élévation, et servait de support à un arc en briques doubles, dont les flancs étaient appuyés contre les murs principaux. Les deux poutres étaient emboîtées et enchaînées de telle sorte qu’elles semblaient n’en former qu’une seule. En outre, afin d’alléger la charge des poutres du plafond, Benedetto arma l’arc de deux grandes chaînes en fer capables de soutenir un poids bien plus considérable encore que celui du mur en briques qui n’avait qu’une demi-brasse d’épaisseur. Ainsi, Benedetto conserva à la salle des Deux-Cents toute sa hauteur, et parvint à établir au-dessus, dans le même espace, au moyen d’un mur de séparation, la salle connue aujourd’hui sous le nom dell’Oriuolo, et la salle d’audience, où le Salviati a peint le Triomphe de Camille. Les soffites de la salle des Deux-Cents, de celle dell’Oriuolo et de celle de l’audience furent richement sculptés par Marco del Tasso et par Domenico et Giuliano, ses frères. Au-dessus de la porte de marbre, qui est à deux battants, Benedetto plaça une figure en marbre de la Justice qu’il représenta assise et tenant d’une main un globe, et de l’autre main une épée. Autour de l’arc il grava cette inscription : Diligite justitiam qui judicatis terram. Cette entreprise fut conduite dans toutes ses parties avec un soin et un art merveilleux.

Benedetto construisit ensuite, devant la porte de la Madonna-delle-Grazie, à peu de distance d’Arezzo, un bel escalier et un portique. Sur les colonnes il jeta des arcs, près du toit il établit une architrave, une frise et une corniche, et, pour larmier, il sculpta, en pierre de macigno, une guirlande de rosaces formant une saillie d’une brasse et un tiers. Ce travail est digne d’attirer l’attention des artistes. Dans la même église, il fit un plafond couvert de rosaces dorées que l’on admire beaucoup.

Benedetto éleva une belle petite chapelle près de l’entrée d’un domaine qu’il avait acheté non loin de Prato du côté de la porte Fiorentina et donnant sur la grande route qui conduit à Florence. Il y plaça la Madone et l’enfant Jésus, modelés en terre par lui-même, dans une niche surmontée de deux anges, dont chacun tient un chandelier. Le devant de l’autel est orné d’une Piété en marbre avec une Madone et un saint Jean. Enfin, Benedetto laissa, après sa mort, une foule d’ébauches en terre et en marbre. Il était très-bon dessinateur, comme le prouvent plusieurs croquis de sa main que nons conservons dans notre recueil. Il mourut, en 1498, âgé de cinquante-quatre ans, et fut honorablement enseveli à San-Lorenzo(1). Il ordonna, par son testament, que tous ses biens passassent à la confrérie del Bigallo après la mort de quelques-uns de ses parents qui devaient d’abord en avoir la jouissance.

Dans sa jeunesse, Benedetto eut pour rival Baccio Cellini qui exécuta plusieurs beaux ouvrages en marqueterie, et, entre autres, des figures en ivoire profilées de noir sur un fond octogone. Girolamo del Cecca, élève de Baccio Cellini, exerça également cet art à la même époque. Nous en dirons autant de David de Pistoia, qui fit, à l’entrée du chœur de San-Giovanni-Evangelista, un saint Jean-Baptiste en marqueterie, qui dénote plus de patience que de talent chez son auteur. Geri d’Arezzo orna aussi le chœur et la chaire de Sant’-Agostino d’Arezzo de figures et de perspectives en marqueterie. Geri était doué d’un génie très-inventif. Il fabriqua un orgue en bois d’une douceur et d’une suavité de sons extraordinaires. Cet instrument, qui est encore au-dessus de la sacristie de l’évêché d’Arezzo, s’est parfaitement conservé jusqu’à nos jours. Aucun des artistes que nous venons de nommer ne peut se comparer à Benedetto ; aussi, mérite-t-il d’être compté parmi les maîtres que nous honorons le plus.




Les précieux travaux de marqueterie et les grandes entreprises architecturales, qui ont acquis à Benedetto da Maiano de justes droits à la célébrité, nous offrent d’intéressants sujets d’étude ; mais, comme ils se représenteront à propos du Cronaca et de Fra Giovanni de Vérone, nous les laisserons ici de côté pour saisir au passage la seule occasion que nous ayons dans tout le courant de ce livre de donner sur les chaires chrétiennes quelques notions qui d’ailleurs ne seront peut-être pas mal placées après la biographie de l’auteur du plus renommé de ces indispensables et importants accessoires de nos églises.

