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Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 01/04

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CHAPITRE QUATRIÈME

LES BRANDONS

Pagus agat festum : pagum lustrate, coloni ;
Et date paganis annua liba focis.
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Omnia purgat edax ignis…

(Ovide, Fastes, liv. I, v.  671, et liv.  IV, v. 786.)
Que la joie soit au hameau ; villageois, purifiez vos demeures ; offrez à vos rustiques foyers les gâteaux annuels… Le feu purifie tout…

La fête des Brandons a lieu le premier dimanche du carême, appelé pour cette raison le dimanche brandounier. C’est une fête nocturne et d’un caractère tout à fait antique.

Quelque temps après le coucher du soleil, toute la population de nos hameaux, armée de torches de paille enflammées, se répand dans la campagne et parcourt les champs, les vignes et les vergers. Vus de loin, ces mille brandons flamboyants, qui s'élèvent et s’abaissent tour à tour, au milieu des ténèbres, semblent autant de feux follets qui se poursuivent en se jouant à travers les plaines, sur les coteaux et dans les vallons.

Tandis que les hommes passent et agitent leurs brandons entre les branches des arbres fruitiers, les femmes et les enfants entourent leur tronc d’un anneau de paille de froment.

Dans les champs de blé, dans les vignes, dans les prairies, on fiche en terre des croix de bois dont les bras sont garnis de faisceaux de paille à laquelle on met le feu.

Ce sont là autant de lustrations, autant d’exorcismes, qui ont pour but de conjurer les divers fléaux auxquels sont exposés les fruits de la terre, tels que les météores, les animaux et les plantes nuisibles.

La paille qui, dans la fête des Brandons, joue un rôle si important, passait autrefois pour conjurer les maléfices : — « Cellui qui, le jour de saint Vincent, loie (lie) les arbres de son jardin de loyens (liens) de fuerre de froment, il aura, cestui an, planté de fruis[1] » — Remarquez le rapport de consonance qui existe entre le mot Vincent et vincula (liens). — « Cellui qui behourde (brandonne), le jour des Brandons, ses arbres, sache pour vray qu’ilz n’auront en tout cest an ne honnines (hannetons), ne vermines[2] » — Enfin, Pline conseille de brûler de la paille dans les blés en herbe et les vignes pour écarter les brouillards et, en général, toute fâcheuse influence[3].

Chacun de nos paysans pourrait, en cette circonstance, s’écrier comme Tibulle, dans sa première élégie : — « Dieux de mon pays ! fidèles aux rites antiques que nous ont transmis nos pères, nous purifions nos champs, nous purifions nos fruits ; vous, daignez éloigner les maux de notre asile. Ne souffrez pas qu’au lieu du blé promis à notre espérance, des herbes avides trompent la faux du moissonneur, etc.[4] »

Mais les chants, souvent accompagnés de danses, qui presque toujours signalent nos courses aux flambeaux, sont loin d’avoir autant de poésie que cette classique invocation, et s’exécutent d’ordinaire sur un mode moins pompeux.

Il est des cantons où, pendant la fête lustrale des Brandons, on chante en chœur et à tue-tête le couplet suivant :

Saillez d’élà, saillez, mulots[5] !
Ou j’allons vous brûler les crocs ;
Laissez pousser nos blés,
Courez cheux les curés,
Dans leurs caves vous aurez
À boire autant qu’à manger.

Les Normands chantent en cette occasion :

Ou j’allons vous brûler les crocs ;Taupes et mulots,
Sortez de men clos,
Ou je vous casse les os… etc.[6]

Aux alentours de Cluis (Indre), c’est un autre couplet :

Brandis ! brandons !
La vieille est à la maison,
Qui fricasse les beugnons[7] ;
Si all’ne les fait pas bons,
On lui brûl’ra les talons.

« Dans les campagnes des environs de Bourges, dit M. le comte Jaubert (Glossaire du Centre, 1re édition), le soir des Brandons, un brandouneux et une brandouneuse (ordinairement berger et bergère), munis chacun de quelques brins de nielle[8], courent les champs en chantant les paroles suivantes » :

Brandelons, fumelles[9],
Les vignes sont belles ;
La vieill’ remue les tisons
Pour fair’ cuire les beugnons.

On voit que, tandis que toute la population active des villages prend part à la course lustrale, les vieilles, qui sont restées à la maison, préparent le festin brandonnier.

« À Bourges, dit encore M. Jaubert, les enfants se promènent dans les rues en tenant à la main des tiges sèches de brandelons[10] allumées et qui ont été imprégnées d’huile ; ils chantent en même temps une variante du couplet précédent, que nous supposons contemporaine des guerres de religion, car elle sent son parpayot[11].

Pour ceux qu’en p’vont (qui en peuvent) être.Brandelons, fumelles,
Les vignes sont belles ;
Les beugnons sont pas cheux nous,
Is sont cheux les moines,
Fricassez dans la poële[12].

