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Introduction historique et critique aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament/Tome I/Chapitre 2/Article 2/Question III

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QUESTION TROISIÈME.
La simple assistance n’a-t-elle pas suffi aux écrivains sacrés dans certaines parties de leurs ouvrages, et l’inspiration doit-elle s’étendre jusqu’aux mots dont ils se sont servis ?

On s’était borné jusqu’au IXe siècle à soutenir que l’Ecriture sainte était divinement inspirée ; mais Agobard, archevêque de Lyon, qui vivait à cette époque, ayant examiné de plus près la question de l’inspiration, soutint, dans une lettre écrite à un certain Frédégise, que l’Esprit saint n’avait point dicté aux prophètes et aux apôtres les termes et les expressions dont ils s’étaient servis.

En 1586, les pères jésuites Lessius et Hamelius défendirent, dans des thèses soutenues à Louvain, les propositions suivantes :

I. Ut aliquid sit Scriptura sacra, non est necessarium singula ejus verba inspirata esse à Spiritu sancto.

II. Non est necessarium ut singulæ veritates et sententiæ sint imme- diatè à Spiritu sancto ipsi scriptori inspiratæ.

III. Liber aliquis, qualis fortassè est secundus Machabæorum, humanâ industriâ sine assistentià Spiritûs sancti scriptus, si Spiritus sanctus posteà testetur ibi nihil esse falsum, efficitur Scriptura sacra.

Dès l’année suivante et en 1588, les facultés de théologie de Louvain et de Douai censurèrent ces propositions. Les docteurs de Louvain les condamnèrent in globo sur le motif qu’elles semblaient approcher de l’ancienne hérésie des anoméens, qui prétendaient que les prophètes et les apôtres avaient souvent parlé comme des hommes ordinaires : Tres illæ assertiones accedere videntur ad damnatam olim anomæorum opinionem, qui prophetas et apostolos in multis volebant ut homines fuisse locutos ; mais ceux de Douai appliquèrent une censure à chaque proposition en particulier. Ces condamnations n’empêchèrent pas Lessius, Hamelius et plusieurs autres pères jésuites de soutenir cette opinion ; et Corneille Lapierre, en particulier, a enseigné depuis que l’inspiration n’a pas été nécessaire aux écrivains sacrés pour écrire les histoires ou les exhortations qu’ils avaient apprises, soit en les voyant, soit en les entendant, soit par la lecture ou la méditation, et que la simple assistance leur avait suffi dans ces circonstances. R. Simon s’est déclaré le défenseur de ces opinions[1]. Pour nous, qui ne les admettons pas toutes indistinctement, nous croyons devoir établir, comme plus probables, les propositions suivantes.


PREMIÈRE PROPOSITION.
La simple assistance n’a suffi aux auteurs sacrés dans aucune partie de leurs ouvrages.

1. Quand les écrivains sacrés et les pères de l’Eglise ont parlé du secours surnaturel qui a aidé les auteurs de l’Ecriture dans la composition de leurs ouvrages, ils ont appliqué ce secours à l’Ecriture en général, sans faire la moindre restriction, sans excepter la plus légère partie. Ainsi, quand Jésus-Christ et les apôtres ont appelé l’Ancien Testament Loi divine, Ecriture divine, oracles de l’Esprit saint ; quand tous les docteurs de la religion chrétienne, en parlant de l’Ancien et du Nouveau Testament, n’ont cessé de répéter que les Ecritures étaient les instruments, les organes du Saint-Esprit, des plumes de l’Esprit divin, des cordes mues par un divin archet, ils n’ont établi aucune distinction, ni entre les différents livres dont se compose le corps sacré des Ecritures, ni dans aucune partie quelconque de ces livres. Enfin, quand saint Paul a déclaré lui-même que toute l’Ecriture est divinement inspirée ; quand la tradition, fidèle interprète des sentiments du grand Apôtre, n’a jamais donné lieu à restreindre l’inspiration à certaines portions plus ou moins considérables de l’Ecriture, il y a, ce nous semble, bien de la hardiesse et de la témérité à vouloir se contenter dans quelques parties de la simple assistance de l’Esprit saint. Cela ne serait permis qu’autant que la simple assistance remplirait les conditions de l’inspiration proprement dite ; car évidemment nous n’avons aucun droit d’admettre une espèce de secours qui ne remplirait point la force et l’énergie des termes employés par les écrivains sacrés, et qui ne répondrait nullement aux sentiments et aux expressions des pères. Or, la simple assistance, sous quelque rapport qu’on l’envisage, est inférieure à l’inspiration, puisqu’elle a pour but unique de diriger l’entendement de l’écrivain sacré dans l’usage de ses facultés, de telle sorte qu’il ne commette aucune erreur, tandis que l’inspiration influant de plus sur sa volonté, le pousse et le détermine à écrire. Ainsi, dans la simple assistance, c’est l’écrivain qui s’est déterminé à écrire librement et indépendamment de tout secours surnaturel, tandis que dans l’inspi- ration, c’est Esprit saint lui-même qui est l’auteur de sa détermination. Voici une autre différence non moins frappante. Dans l’inspiration, Dieu dicte ou suggère à l’écrivain sacré qu’il anime de son souffle divin (c’est l’expression dont s’est servi saint Paul, θεόπνευστος) au moins le fond de ce qu’il doit dire, et le conduit de telle manière que non-seulement il ne peut tomber dans la moindre erreur ou la plus légère surprise, mais que tout ce qu’il écrit est la pure parole de Dieu, et a Dieu pour auteur ; mais dans la simple assistance, l’Esprit saint ne dicte rien, ne suggère rien : il empêche seulement que l’écrivain qui en est favorisé ne fasse un mauvais usage de ses lumières. Ainsi c’est moins une illumination de l’entendement qu’un secours externe de providence qui veille à ce que l’écrivain ne tombe dans aucune erreur ; de sorte qu’avec ce seul secours, tout ce qu’il dit reste sa propre parole ; parole infaillible, il est vrai, mais qui n’a que l’homme pour auteur.