On ne trouve dans les monuments et les usages du paganisme rien qui ait pu fournir l’idée et le type des chaires qui se rencontrent dans tous les temples du christianisme. Si nous ne nous trompons point, on doit en demander l’origine à cette cérémonie du nouveau culte qui consistait à lire et à expliquer l’Écriture-Sainte à un nombreux auditoire. Le jubés des premières basiliques, composés de deux tribunes dont l’une était destinée à la lecture de l’épître et l’autre à celle de l’évangile, fournirent sans doute le modèle des doubles chaires, nommées ambones, que l’on voit dans les plus anciennes églises, comme à San-Lorenzo extrà muros, et à San-Clemente de Rome. Ces ambones montaient de fond et présentaient ainsi une masse architecturale qui, par ses conditions de solidité, semblait se rattacher essentiellement à la construction de l’édifice. Un escalier conduisait à chacune des deux tribunes, dont l’intérieur était occupé par un siége de marbre devant lequel était un pupitre de même matière. Mais lorsqu’à la simple lecture des livres saints eurent succédé les harangues religieuses, il fallut, pour la commodité des auditeurs, élever les chaires au milieu de la nef, et bientôt il n’y en eut plus qu’une dans chaque église. Alors on imagina d’asseoir sur quatre piliers isolés une espèce de coffre carré qui n’avait rien d’architectural, et les sculptures dont on l’orna, si parfaites qu’elles fussent, ne purent compenser le mérite des formes primitives. L’escalier, n’étant plus lié à la tribune, devint un véritable hors-d’œuvre qu’on ne réussit à dissimuler qu’au moyen des procédés les plus bizarres et les plus contraires à la raison : aussi est-il permis de dire que le remède fut pire que le mal. Nous citerons pour exemple la fameuse chaire de Benedetto da Maiano, à Santa-Croce de Florence, que Vasari nous a présentée comme un chef-d’œuvre. On se souvient que Benedetto fit passer son escalier au travers du pilier auquel il adossa sa chaire. Que l’on admire la manière ingénieuse dont il leva les difficultés inhérentes à cette opération, en armant d’un côté le pilier par des liens de bronze, et de l’autre en le renforçant extérieurement de tout ce qu’il avait enlevé à l’intérieur ; que l’on admire les magnifiques bas-reliefs dont il enrichit ce morceau, rien de mieux ; mais le bon goût ne saurait approuver cette lourde tribune de marbre suspendue en l’air par d’invisibles attaches ; mais l’œil le moins exercé sera toujours profondément blessé par le porte-à-faux réel qui résulte de ce corps avancé et menaçant, dépourvu de base, privé de tout support apparent. Une fois engagé dans cette voie, on ne tarda pas à tomber dans les caprices les plus déplorables. Si les sculpteurs avaient remplacé les architectes dans l’exécution des chaires, ils furent à leur tour dépossédés par les menuisiers ; car le bois, à cause de sa légèreté, avait été préféré au marbre. Les chaires se montrèrent alors sous la forme de culs-de-lampe surmontés d’un couronnement assez semblable à un éteignoir. Puis, lorsqu’on renonça à les suspendre, on les façonna en rochers soutenus par des palmiers ou des pommiers couverts de fruits, d’oiseaux, de groupes d’anges, et entourés d’animaux de toute espèces Il faut avoir visité les églises du Nord, pour se faire une idée de ces étranges inventions. Derrière l’orateur sacré se tient un singe grimaçant, ou un ours grotesque mangeant un gâteau de miel. Au-dessus de son épaule est perché un perroquet ou un écureuil ; sous ses pieds, au bas de la chaire, est couché un cheval, un bœuf ou un âne ; sur les marches de l’escalier, dont l’entrée est défendue par des tigres ou par quelques enfants bouffis, rampent des serpents, des couleuvres, des limaçons, des escargots. Et tout cela est pêle-mêle avec des rideaux à franges, des nuages, des rayons de soleil, des chérubins, des patriarches, avec le Saint-Esprit, le Père Éternel, la Vierge et des saints et des saintes qui paraissent être les gardiens de cette ménagerie, au milieu de laquelle il est fort difficile de reconnaître la chaire évangélique. De nos jours, on ne s’est point jeté dans de telles extravagances, probablement parce qu’elles sont très-dispendieuses. Mais quel caractère a-t-on imprimé à cette auguste tribune d’où partent les enseignements des ministres de Dieu ? On en a fait un ouvrage de pure menuiserie plus ou moins propre, plus ou moins ridicule, et surtout pas trop coûteux.



NOTES.

(1) Le tombeau de Benedetto est dans les souterrains de San-Lorenzo, à côté de celui de Donatello. On y lit cette inscription :

Juliano et Benedicto Leonardi FF. de Maiano et suorum
MCCCCLXXVIII.