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Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 01/06

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CHAPITRE SIXIÈME

LES RAMEAUX.
LE GUI ; — LE BUIS ; — L’AUBÉPINE, ETC.

……Et frondes sunt in honore novæ.
(Ovide, Fastes, liv. III, v. 136.)

À voir la persévérance avec laquelle tant de peuples, de contrées, d’époques et de mœurs si différentes, adoptent les mêmes superstitions, affectionnent les mêmes chimères, il semblerait que sur cette mer sans bornes où, depuis les premiers âges, s’égare, à la recherche du merveilleux, la folle imagination de l’homme, il existe de certains courants auxquels elle se plaît surtout à s’abandonner ; mais cette conformité de sentiment en matière pareille, c’est-à-dire dans ce que les rêves de l’esprit humain peuvent enfanter de plus capricieux, indique simplement que la civilisation de la plupart des sociétés modernes découle originairement de la même source.

Malgré les progrès de la raison, malgré les efforts du christianisme qui, depuis plus de dix-huit siècles, ordonne à nos paysans de « dépouiller le vieil homme pour revêtir l’homme nouveau », le vieux Gaulois, l’ancien disciple du druide, point toujours, çà et là, à travers leur écorce chrétienne et française ; car l’influence de l’éducation première est encore plus puissante chez les nations que dans les familles.

C’est sans doute par suite de la persistance d’anciennes traditions que le buis, dans nos campagnes, paraît avoir hérité du respect superstitieux que les Celtes professaient pour le gui. Au reste, il existe entre ces deux plantes une certaine analogie qui n’a pas échappé à Dioscoride, et qui résulte de la forme et du vert éternel de leur feuillage. Leurs noms mêmes : gui, buis, rendent à peu près un son pareil. Il serait donc assez naturel qu’après l’interdiction du gui, l’instinct religieux de nos populations les eût portées à lui substituer le buis. C’est ainsi qu’à une époque difficile à fixer, les Gaulois semblent eux-mêmes avoir remplacé par le gui le haoma, la plante sacrée par excellence de l’Inde, leur mère patrie ; la Gaule ne produisant pas le végétal indien.

On sait que les Gaulois ne connaissaient rien de plus sacré que le gui de chêne. Cette plante parasite se trouvait très-rarement sur cet arbre, même de leur temps ; aussi, lorsqu’ils avaient le bonheur de l’y rencontrer, la regardaient-ils comme un présent du ciel, et le chêne qui la portait était honoré à l’égal de la Divinité[1]. C’était avec la plus grande pompe religieuse qu’ils procédaient à la récolte du gui. Cette solennité avait lieu, ainsi que nous l’avons dit plus haut (p. 50), le sixième jour de la dernière lune d’hiver, jour par lequel s’ouvrait l’année dans les Gaules. Le pontife, revêtu d’une robe blanche et armé d’une serpe d’or, séparait de l’arbre la plante sacrée qui était reçue dans un blanc sagum. Puis, on immolait deux taureaux d’une blancheur éclatante, et l’on remerciait le ciel de sa munificence, en le priant de combler de ses grâces les possesseurs du précieux talisman[2]. Nous remarquerons, dans l’intérêt de la filiation des antiques croyances, que les nègres de Surinam, qui n’ont point encore été convertis au christianisme, rendent des honneurs divins au kuttentrie, l’arbre le plus élevé et le plus robuste de leur pays. Pendant les principales cérémonies qui signalent ce culte, le quasi ou prêtre sacrificateur, tient d’une main une serpe ou faucille, tandis que de l’autre il agite un rameau qui porte le nom de sang-rafoe et avec lequel il touche toutes les personnes groupées et prosternées au pied de l’arbre.

Nous noterons encore, à propos du fameux cri : Au gui l’an neuf ! que, dans certaines parties du Berry, le gui se nomme gué ; or, les exclamations joyeuses : gué ! gué ! ô gué ! (au gué ?), qui figurent dans les refrains de beaucoup de nos vieilles chansons, comme dans celui-ci : « La bonne aventure, ô gué ! » ne seraient-elles pas un écho du cri que faisaient entendre les Gaulois lorsqu’ils recherchaient ou découvraient le gui ou le gué sacré ?