2. S’il y avait dans l’Ecriture des endroits composés sous la simple assistance, il y aurait donc des parties qui seraient inspirées et d’autres qui ne le seraient pas, et qui par conséquent ne pourraient pas être dites la parole de Dieu, et seraient tout simplement des paroles humaines : or ce mélange de paroles de Dieu et de paroles humaines, loin de trouver le moindre fondement dans les auteurs sacrés et dans la tradition, se trouve en opposition formelle avec ces deux autorités, qui affirment expressément que toute l’Ecriture a été divinement inspirée, et que toute entière elle est la parole de Dieu.

3. Si dans la composition de leurs ouvrages les écrivains sacrés n’avaient eu pour tout secours que la simple assistance, quelle différence mettrait-on entre leurs écrits et les décisions des conciles œcuméniques ? Cependant la tradition et l’Eglise elle-même en reconnaissent une immense. Les Ecritures sont à leurs yeux la parole de Dieu même, tandis qu’elles ne regardent les décrets de ces conciles que comme l’explication purement humaine, quoique infaillible, de cette divine parole.

4. Si la simple assistance ne suffit pas pour qu’un ouvrage soit réputé Ecriture sainte, il ne peut, à plus forte raison, devenir la parole de Dieu, quand il a été composé sans ce secours et par une industrie toute humaine. L’Eglise, assistée elle-même par le Saint-Esprit, ne peut déclarer par ses décisions que ce qui a été fait ; et il n’est pas en son pouvoir de changer la nature d’un livre ; elle le fait connaître pour ce qu’il est ; mais, en l’approuvant, elle ne peut pas faire qu’il ait été composé par l’Esprit saint, s’il ne l’a pas été réellement. Or, on a toujours et généralement entendu par Ecriture sainte un ouvrage composé par l’Esprit saint. Ainsi l’Eglise ne pourra jamais faire qu’un écrivain qui, en composant son livre, n’a été mu que par son seul et propre esprit, ait été cependant mu par l’Esprit saint ; ce qui signifie, en d’autres termes, qu’un ouvrage qui n’a été composé que par une industrie purement humaine ne saurait jamais être la parole de Dieu dans le sens que Jésus-Christ, les apôtres, les pères, et l’Eglise elle-même, ont toujours attaché à cette expression, quand ils l’ont appliquée à l’Ecriture sainte.


DEUXIÈME PROPOSITION.
L’inspiration ne s’étend pas jusqu’aux mots dont les écrivains sacrés se sont servis dans la composition de leurs ouvrages..

Les autorités si nombreuses et si imposantes que nous avons citées dans les deux questions précédentes en faveur de l’inspiration des écrivains de l’Ancien et du Nouveau Testament, ne sont pas assez claires et assez précises sur l’étendue de cette inspiration, pour qu’on puisse prononcer avec certitude qu’elle s’étend ou ne s’étend pas jusqu’aux expressions dont se sont servis les écrivains sacrés. De là les théologiens et les interprètes, divisés comme en deux camps, se sont déclarés les uns pour, les autres contre l’inspiration verbale. Pour nous, quoique fort éloignés de condamner l’opinion contraire, nous regardons comme plus probable que l’inspiration ne s’étend pas jusqu’aux mots, et voici les raisons sur lesquelles nous fondons notre sentiment.

