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Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 01/05

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CHAPITRE CINQUIÈME

LA VIEILLE DE LA MI-CARÊME,
LES FOIRES AUX VIEILLES ;
ANNA PERENNA ; — LES ARGÉES, ETC., ETC.

Sunt quibus haec luna est, quia mensibus impleat annum.
(Ovide, Fastes, liv. III, v. 658.)

Nous donnons le nom de foires aux Vieilles, en Berry, à certaines foires qui ont lieu dans le courant du carême. La plus connue dans le pays est celle qui se tient à Châteaumeillant (Cher), le premier mardi de ce temps de pénitence.

On fait croire aux jeunes enfants que l’on mène à ces foires qu’ils y verront partager, scier en deux la Vieille de la mi-carême.

Ce sont là des dénominations et des lambeaux de traditions qu’il est bien difficile aujourd’hui d’expliquer. Nous allons, toutefois, essayer de pénétrer ce mystère, après avoir relaté tout ce qui, dans nos contrées et sur différents points de la France, nous semble avoir trait à cette obscure énigme.

À Argenton et à Cluis-Dessus, lorsque vient la mi-carême, les enfants de dix à douze ans courent les rues avec des sabres de bois, poursuivant les vieilles femmes qu’ils rencontrent et tâchant même de pénétrer dans les maisons où ils savent qu’il en existe. — On dit, en les voyant passer : « Ils vont couper, sabrer la Vieille. »

À la suite de ces courses, durant lesquelles les vieilles ont ordinairement grand soin de bien se cacher, les enfants de Cluis-Dessus se rendent, vers le déclin du jour, à Cluis-Dessous, et là, après avoir grossièrement figuré avec de la terre une vieille femme, ils la taillent en pièces avec leurs sabres de bois et en jettent les débris dans la rivière.

Autrefois, à Bourges, lors de la mi-carême, on allait scier la Vieille, représentée par un mannequin, sur la pierre à la crie de la place Gordaine. — « Je n’ai jamais vu cette cérémonie, nous écrit obligeamment M. H. Boyer, on me l’a seulement racontée ; mais j’ai vu apporter sur ladite pierre un mannequin que l’on nommait, alors, le père Carnaval ; j’ai vu la foule l’entourer en dansant, puis le conduire en grande pompe sur le pont de l’Yèvre, d’où on le précipitait dans la rivière. »

Aujourd’hui, dans la même ville et à la même époque, les enfants se rendent par centaines à l’Hôpital, pour y voir fendre ou partager en deux la Vieille. Une solennité religieuse qui a lieu, ce jour-là, dans cet établissement, attire une grande affluence de promeneurs, et pendant cette fête quelque peu mondaine, il n’est pas rare d’entendre le peuple crier, en riant, dans les rues : « Fendons la Vieille ! fendons la plus Vieille du quartier[1] ! »

En Limousin, on dit : recedza le Vieillo (scier la Vieille), et voici comment Béronie, dans son Dictionnaire du patois du bas Limousin, interprète cette expression proverbiale : — « Chaque année, à Tulle, le jour de la mi-carême, on s’informe de la plus vieille femme de la ville, et l’on dit aux enfants qu’à midi précis, elle doit être sciée en deux au Puy-Saint-Clair. — Quelle est, ajoute notre auteur, l’origine de cette atroce absurdité ? L’histoire nous apprend que, par un mouvement de piété filiale (sic), les Gaulois montaient leurs pères sur les plus hauts arbres et les délivraient des infirmités de la vieillesse en les faisant tomber. Recedza le Vieillo ne serait-il pas un rayon (sic) de cette barbarie qui aurait percé jusqu’à nous ? »

Disons, en passant, que cet usage de tuer les vieillards n’était pas particulier aux Gaulois ; on le retrouve chez beaucoup de peuples anciens. Encore, dans ces derniers temps, les Battaks de Sumatra, peuplade que l’on dit assez civilisée, mettaient à mort et dévoraient des vieillards dans leurs festins religieux. Aujourd’hui même, les aborigènes de l’île de Vancouver administrent à ceux d’entre eux que l’âge et les infirmités rendent impropres à la guerre et à la chasse une sorte de poison qui les tue instantanément. Cette substance figurait, en 1862, à l’Exposition de Londres, parmi les produits de l’industrie des peuples primitifs.

Le Rouergue et le Quercy connaissent aussi la légende de la Vieille de la mi-carême ; mais, ainsi que nous, ils ne peuvent s’en expliquer ni l’origine, ni le sens : — « Les jeunes enfants vont voir scier en deux la Vieille de la mi-carême… Cet usage subsistait encore avant la révolution dans certaines villes, notamment à Rodez », dit M. Alexis Monteil[2].