Lorsque l’on cherche à se rendre compte de l’étrange vénération que nos ancêtres avaient pour le gui, on croit en découvrir les causes dans l’existence aérienne et pour ainsi dire toute céleste de cet arbrisseau, qui, contrairement aux autres, plantes ligneuses, ne tire point sa nourriture de la terre et semble en fuir le contact[3]. C’était si bien là, selon nous, ce qui constituait, aux yeux des Gaulois, la nature divine du gui, que l’on prescrivait de le recevoir, à sa chute de l’arbre, dans un blanc sagum, et qu’il est dit, dans un autre passage de Pline, que si le gui n’a pas touché la terre : si terram non attigit, il est souverain contre l’épilepsie.

Mais pourquoi le gui de chêne était-il, exclusivement à tout autre, l’objet de la vénération des Gaulois ? C’est qu’il était produit par l’arbre sacré par excellence. Quidquid adnascatur illis, dit ailleurs Pline, en parlant des chênes, e cœle missum putant[4].

On a remarqué, dans ces derniers temps, que le mot kimrique gwydd était tout à la fois le nom du gui et celui d’une divinité gauloise, et l’on en a conclu que, de même que le chêne était l’emblème de la force créatrice, le gui devait être le symbole de l’immortalité[5].

La rareté du gui de chêne dut aussi contribuer à le placer plus haut que les autres dans l’estime du peuple. Ajoutons encore que la persistance et le vert perpétuel du feuillage dans certaines plantes, — image d’une éternelle jeunesse, — paraissent leur avoir donné, aux yeux des anciens, un caractère sacré. De là l’usage de ne consacrer aux dieux que des arbres de cette espèce, tels que le laurier, l’olivier, le myrte, le buis, etc., etc. — Ce dernier arbrisseau, chez les Grecs et les Romains, était dédié à Cybèle, et c’est pourquoi sans doute, ainsi qu’on le verra bientôt, nos paysans sont dans l’habitude d’en ficher en terre une multitude de ramilles, lorsque vient le jour des Rameaux.

Au reste, il n’est guère de religions où l’on ne voie figurer un rameau mystérieux, tantôt comme symbole de l’immortalité[6], tantôt comme conjurateur de tout danger, de toute maligne influence. À ce genre de talisman appartient encore ce rameau d’or, puissant et merveilleux phylactère, dont il est si souvent question dans nos vieux romans de chevalerie et qui n’est qu’un souvenir de cet autre rameau d’or dont se munit Énée pour pénétrer dans les enfers. À ce propos, nous remarquerons que si l’on a généralement reconnu des oranges dans les célèbres pommes d’or du jardin des Hespérides, il y a tout lieu de croire que le rameau d’Énée n’était autre chose qu’une branche de gui, Virgile paraissant l’avouer lui-même en le comparant à une touffe de cet arbuste, et en disant qu’il se trouvait sur un chêne.

En résumé, tous ces emblèmes végétaux ne sont très-probablement que des imitations du soma védique et du home ou haoma, la plante sacrée, l’arbre de vie des Orientaux[7]. Cela est d’autant plus à croire que les mages donnaient aussi le nom de rameau d’or au haoma, et que c’était également ainsi que le barde Taliésin qualifiait le gui (pren puraur, rameau d’or pur).

Les Gaulois ne furent pas les seuls peuples, de l’antiquité qui attribuèrent au gui une puissance occulte. Les Romains l’employaient dans toutes leurs cérémonies magiques. Il était compté, au moyen âge, parmi les herbes du sabbat, et dans certaines parties de l’Allemagne, il porte, de toute ancienneté, le nom de rameau des spectres.

