Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 01/03

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CHAPITRE TROISIÈME

LE BŒUF VILLÉ, VIELLÉ OU VIOLÉ.

Notre bœuf gras… est très-certainement

le taureau de Bel.

(Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 72.)

Nous appelons ainsi le bœuf gras, parce que, dans le vieux temps, il était promené par la ville, au son de la vielle ou de la viole.

La monstre ou parade du bœuf villé avait lieu autrefois, dans nos pays, avec une grande pompe. Le bœuf villé était toujours choisi dans un concours où figuraient les plus beaux animaux de la localité.

Au bourg de Saint-Sulpice-lez-Bourges, c’était « le maistre visiteur des chairs et poissons, qui, après collection faicte des voix et avis des arbitres à ce appelés, déclaroit que tel bœuf étoit le plus gros et suffisant pour estre mené et violé, à la manière accoustumée, par les rues de la justice dudict bourg[1], » — L’élection du bœuf gras se fait encore de nos jours, à Paris, absolument de la même façon : c’est une commission présidée par l’inspecteur général des halles et marchés, et composée de quatre principaux inspecteurs, de deux facteurs et deux bouchers, qui choisit le bœuf villé.

Dans un dénombrement du dix-huitième siècle, qui concerne l’ancienne terre de Palluau (Indre), il est dit : — « Le seigneur de Palluau a droit de faire choisir un bœuf parmi ceux que les bouchers de cette ville sont tenus de présenter pour tuer le jeudi de devant carême prenant, lequel bœuf, qui est choisi pour le meilleur, est appelé le bœuf viellé, et duquel est dû présent honneste au seigneur comte de Palluau et à ses officiers[2]. »

Ailleurs, c’était le maire en personne qui se chargeait de désigner le bœuf villé, et l’on cite encore tous les jours le dispositif d’un arrêté formulé, en cette circonstance, par un ancien maire de Dun-le-Roy (Cher), dans les termes suivants :

« Et, attendu que la vache à notre cousin N… est la plus grasse, l’avons déclarée bœuf villé, et nous en sommes réservé les mamelles[3]. »

On connaissait très-anciennement, à la Châtre, une autre espèce de bœuf villé qui était l’occasion d’une fête moins joyeuse qu’humiliante pour les habitants de cette ville. Chaque année, le premier jeudi du mois de mai, l’échevin, le dernier entré en charge, revêtu de sa robe de soie mi-partie de vert et de rouge[4], était hissé sur un bœuf, et les notables de l’endroit, suivis du populaire, le promenaient par toute la cité, et finissaient par le conduire devant la principale entrée du château seigneurial, où, en son nom et en celui de la ville, il rendait hommage au seigneur du lieu. Cette coutume bizarre fut abolie en 1217, lors de l’affranchissement de la commune de la Châtre par Guillaume Ier de Chauvigny[5].

La parade du bœuf villé est encore une cérémonie symbolique que nous ont léguée les religions primitives. Nous avons déjà vu quel rôle important joue le bœuf dans la mythologie de plusieurs peuples anciens, tels que les Hindous, les Égyptiens, les Grecs, les Gaulois, etc. — Chez les Hindous, la vache était regardée comme l’emblème de la fécondité de la nature. Une de leurs légendes religieuses raconte que l’homme naquit du souffle du taureau ; une autre assure que, dans l’origine des temps, un œuf qui renfermait le chaos fut brisé d’un coup de corne par le taureau, qui en fit sortir le monde. — Le taureau est — sans doute ici l’emblème du soleil qui féconde la terre représentée par l’œuf. — La vache est encore tellement vénérée dans les Indes, que les fakirs, sorte de moines mendiants de ces pays, n’emploient pour combustible que la fiente desséchée de cet animal, croyant, en agissant ainsi, faire acte de dévotion.

D’énormes taureaux ailés, à face humaine et dont la tête était surmontée d’une sorte de tiare étoilée, représentaient, dans les temples de Ninive et de Babylone, le dieu Soleil. Le musée assyrien de Paris abonde en spécimens de cette étrange et gigantesque statuaire. — Dans la religion primitive des Égyptiens, le soleil, le feu ou le principe mâle, était personnifié par Osiris, auquel ils donnaient la figure du taureau Mnévis, Onuphis ou Apis ; et Isis, c’est-à-dire la terre, l’humidité, ou le principe femelle, était symbolisée par une génisse. — Lorsque les Hébreux se prosternaient devant le veau d’or, ils ne faisaient qu’imiter l’idolâtrie des Égyptiens, et sans doute les Druses, qui ont fait tant de bruit en 1860, et dont la principale divinité est un veau, ont hérité cette superstition de ces deux peuples.