Enfin, « dans le Jura, on appelle jours de la Vieille les trois derniers jours de mars et les trois premiers d’avril. Cette Vieille a laissé dans l’esprit des paysans d’une contrée de ce pays une idée indéfinissable ; ils la représentent comme une fée qui court par le temps, c’est-à-dire qui traverse les airs. Ces jours-coïncident avec le lever héliaque d’Andromède et le lever cosmique de la Vierge[3]. »

On découvre des traces de la Vieille de la mi-carême ailleurs qu’en France. En Espagne, par exemple, elle porte le nom de Reina Cuaresma, ou de Reine Carême. — Aussitôt le carnaval expiré, les habitants de Madrid promènent par les rues et les carrefours de la ville une statue représentant une vieille femme à mine refrognée. Elle a pour sceptre un poireau, sa tête est ornée d’une couronne d’oseille ou d’épinards, et son corps est porté par sept jambes longues et maigres qui symbolisent les sept semaines du carême. Cette promenade, accompagnée de chants funèbres, a lieu, après la chute du jour, à la lueur des torches. La procession terminée, on dépose la Reina Cuaresma dans une maison particulière, où, pendant le cours de son règne, tout le monde peut aller lui rendre ses hommages. Ce règne, hélas ! quoique bien court, n’est pas exempt de tribulations, car, à la fin de chacune des sept semaines qu’il doit durer, on ampute à la Vieille l’une de ses jambes, si bien que, le soir du samedi saint, il ne lui en reste plus. Alors, le peuple s’empare de nouveau de la vieille reine et la transporte tumultueusement sur la Plaza Mayor, où elle est décapitée et mise en pièces au bruit des applaudissements et des cris de joie de la multitude. — Chaque quartier de Madrid possède, à cette époque, sa vieille reine Carême.

La Vieille de la mi-carême est, selon toute apparence, le symbole, la personnification de l’année qui touche à sa fin, de la vieille année, et nos pères auront, dit : la vieille, en parlant de l’année expirante, comme les Grecs disaient, au rapport de Plutarque, la vieille et la jeune ἕνη καὶ νέα pour désigner le dernier jour de chaque mois, jour dont le matin appartenait à la vieille lune et le soir à la nouvelle ou à la jeune.

Les Églises des Gaules avaient fixé le commencement de l’année à Pâques, et, jusqu’au concile de Nicée (an 325), elles célébrèrent cette fête le 25 mars[4]. En Aquitaine, en Limousin, dans le Quercy et en beaucoup d’autres provinces, la nouvelle année s’ouvrait également ce jour-là[5].

Enfin, si nous remontons à des époques plus reculées, nous voyons que l’année sacrée des Romains commençait, ainsi que celle de notre ancienne Église, à l’équinoxe du printemps[6]. Or, cette coïncidence établie entre la saison où l’on ouvrait l’année à Rome et dans les Gaules, et l’époque où ont lieu, dans nos pays, les foires aux Vieilles et où nos enfants pourchassent et mettent en pièces la Vieille de la mi-carême, il nous devient facile de rattacher notre mystérieuse légende à une antique tradition répandue de temps immémorial chez les Romains et dont ils étaient très-embarrassés eux-mêmes de préciser le sens.

Cette tradition est celle d’Anna Perenna.

De tous les auteurs anciens, Ovide est celui qui en parle le plus longuement. Après avoir décrit la fête de cette déesse, qui avait lieu aux ides de mars et au renouvellement de l’année[7] ; après avoir raconté les nombreuses fables, toutes différentes les unes des autres, qui se débitaient alors sur le compte d’Anna Perenna, le poëte se demande quelle peut être cette déesse[8]. Puis il rapporte les diverses opinions qui, de son temps, avaient cours sur cette singulière divinité, et en vient à dire que, selon quelques-uns, Anna Perenna est tout simplement la lune, parce qu’elle forme avec les mois le cours de chaque année.

Sunt quibus hæc luna est, quia mensibus impleat annum.
(Fastes, liv. III, v. 658.)

Cette explication se trouve corroborée par le sens très-significatif du nom même de la déesse romaine, qui très-probablement est un dérivé de annus perennis (année perpétuelle), ou de anus perennis (vieille sempiternelle), et toutes ces concordances prouvent évidemment, à notre avis, qu’Anna Perenna et la Vieille de la mi-carême sont une seule et même allégorie et que toutes les deux sont la personnification de l’année qui expire, de la vieille année. — C’est ainsi que, chez les Grecs, les trois saisons de l’année, la chaude, la tempérée et la froide, étaient personnifiées par les trois Heures, et que les Ritous ou les Ritavas, dont parlent les Védas, étaient les représentations anthropomorphiques de ces mêmes saisons[9].