Cette plante merveilleuse et vénérée devait nécessairement posséder, au physique ainsi qu’au moral, toute, espèce de vertus préservatrices ; aussi voyons-nous que le mot gui était, chez les Celtes synonyme de remède universel[8]. Dans leur opinion, le gui était un antidote infaillible contre toutes sortes de poisons ; il rendait féconds les animaux stériles, et lorsqu’on le cueillait sans se servir d’un instrument de fer, et, ainsi que nous l’avons dit, sans le laisser toucher la terre, c’était un préservatif assuré contre le mal caduc.

Sous le rapport religieux, le gui, parmi nous, semble, comme on l’a vu plus haut, avoir été remplacé par le buis ; mais nous lui reconnaissons encore quelques-unes des vertus curatives que lui attribuaient les anciens. Nos paysans s’en servent toujours pour combattre l’épilepsie ; les matrones de nos villages l’emploient dans les accouchements laborieux, et on l’administre également au bétail pour faciliter le part. — Un savant médecin-botaniste, originaire du Berrv, M. A. Fée, s’exprime ainsi, à propos des prétendues propriétés médicales du gui : « Les baies du gui, âcres et amères, sont purgatives, mais elles sont bannies de l’usage… Naguère encore le gui de chêne avait la réputation de guérir l’épilepsie. On trouve encore dans la pharmacopée de Baumé, et dans celle de plusieurs autres auteurs, une poudre antispasmodique dans laquelle le gui figure comme principal médicament. La fameuse poudre de la princesse de Carignan, contre les convulsions des enfants, est dans le même cas, ainsi que la poudre de Guttète. »

Il y a soixante ans, le gui de chêne était encore très-recherché et payé fort cher par les pharmaciens de nos villes ; mais cette sorte de gui, fort difficile à rencontrer à toute époque, étant devenue introuvable[9], nous la remplaçons, sans trop de désavantage, par le gui d’aubépine, qui est le plus rare de tous les guis après celui que produit le chêne[10].

D’ailleurs, l’aubépine elle-même a hérité, dans nos campagnes, d’une partie de la vénération que les Gaulois nos pères avaient pour le chêne. Il est de tradition, parmi nous, que ses rameaux fournirent la couronne de douleur que les Juifs placèrent sur le front de Jésus-Christ, et, en cela, nous sommes d’accord avec les Anglais, chez qui cet arbuste porte le nom de Christ’s thorn. — Consacré par le sang d’un Dieu, c’en est bien assez pour qu’on lui attribue de merveilleuses propriétés.

Nos paysans croient que l’aubépine n’est jamais frappée de la foudre[11] et qu’elle a le pouvoir, ainsi que le buis, de détourner les maléfices et de porter bonheur ; aussi les personnes prudentes ont-elles soin d’en cueillir le premier rameau qu’elles trouvent fleuri et de le placer dans les combles de leur maison pour la garantir du tonnerre ; aussi les jeunes gens de nos villages, quand vient le mois de mai, le mois où fleurit l’aubépine, s’empressent-ils d’en arborer d’énormes touffes, entrelacées de rubans, à la porte de leurs blondes ou amoureuses[12]. C’est ce qu’ils appellent planter le mai, car nous donnons à l’aubépine le nom du joli mois où sa fleur s’épanouit[13]. Enfin, dans quelques-unes de nos localités, ainsi qu’en Champagne, les bergères portent souvent dans les champs un rameau d’aubépine, persuadées qu’elles sont que cela suffit pour les protéger contre l’enfer et ses suppôts[14].

Cette influence protectrice de l’épine blanche n’était pas ignorée des anciens. Diogène Laërce, dans la Vie de Bion, Ovide, dans ses Fastes, nous apprennent que l’on attachait des rameaux de cet arbuste aux portes des maisons pour en éloigner les chagrins, les maladies et les sortilèges :

Sic fatus, virgam qua tristes pellere posset
A foribus noxas, hæc erat alba, dedit…
Virgaque Janalis de spina ponitur alba…

(Liv. VI, v. 130 et 166 des Fastes.)

et Pline dit que, pour la même raison, l’on composait de

branches d’aubépine les torches que l’on portait dans les cérémonies nuptiales : Spina nuptiarum facibus auspicatissima[15]… — C’est ainsi qu’au moyen âge, lorsque les fiancés se rendaient à l’église, l’une des filles d’honneur portait toujours un rameau de cet arbuste en chantant le lai de l’épine blanche. De là encore le grand rôle que l’aubépine a joué autrefois chez les Francs[16] et qu’elle joue encore aujourd’hui en plusieurs de nos provinces, surtout en Vendée, lors de la célébration des mariages.