Enfin, voici un chant brandonnier tout à fait complet, qui a été recueilli à Châteauneuf-sur-Cher par M. Ribault de Laugardière, à l’obligeance duquel nous le devons :

Brandounons la nielle,
Et la nielle et l’échardon (le chardon) !
Brandounons, fumelles,
Brandounons la nielle !
La boun’mée (la bonne mère), sus les tisons,
À fricasse les beugnons,
Que les beugnons sont si bons !
Brandelons, fumelles !
Les beuguons sont pas cheux nous,
Is sont cheux les prêtres,
Pour ceux qu’en p’vont (qui en peuvent) être.
Si j’allions cheux les curés,
Je serions ben aroutés (renvoyés).
Si j’en avions demandé.

Brandelons, fumelles !
Les beugnons sont pas cheux nous,
Is sont cheux les moines,
Ben frits dans la poêle.

J’ons brandouné tous nos blés,
I faut nous en artorner (retourner)
Pour ça c’que j’avons d’gangné[13].

Brandounons la nielle,
Et la nielle et l’échardon !
Brandounons, fumelles,
Brandounons la nielle[14] !

La promenade des Brandons se termine dans chaque famille, et surtout dans les métairies, par un repas où l’on fait une grande consommation de beugnons ou beignets. Ceux de nos coureurs nocturnes qui ont pu, à la lueur des brandons, arracher quelques tiges de nielle, reçoivent en récompense autant de beignets qu’ils ont cueilli de brins de cette herbe, regardée, à bon droit, comme l’une de celles qui nuisent le plus à nos céréales.

Ces beignets, qui portent le nom de sanciaux dans quelques cantons du département du Cher, rappellent les gâteaux sacrés et les gâteaux de millet (liba de milio) que les anciens, en pareille occasion, offraient à Cérès et à Palès. Dans notre Sologne berrichonne, c’est précisément du mil que l’on mange pendant les festins brandonniers. Enfin, nos sanciaux, composés de farine, de miel et d’huile, comme les liba des Romains et même ceux des Hébreux[15], tirent évidemment leur nom du latin sancitus (consacré), participe du verbe sancio.

Anciennement les fabriques des églises donnaient un repas, le jour des Brandons, aux membres de leur clergé. Cet usage est attesté par les citations suivantes :

« Pour deux treizenes d’eschaudez qui feurent achaptez le dimanche des Brandons audict an 1505, pour donner et distribuer ledict jour aux chapelains qui assistent au service de la grand messe comme il est de coustume, pour ce ijs. » (Archives du Cher, Comptes de la fabrique de Saint-Bonnet de Bourges, 15 janvier 1505.)

« Pour le desjeuner des prestres, le jour des Brandons, payé pour ce VIJ s. vi deniers. » (Ibid., Comptes de la fabrique de Saint-Jean des Champs de Bourges, 1529.)

« Payé du dimanche brandonnier, quinziesme jour de febvryer, pour les febves, eschaudez et vin blanc ascoutumez estre dounez aux prestres et officiers, v solz, et ce jour l’an du présent compte. » (Ibid., Compte rendu par Louis Venant, 1587.)

Les échaudés remplaçaient, dans ce cas, les beugnons, et les fèves ne figuraient très-probablement ici qu’en raison de l’analogie de consonnance qui existe entre leur nom et le nom de février, ainsi qu’entre les mots latins fabarius, februarius, februus[16].

Cette observation nous conduit à remarquer que le mois de février (februarius), mois durant la lune duquel se célèbrent les Brandons, et qui, chez les anciens, était également le mois des purifications, tire son nom des expressions februare (purifier), februus (qui purifie),  etc. — Les Fébruales, que l’on célébrait à Rome dans le courant de ce mois, étaient des fêtes d’expiation pour le peuple. C’était aussi le 15 février qu’avaient lieu les Lupercales en l’honneur du dieu Pan, qui veillait sur les troupeaux et les bergers, et qui passait pour faire une guerre continuelle aux animaux nuisibles aux moissons[17]. Ces fêtes, ainsi que celles de Proserpine, qui arrivaient pareillement en février, étaient accompagnées de courses aux flambeaux.

Des solennités semblables, connues sous le nom de sacœa, existaient chez les Perses et les Babyloniens. Ils les célébraient pendant la plus longue nuit de l’année, en l’honneur de la lune, souvent confondue avec Cérès et Proserpine.

Ces sortes de fêtes furent adoptées par le christianisme. Bède le Vénérable, écrivain religieux du septième siècle, félicite l’Église de s’être approprié les fêtes aux flambeaux des païens. — Au dire de quelques auteurs, la Chandeleur des chrétiens, qui tombe en février, comme les Brandons, instituée par le pape Vigile, au sixième siècle, succéda à la fête de Proserpine. Selon Innocent III, au contraire, on devrait l’établissement de la Chandeleur au pape Gélase Ier (492), qui, assure-t-il, la substitua, vers la fin du cinquième siècle, aux Lupercales païennes.