Mais ce qui doit ne laisser aucun doute sur l’identité qui existe entre la lune et Anna Perenna, c’est qu’il paraîtrait que la Diane celtique ne s’appelait pas seulement Iana, Jana, comme chez les premiers Romains, mais aussi tout simplement Anna. — Ajoutons que dans une partie de l’ancienne Arménie, Anna-Malech était la même chose que la lune. Le nom topique de cet astre, chez les Arméniens en général, était Anaïd, et « M. Cirbied, membre de la Société des antiquaires de France et Arménien lui-même, pense que d’Anaïd les Romains ont fait leur Diana en lisant Anaïd à rebours[10]. » — Notons encore qu’une autre Anna, la sœur de Didon, fut aussi l’objet d’un culte, en Syrie, et que ce culte ayant été adopté, comme tant d’autres, par les Romains, finit par se confondre avec celui d’Anna Perenna. — Enfin, à Hiérapolis, lors de la fête des Bûchers (πνρά), on brûlait un simulacre de la déesse Anna[11].

Le mythe de la Vieille de la mi-carême ayant naturellement succédé à celui d’Anna Perenna, il n’est pas extraordinaire que le souvenir de cette antique tradition se soit particulièrement conservé à Bourges, à Argenton et à Châteaumeillant, cités d’origine gauloise, longtemps habitées par des Romains, et qui figurent sur leurs itinéraires[12].

Nous ne devons pas passer sous silence une autre solennité que l’on célébrait encore tous les ans à Rome, et qui a plus d’un point de ressemblance avec la légende de la Vieille de la mi-carême.

Lors de cette fête, que l’on appelait la fête des Argées, et dont il est question dans Ovide[13], Varron, Macrobe[14] et Denis d’Halicarnasse[15], les pontifes et les vestales jetaient du haut du pont Sacré dans le Tibre des mannequins de jonc ou de paille représentant des vieillards. — C’est ainsi que nous avons vu le peuple de Bourges et les enfants de Cluis jeter dans la rivière les débris de la Vieille. — « Quel sens donner à cette étrange cérémonie ? se demande l’un des commentateurs d’Ovide, M. Théodose Burette. — Si l’on en croit quelques auteurs, ajoute-t-il, ce n’était autre chose qu’un symbole de l’ancienne année, jetée dans le fleuve, sous la forme d’un vieillard décrépit, au commencement de la nouvelle année ouverte par Mercure, génie de l’astronomie. »

Cette cérémonie des Argées était en outre une imitation fort adoucie des sacrifices expiatoires dans lesquels on immolait des vieillards, et que les Latins des premiers âges offraient au dieu du temps, à Saturne. — « Nos pères, dit Festus, appelaient depontani senes, les sexagénaires que l’on précipitait autrefois du haut d’un pont. » — Aujourd’hui, en France, on est beaucoup plus tolérant pour les sexagénaires : quand certains vieux fonctionnaires ont dépassé la soixantaine, on ne les jette pas à l’eau, on les admet courtoisement « à faire valoir leurs droits à la retraite. »

On peut encore ranger parmi les fêtes chroniques la coutume qu’avaient les Égyptiens de se rendre, chaque année, aux bords du Nil et d’y noyer solennellement une jeune fille[16].

Il ne serait peut-être pas impossible de trouver des traces de notre Vieille dans les usages et les croyances gauloises.

Nous avons dit, en ouvrant ce chapitre, que la foire (feria ?) connue à Châteaumeillant et dans les environs sous le nom de foire aux Vieilles, tombait invariablement le premier mardi du carême ; or, c’était à cette époque précise, c’est-à-dire « le sixième jour de la dernière lune d’hiver, en février ou mars », que s’ouvrait l’année gauloise et que les druides procédaient à la récolte du gui[17]. — Cette coïncidence est d’autant plus à remarquer que l’antique Mediolanum (Châteaumeillant) a dû être, dans l’âge celtique, un important foyer de population, un centre religieux et politique, où sans doute se célébrait, à chaque renouvellement de l’année, quelque grande solennité nationale. — « Ces centres, dit M. Henri Martin, se nommaient le milieu, la ville du milieu ; meadhon en gaélique. Non-seulement chaque région, mais chaque peuplade avait le sien. Les noms de lieux qui (comme celui de Châteaumeillant, Mediolanum castrum) commencent par medio, mediolann, meadhon-lan, mez-lan, etc., se rapportent à cette origine. La racine est commune au latin et au celtique… Ce nom, si commun dans la géographie celtique, était celui d’Évreux et celui de Milan, et il signifie toujours terre sainte du milieu… Les Bellovakes avaient leur milieu sacré au village de Moliens[18]… »

Au sacrifice de la Vieille de la mi-carême peut encore se rapporter une coutume sanguinaire, que quelques anciens auteurs attribuent à certains colléges de prêtresses gauloises, et particulièrement aux druides de la Loire, les Nannètes.