Toutes ces vieilles croyances auraient-elles quelque rapport avec la parabole des arbres et de l’épine, racontée par la Bible en ces termes : — « Alors, tous les arbres dirent à l’épine : « Viens, toi, et règne sur nous. » Et l’épine répondit aux arbres : « Si véritablement vous me choisissez pour roi, venez, et vous retirez sous mon ombre…, etc.[17] »

Mais le buis est, en Berry, l’arbuste saint par excellence. On est toujours sûr d’en rencontrer un pied séculaire dans l’un des coins de la chènevière qui avoisine chacune de nos vieilles habitations rurales. De même que l’on voyait, à l’entrée de toute maison gauloise, plusieurs branches de gui immergées dans un vase d’eau lustrale, de même on trouve toujours quelques ramilles de buis attachées aux portes de nos chaumières, ou suspendues près du bénitier qui protége l’intérieur de nos ménages. Enfin, nos empiriques de village, lorsqu’ils pansent du secret[18], se servent fréquemment du buis dans leurs bizarres incantations, et nos ménagères, lorsque leurs opérations domestiques sont contrariées par l’effet d’un sort, ont bientôt rompu le charme au moyen de quelques feuilles détachées du rameau sanctifié.

C’est principalement lors de la fête des Pâques fleuries que cette plante consacrée figure avec le plus d’honneur. Ce jour-là, chacun se rend religieusement à la grand’messe de sa paroisse. Riches et pauvres, métayers et ménageots[19], portent tous à la main une gerbe de buis, plus ou moins grosse, que doit bénir le prêtre. Après le saint office, toute l’assistance se répand dans la campagne, et c’est vraiment alors un spectacle plein de charme que de voir ces braves gens se croiser dans tous les sens, et se rendre, qui, à son champ de froment ; qui, à son pâtural ou à sa vigne, et y planter, en se signant, tête nue et le genou ployé, un fragment du rameau bénit[20]. Puis, chacun s’en retourne à son logis et, avant d’en franchir le seuil, attache à l’huisserie de sa porte, aux entrées des étables et des bergeries, d’autres branches protectrices que l’on renouvelle à chaque retour de la fête.

En vain l’inondation, la sécheresse, la grêle, l’épizootie, viennent-elles trop souvent compromettre l’infaillibilité du saint rameau : les fléaux passent, la foi reste ; car la foi ressemble à l’espérance ; toutes deux nous ont été données par le ciel pour nous soutenir dans les âpres sentiers de ce monde. Ce ne sont, hélas ! le plus souvent, que deux pauvres béquilles faites du roseau le plus flexible ; mais nous ne t’en remercions pas moins, ô mon Dieu ! car si ces frêles soutiens plient à chacun de nos pas, ils ne rompent que bien rarement.

Dans quelques-unes de nos paroisses, on se garde bien de se servir d’un couteau pour détacher de l’arbuste les rameaux de buis que doivent arborer les fidèles dans la solennité des Pâques-fleuries : on les casse, on ne les coupe point. Cela tient à un préjugé qui date de loin, et d’après lequel l’emploi du fer était proscrit dans toutes les opérations que l’on tenait à voir réussir ou sur lesquelles on désirait attirer la faveur du ciel. On découvre des traces évidentes de cette antique croyance dans plusieurs autres de nos usages. Nous avons déjà dit, d’après Pline, que, dans l’opinion des Celtes, le gui avait la propriété de guérir toutes les maladies, pourvu que l’on n’employât pas le fer pour le cueillir. Il résulte de vingt autres passages du même auteur, que l’on défendait toujours l’usage du fer dans la préparation des médicaments. (Voy. plus loin, liv. III, ch. v, l’article : Panseux de secret.)