À Athènes, pendant les Buphonies, fêtes qui se célébraient au commencement de juin, on immola d’abord des bœufs, puis on se contenta de les faire figurer dans ces solennités avec une certaine magnificence[6]. — Chez les Argiens, à chaque retour du printemps, on promenait la vache sacrée, au milieu d’un appareil somptueux et en invoquant les faveurs de la déesse des moissons[7].

Encore de nos jours, les Chinois, dans la grande fête qu’ils consacrent, tous les ans, à l’agriculture, et où leur empereur met la main à la charrue, promènent et escortent en foule une vache énorme, modelée en terre et dont les cornes sont dorées. Près de cette vache se tient le génie du travail, un pied chaussé et l’autre nu. Puis s’avancent les cultivateurs portant divers instruments de labour. Enfin, une troupe de bouffons, de jongleurs et de masques, ferme la marche de cette procession. Cette cérémonie, qui, comme on le voit, a plus d’un trait de ressemblance avec celle de notre bœuf villé, est terminée par un discours que prononce quelque grand personnage à la louange de l’agriculture et à la suite duquel on extrait plusieurs petits veaux en terre des flancs de la vache-monstre que l’on brise à l’instant même et que l’on distribue par menus fragments à la multitude.

Mais à quoi bon aller chercher aussi loin la généalogie de notre bœuf villé, tandis que nous pouvons la trouver dans nos propres archives ? Les Gaulois, nos ancêtres, ne payaient-ils pas, ainsi que toutes les nations de l’ancien monde, un tribut d’adoration au dieu Bel ou Belen, c’est-à-dire au feu ou au soleil, et le taureau, emblème de Bel, ne figure-t-il pas, alternativement avec le sanglier et le cheval, autre emblème solaire[8], sur les monnaies et les enseignes gauloises ? — « Le barde Liwarkh-henn appelle Bel tout à la fois le Flambeau sublime, le Régulateur du ciel et le Taureau du tumulte[9]. » — Les druides s’appelaient aussi beleks, en raison des hommages qu’ils rendaient au dieu Bel[10], et les Bretons donnent encore aujourd’hui ce nom à leurs prêtres. — Cent ans, à peu près, avant Jésus-Christ, on voit les Kimris[11] ratifier une capitulation concédée aux Romains, en la jurant sur un taureau de bronze, leur principale idole[12]. — Le taureau de Bel figure encore sur les fameux bas-reliefs exhumés, en 1711, des fondements du chœur de Notre-Dame de Paris, et qui datent de l’époque gallo-romaine[13].

  1. Archives du Cher, Inventaire ancien des titres de Saint-Sulpice, t. I, p. 310.
  2. Généalogies historiques : Famille Palluau ; par M. le vicomte Ferdinand de Maussabré.
  3. Glossaire du Centre de la France : au mot Bœuf.
  4. Voy. plus loin.
  5. Essais sur la ville de la Châtre, manuscrit du milieu du dix-huitième siècle, donné par nous aux Archives de l’Indre.
  6. Æliaui Varia hist., lib. V, c. 15 ; — Terentius Varro, de Re rustica, lib. II, c. 5 : — Samuel Petit, Lois d’Athènes.
  7. Pausanias, Grœciœ Descriptio.
  8. Les Gaulois avaient emprunté ce dernier emblème des Macédoniens à la suite de leurs conquêtes en Grèce, 278 ans avant J.-C.
  9. M. de la Villemarqué, Bardes bretons du sixième siècle, p. 161.
  10. Auson., Profess. IV ; — la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. 23.
  11. On sait que les Kimris étaient une branche de la grande famille, gaélique, et qu’ils envahirent l’ouest de l’Europe longtemps après les Gaulois, leurs frères…
  12. Plutarch., in Mario.
  13. Voy., pour tous ces derniers renseignements, l’Histoire de France de M. Henri Martin, t. I. p. 53, 57, 472, etc.