Au reste, notre ancien clergé berrichon avait bien d’autres moyens, — tout à fait négligés de nos jours, — pour conjurer les divers fléaux qui désolent nos champs, nos vignes et nos vergers. Par exemple, tous les ans, à Bourges, le curé de Saint-Pierre-le-Guillard exorcisait les urbets[18], espèce de charançons qui rongent les bourgeons des vignes. La rue des Urbets, qui existe encore dans notre vieille métropole, au quartier d’Auron, ne fut ainsi nommée que parce que, lors de cette solennité, elle était parcourue par le nombreux cortège qui accompagnait le prêtre dans cette pieuse expédition. — Les Champenois employaient un expédient semblable pour se garantir des urbets. On peut lire dans les Éphémérides troyennes de Grosley la sentence que Jehan Milon, official de Troyes, rendit, en l’année 1516, contre ces insectes.

À Levroux, dans l’Indre, « chaque année, le jour de l’Ascension, le dernier vicaire du chapitre de Saint-Silvain était tenu de se rendre processionnellement de l’église collégiale à la tour du Bon-An[19], et, du haut de la plate-forme de cette tour, il excommuniait les hannetons, fléau des campagnes environnantes. La cérémonie terminée, il devait recevoir un mouton des mains du seigneur ou de son délégué. — Ce tribut, par sa singularité, rappelle la haquenée du royaume de Naples[20]. »

Ce fut vers la fin du douzième siècle, dit M. Ferdinand Langlé, que l’on s’avisa d’employer l’excommunication contre les animaux nuisibles : « On les faisait assigner par-devant les officiaux ; on leur donnait des avocats, et sur une instruction faite aux frais des parties civiles, sur les débats contradictoires, on les excommuniait solennellement. En 1550, on avait encore recours à ces moyens, comme cela se voit par le fameux procès intenté, par-devant l’official d’Autun, contre les rats qui désolaient le canton de Lucenay. Le savant Chassané leur fut donné pour avocat, et l’instance fut longtemps interrompue, sur l’incident qu’il éleva en faisant observer que ses clients, contre lesquels on demandait défaut, ne pouvaient comparaître tant que les chats occuperaient toutes les avenues du prétoire. »

  1. Les Évangiles des quenouilles, P. 41 de l’édition elzévirienne de Pierre Janet.
  2. Les Évangiles des quenouilles, idem.
  3. Histoire naturelle, liv. XVIII, ch. 70.
  4. Traduction de Tissot.
  5. « Sortez de là, sortez mulots ! » — Saillir, dans ce sens, était autrefois français :

    Il (le lion) est du bois sailli,
    Tout droit s’en vient à li,
    Braiant de grant fierté…

    (Ysopet, II, fable xix.)

    Mesmes les grandz, de noble lieu sailliz,
    De leurs subjects se verront assailliz.

    (Rabelais, Gargantua.)

    Ailà se dit aussi pour en roman. Les Espagnols disent ala, alla.

  6. Mlle Bosquet, la Normandie romanesque et merveilleuse, P. 296.
  7. Beignets, crêpes.
  8. Lychnis agrostemma githago de Linnée.
  9. Fumelles, pour filles, femmes ; — Voy. à la table alphabétique : Fumelles.
  10. Molène, bouillon-blanc. — À Doullens (Somme), les jeunes gens, en pareille circonstance, parcourent aussi les rues en portant des torches de molène qui ont été trempées dans l’huile. Cette plante joue également un rôle, chez les Poitevins, lors de la cérémonie des feux de la Saint-Jean.
  11. On peut en dire autant de plusieurs autres couplets brandonniers.
  12. Glossaire du Centre, 1re édition, au mot Brandons.
  13. C’est-à-dire : pour ce que nous avons de gagné.
  14. J’ai retrouvé, nous écrit M. de Laugardière, quelques couplets de ce chant, tantôt le premier et le deuxième, tantôt le troisième, tantôt le cinquième, à Preuilly-sur-Cher, à Ignol, à Bengy-sur-Craon.
  15. « Si ton offrande est un gâteau cuit dans la poêle, dit le Lévitique, II, 7, il sera fait de fine farine, pétrie dans l’huile, sans levain. » — Des beignets figuraient aussi parmi les offrandes des Hindous « O Indra ! reçois ces beignets que nous t’offrons avec ce plat de caillé, ces gâteaux et ces hymnes… », est-il dit dans le Rig-Véda, t. II, P. 75.
  16. Les fèves jouaient un rôle, chez les anciens, dans plusieurs cérémonies superstitieuses. En quelques circonstances, on en offrait aux dieux. — Voy., dans Macrobe, ce qu’il entend par fabariæ calendæ ; — voy. aussi liv. III, ch. iv du présent ouvrage, l’article : Préservatifs contre les sorts.
  17. Théoc., Idyll. I, v. 123 ; — Callim., in Dian., v. 88.
  18. L’urbet, urbère ou dur-bec, est un coléoptère que les savants appellent Attelabe Bacchus.
  19. Cette tour énorme, aujourd’hui complétement ruinée, était située sur une éminence voisine de Levroux. On prétend qu’il existe sous les fondations de la tour du Bon-An un singulier trésor : ce serait une poule et ses douze poussins en or massif.
  20. M. A. Desplanque, l’Église et la Féodalité dans le bas Berry au moyen âge.