Cette prescription aurait-elle quelque analogie : 1o avec la recommandation de l’Écriture qui interdit l’emploi d’instruments de ce métal dans l’édification des autels du Seigneur[21] ; 2o avec l’habitude systématique qu’avaient les Gaulois et tant d’autres peuples des premiers âges de ne mettre en œuvre que des monolithes bruts dans l’érection de leurs monuments religieux ? Serait-ce encore par suite de ce même préjugé que les druides avaient coutume de se servir d’une serpe ou faucille d’or pour détacher le gui du chêne ? — Nous sommes très-disposé à le croire ; car, dans les temps les plus reculés, il existait chez plusieurs peuples, et, entre autres, chez ceux qui étaient, comme les Gaulois et les Hébreux, d’origine aryenne, une très-ancienne superstition qui réprouvait l’emploi du fer dans une foule de circonstances. Le fer passait alors pour être consacré au mauvais principe. D’après un fragment de Manéthon[22], conservateur des archives sacrées du temple d’Héliopolis, on donnait au fer, en Égypte, le nom d’os de Typhon, — ce qui équivaut à os du diable, parce que ce métal sert à couper et à détruire. Les prêtres de ce pays se seraient bien gardés d’employer un couteau pour couper le pain azyme et même le pain ordinaire ; c’eût été commettre un sacrilége. Le peuple, en Égypte, avait aussi pour habitude, en toute circonstance, de rompre le pain. — Les Juifs, chez lesquels on trouve plus d’une institution empruntée des Égyptiens, se conforment à cette coutume lorsqu’ils célèbrent la Pâque. Au commencement de ce repas, le chef de la maison prend un pain, le bénit, le rompt, et le distribue aux convives. À la fin du même repas, on a soin d’enlever tous les Couteaux, parce que la table est considérée comme un autel dont le fer ne doit pas approcher. — Chez les Arabes, « à table, on ne doit pas se servir d’un couteau, » dit le général Daumas[23]. — Faut-il voir encore un souvenir de ces antiques observances dans l’usage où sont, en France, les gens de bonne compagnie, qui savent se conduire à table, de rompre et de ne jamais couper leur pain.

Mais rentrons dans notre sujet. — Les anciens avaient également leur fête des Rameaux. Chez les Grecs, c’était une procession en l’honneur d’Apollon Isménien, dans laquelle on voyait le pontife de ce dieu, une couronne d’or sur la tête, une branche de laurier à la main, précéder un chœur de jeunes filles qui toutes, à son exemple, portaient des rameaux et chantaient des hymnes[24].

Ces mêmes peuples, lorsque venaient les Pyanepsies, autres solennités consacrées à Apollon et à Diane, attachaient aux portes de leur demeure l’eiresionè, c’est-à-dire un rameau d’olivier ou de laurier qui restait, ainsi que le buis de nos chaumières, fixé à l’entrée de leurs maisons pendant toute l’année[25]. Ce dernier usage était aussi connu des Romains. « Le laurier, dit Pline[26], est propice à nos habitations ; il fait sentinelle à la porte des Césars et à celle des pontifes ; il décore nos demeures et en protége les abords. » — « Le laurier, ajoute Ovide[27], veille en gardien fidèle sur le seuil des grands. » — Les simples particuliers, toujours dans le but d’éloigner de leurs maisons toute espèce de calamités, plaçaient à leurs portes une branche de houx ou de rhamnus[28].

Quand arrivaient les calendes de mars, époque à laquelle commença longtemps l’année romaine, on ne manquait jamais de substituer de nouveaux feuillages aux anciens :

Neu dubites, primæ fuerint quin ante kalendæ
Martis ; ad hæc animum signa referre potes.
Laurea flaminibus, quæ toto perstitit anno,
Tollitur, et frondes sunt in honore novæ[29]

La coutume où nous sommes nous-mêmes, de renouveler, dans cette saison, le buis de nos portes, date évidemment de l’époque où notre année s’ouvrait en mars[30].