Tous les ans, à une époque fixe, et pendant la nuit, ces druidesses étaient tenues d’abattre et de reconstruire le toit de leur temple. Elles symbolisaient ainsi l’épuisement et la rénovation des forces de la nature, la fin et la renaissance de l’année. Si, pendant que les prêtresses procédaient à la restauration de leur toit, quelqu’une d’entre elles venait à laisser

  1. Voy. le Courrier de Bourges du commencement de mars 1856.
  2. Histoire des Français des divers états, t. VIII, 1re édition.
  3. Mémoires de la Société des antiquaires, t. IV, année 1823.
  4. Le concile de Nicée fixa définitivement la fête-de Pâques au dimanche qui suit le quatorzième jour de la lune de mars. D’où notre proverbe :
    — D’heure ou tard.
    Pâque est toujours en pleine lune de mars.
    (Voy. liv. V, ch. ii : Locutions locales, Dictons).
  5. Charlemagne fit commencer l’année à Noël. Cet usage s’observa jusqu’au dixième siècle. À partir de cette époque, certaines provinces ouvrirent de nouveau l’année le 25 mars ; mais la plupart, et Paris fut de ce nombre, fixèrent le premier jour de l’an au samedi saint. Ce ne fut que bien plus tard, en 1563, qu’un édit de Charles IX décida, d’une manière définitive, que l’année commencerait au 1er janvier.
  6. On sait que, du temps de Romulus, l’année romaine était lunaire et qu’elle commençait en mars. Sous Numa, ainsi que sous César, elle s’ouvrit au solstice d’hiver, parce que l’on regardait cette époque comme la fin de la révolution du soleil ; aussi nommait-on le 25 décembre sol novus. De là, ainsi que nous l’avons dit plus haut (p. 9), le nom de Noël, que nous prononçâmes d’abord Novel, puis Nouel, comme cela a encore lieu en Berry, et enfin Noël.
  7. Idibus est Annæ festum geniale Perennae,
    Haud procul a ripis advena, Tibri, tuis…
    Neu dubites, primæ fuerint quin ante kalendæ
    Martis ; ad hæc animum signa referre potes,
    Laurea flaminibus, quæ toto perstitit anno,
    Tollitur ; et frondes sunt in honore novæ…
    Nec miht parva fides, annos hinc isse priores
    Anna quod hoc cœpta est mense Perenna coli…

    (Fastes, liv. III, v. 136, 146 et 524.)

  8. Quæ tamen hæc Dea sit, quoniam rumoribus errat,
    Fabula proposito nulla tegenda meo.
    (Fastes, liv. III, v, 544.)

  9. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 96. — Les Slaves du paganisme ne comptaient aussi que trois saisons.
  10. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 226 et 227.
  11. Alfred Maury.
  12. Avaricum, Argentomago et Mediolano se trouvent sur la carte théodosienne, et des voies romaines dont on reconnaît encore très-bien les traces, existaient entre ces trois villes. (Voy. l’Histoire du Berry de M. Raynal, t. I, p. 97 et suiv.)
  13. Fastes, liv. V, v. 622 et suiv. — Cette fête des Argées (Argei, Grecs) devait être d’origine hellénique.
  14. Livre I, ch. 2.
  15. Livre I, no 33.
  16. Mythologie de Banier, t. IV, p. 277 ; — Boulanger, l’Antiquité dévoilée.
  17. « L’astronomie gauloise compte par nuits et non par jours, par lunaisons et non par mois solaires… Le sixième jour de la lune est un jour solennel pour les Gaulois : il commence toujours le mois, l’année et la période trentenaire qui est leur siècle… C’était par suite de savantes observations astronomiques que les druides avaient adopté cette période… » (M. Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 68 et 69.) — « Leur mois, dit M. Amédée Thierry, commençait, non à la syzygie ou nouvelle lune, ni à la première apparition de cet astre, mais au premier quartier, lorsque près de la moitié de son disque est éclairée, phénomène invariable, tandis que la syzygie dépend toujours d’un calcul et que le temps de la première apparition est sujet à des variations…, etc. » (Histoire des Gaulois, t. II, p. 79.)
  18. Histoire de France, t. I, p. 71, 84 et passim, quatrième édition, 1855. — M. Désiré Monnier prétend que Mediolanum a été formé des mots celtiques mey ou maid (vierges) et lan (sanctuaire), et qu’alors Mediolanum ou Meylan signifie sanctuaire des vierges.