C’est aussi le jour des Rameaux que nous suspendons des faisceaux de buis aux croix des cimetières et des carrefours, et cet usage a donné lieu à cette expression berrichonne : profiter comme le buis à la croix, locution expressive que nous employons en parlant d’un jeune animal ou d’une jeune plante dont la croissance est nulle : — « Voilà un enfant qui pousse comme la charbe (le chanvre), tandis que son frère ne profite pas plus que le buis à la croix. »

À l’instant précis où l’on fixe aux bras des croix le buis dont nous venons de parler, l’assistance villageoise observe avec la plus grande sollicitude de quel point du ciel souffle le vent. Ce fait bien constaté, on peut être certain que de ce côté-là seulement partiront tous les orages qui surviendront durant le cours de l’année. — Malheur, trois fois malheur à nos récoltes si, dans ce moment solennel, le vent vient du sud-est, car toutes les nuées qu’enfante cette partie de l’horizon portent presque toujours la grêle dans leurs flancs !

Enfin, on recueille pieusement le vieux buis des croix, parce que c’est de son incinération que provient la poussière symbolique que le prêtre dépose, le jour du mercredi des Cendres, sur le front des fidèles.

L’imagination du peuple ne connaît point de bornes toutes les fois qu’il s’agit des objets que la tradition lui a signalés comme empreints d’un caractère sacré ou mystérieux. Ainsi, les Celtes finissent par voir dans leurs vieux chênes autant de dieux véritables ; ainsi, les Grecs, et les Romains, sous le nom d’hamadryades, transforment en autant de nymphes les arbres de leurs forêts :

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage…

C’est un entraînement de cette espèce qui a donné lieu à l’aventure que voici :

Dans la commune de Lourouer-Saint-Laurent, canton de la Châtre, un habitant du village d’Étaillé, possédait, derrière sa maison, un vieux pied de buis qui gênait la culture de sa chènevière. Il résolut de l’abattre. À voir la grosseur du tronc, qui dépassait à peine celle de sa cuisse, le ménageot pensait le jeter par terre en moins de dix minutes ; tout le monde l’eût pensé de même. Il n’en fut pourtant point ainsi : il mit à ce travail un jour entier, bien employé, du lever au coucher du soleil, et, le soir, il regagna son lit, le corps plus moulu que s’il avait été roué de coups pendant vingt-quatre heures. Cette dernière circonstance ne laissait pas de beaucoup l’intriguer, car il lui était maintes fois arrivé de fournir à plus rude besogne sans éprouver pareille fatigue.

Ce n’est pas tout ; le buis une fois abattu, notre homme se trouva en proie, les jours suivants, à un autre genre de supplice. À peine couché, il s’endormait d’un sommeil, de plomb, jusqu’à minuit, heure à laquelle trois heurts violents ébranlaient subitement sa porte et le laissaient éveillé pour tout le reste de la nuit. À partir de ce moment, jusqu’au premier chant du coq, il ne cessait d’entendre distinctement des coups de hache et des hans vigoureux auxquels se mêlaient comme des soupirs étouffés et plaintifs. Ces bruits étranges, qui semblaient partir de l’endroit même où avait existé le buis, continuaient tant que duraient les ténèbres, et se terminaient, aux premières lueurs de l’aube, par une sorte de cri bref et douloureux qui ressemblait à s’y méprendre au craquement sorti du tronc de l’arbre au moment où, chancelant sur sa base et perdant l’équilibre, il était tombé sur le sol.

Cette singulière obsession durait depuis plus de six semaines, lorsque le paysan, aux abois, s’avisa de faire dire une messe, et cela suffit pour lui rendre le repos et le sommeil.


  1. Voy. liv. III. ch. iv, l’article : Préservatif contre les sorts.
  2. Pline, liv. XVI, ch. 95 de son Histoire naturelle.
  3. Les Bretons appellent le gui, huel-var, c’est-à-dire l’herbe qui vient en haut. (Émile Souvestre, le Foyer breton.)
  4. Histoire naturelle, liv. XXVI, ch. 95.
  5. Voy., sur la relation emblématique du gwydd-plante et du gwydd-dieu, l’article Druidisme de J. Reynaud, dans l’Encyclopédie nouvelle, et les p. 68 et suiv. du t. Ier de l’Histoire de France de M. Henri Martin. Voy. en outre, comme source de ces inductions, les chants bardiques publiés par M. de la Villemarqué.
  6. Voy., liv ; IV, ch. iii du présent ouvrage, à l’article : Funérailles, ce que l’on dit de la branche de buis que l’on met dans la main des morts.
  7. Voy. ce que dit Jean Reynaud de ces plantes sacrées, dans l’Esprit de la Gaule, p. 228 et suiv.
  8. Pline, Histoire naturelle, liv. XVI, ch. 95.
  9. Il est à notre connaissance qu’un chêne situé près du domaine de la Grimauderie, commune de Néret, canton de la Châtre, en produisait encore il n’y a pas longtemps.
  10. « Les arbres sur lesquels on a trouvé le gui parasite, dit M. Fée, sont les suivants : le sapin, le mélèze, l’oxycèdre, dont l’espèce distincte est connue sous le nom de Viscum oxycedri ; l’érable, le bouleau, le châtaignier, plusieurs espèces de chênes, le coudrier, le cognassier, le rosier-églantier, le cormier, le noyer, l’olivier, l’azérolier, le pommier, les poiriers et les pruniers sauvages ou domestiques, le térébinthe, le tilleul, le peuplier et le frêne. » — On voit que l’aubépine n’est pas mentionnée sur cette liste ; cependant nous avons rencontré quelquefois le gui sur cet arbuste. « Quoique implanté sur une foule d’arbres différents, ajoute M. Fée. le gui ne varie point. Il est absolument le même sur le pommier, sur le mélèze, sur le peuplier, etc. »
  11. Voy. ce que dit Pline de la foudre et de l’aubépine, liv. XV, ch. 17.
  12. Voy. liv. IV, ch. ii, l’article : Mariage.
  13. Voy. liv. V, ch. IV, dicton XXII.
  14. Mémoires de l’Académie celtique, t. II, p. 212.
  15. Histoire naturelle, liv. XVI.
  16. Mémoires de l’Académie celtique, t. IV.
  17. ix, Juges.
  18. Voy. plus loin, livre III, ch. v. l’article : Panseux de secret.
  19. On appelle ménageot, dans les environs de la Châtre, le journalier qui ne possède pour tout bien qu’une chétive maison, une petite chènevière et quelques boisselées de terre : — « Ce pays de silence et d’immobilité est très-peuplé ; dans chaque chemin de traverse le petit troupeau du ménageot est pendu aux ronces de la haie… » (George Sand, la Vallée noire.)
  20. Le champ de blé surtout est l’objet des plus vives sollicitudes. Aussi, quand viennent le 3 mai et le 14 septembre, jours de l’invention et de l’exaltation de la sainte Croix, fait-on bénir encore, dans beaucoup de nos églises de campagne, une grande quantité de petites croix que nos villageois s’empressent de planter dans l’enclos qui doit leur donner leur pain quotidien.
  21. Exode, xx, 25 ; — Deutéronome, XXVII, 5< etc.
  22. Apud Jul. Afric., éd. J. Scaliger.
  23. Mœurs et coutumes de l’Algérie, p. 43.
  24. Proct. Chrestom., apud Photium, p. 988.
  25. Plutarque, in Thes. ; — Eustathe. ad Iliad.
  26. Histoire naturelle, liv. XV, ch. 39.
  27. Métamorphoses, v. 1569, Tristes, Élégie i, 39.
  28. Pline, liv. XXIV, ch. 72 ; Dioscoride, I, 119 ; — Diogène Laërce, in Vita Bion., et Nicandre, in Ther.
  29. Ovide, Fastes, liv. III, v. 136.
  30. Voy. p. 46.