1. On ne serait fondé à admettre l’inspiration verbale qu’autant qu’elle serait nécessaire pour établir la vérité et l’infaillibilité de l’Ecri- ture, et pour prouver qu’elle est la parole de Dieu. Or, l’Ecriture peu avoir ces deux caractères indépendamment de l’inspiration verbale. Il suffit en effet que toutes les pensées en soient inspirées, et que l’Esprit saint ait veillé par un secours spécial à ce que l’écrivain sacré employât les termes convenables pour exprimer exactement les vérités qui lui étaient suggérées. Si toutefois on veut exiger de plus le secours de l’inspiration verbale, il faudra nécessairement dire que les différentes Eglises du monde chrétien n’ont pas la parole de Dieu, puisqu’elles ne possèdent que des versions écrites dans des langues diverses, et par conséquent dans des termes tout autres que ceux qui sont sortis de la plume des auteurs sacrés.

2. La grande différence de style qu’on trouve soit dans les oracles des prophètes, soit dans les écrits des apôtres et des évangélistes, est encore une preuve assez forte contre l’inspiration verbale. Chacun d’eux écrit selon son génie, son éducation et le siècle où il vit. Isaïe, comme le remarque saint Jérôme, d’une naissance distinguée, élevé à la cour des rois, a un style poli, noble, majestueux, digne en un mot de son éducation ; Amos, au contraire, né dans l’humble chaumière des bergers, et qui a grandi parmi les troupeaux, ne retrace dans ses tableaux et ses comparaisons que les images de la vie champêtre[2]. Saint Luc, habile dans la langue grecque, écrit assez purement, tandis que saint Paul, élevé, comme il le dit lui-même, aux pieds du juif Gamaliel, parle un grec dur et presque barbare. Enfin, saint Jean est diffus et tombe parfois dans la tautologie, tandis que saint Pierre se fait remarquer par un style concis et serré. Or n’est-il pas plus naturel d’attribuer cette différence dans la manière d’écrire aux talents divers des écrivains, que de recourir gratuitement au miracle, en voulant que l’Esprit saint se soit ainsi joué à produire de lui-même, et à l’insu des écrivains sacrés, une diversité de langage si conforme à leur caractère et si bien assortie à leurs divers talents ?

3. Enfin la manière différente dont les évangélistes rapportent souvent les paroles de Jésus-Christ semble nous autoriser à rejeter la nécessité de l’inspiration verbale. Car, en admettant, ce qui est incon- testable, que les évangélistes ont rapporté fidèlement ce que l’Esprit saint leur dictait, comment justifier cette diversité d’expressions ? Dira-t-on qu’elle est l’œuvre de l’Esprit saint lui-même ? Mais alors nous n’avons plus les paroles de Jésus-Christ dans les passages de l’Evangile où elles sont diversement rapportées ; car ces divines paroles n’étant plus celles de Jésus-Christ que quant au sens, et ce sens ne suffisant pas, selon les partisans de l’inspiration verbale, il en résulte nécessairement que ces passages de l’Evangile ne renferment plus les propres paroles de Jésus-Christ, ce qui est formellement contraire au langage commun de l’Eglise.


Difficultés qu’on oppose à ce sentiment, et Réponses à ces difficultés.

Obj. 1o L’inspiration verbale ayant été admise par les rabbins et les pères de l’Eglise qui se sont le plus livrés à l’étude de l’Ecriture sainte, il y a de la témérité à la rejeter.

2o Saint Paul nous enseigne que toute l’Ecriture est divinement inspi- rée : or cette sentence doit s’appliquer, pour être vraie, aussi bien aux mots qu’aux choses contenues dans l’Ecriture.

3o Toute l’Ecriture est non-seulement la pensée, mais encore la parole de Dieu : or, comment pourrait-elle être la parole de Dieu, si Dieu lui-même n’avait pas inspiré cette parole ?

Rép. 1o Les rabbins en soutenant l’inspiration verbale s’appuient sur des raisons trop ridicules pour que leur sentiment puisse avoir ici la moindre autorité. Quant aux pères de l’Eglise, quoiqu’ils parlent en termes les plus pompeux et les plus magnifiques de l’inspiration des Ecritures, ils ne disent nulle part d’une manière explicite qu’elle s’étende jusqu’à l’expression matérielle du discours. Saint Augustin, en parlant des évangélistes, dit qu’il ne faut pas s’arrêter aux termes dont ils se sont servis, mais seulement à la pensée qu’ils ont exprimée[3]. Saint Jérôme, tout en soutenant que chaque syllabe de l’Ecriture est pleine de mystères, assure en même temps que saint Paul est confus dans les termes qu’il emploie ; que son style est très-obscur et très-embarrassé ; qu’il tombe souvent dans le défaut des Juifs, qui, en expliquant la loi, ajoutaient des mots superflus ; et que, pénétré lui-même de ce qu’il veut dire, il ne peut s’exprimer ni se faire entendre d’une manière claire et intelligible[4]. Or ces pères ne se seraient pas permis un tel langage, s’ils avaient cru que tout, jusqu’aux expressions mêmes, était inspiré dans l’Ecriture.

2o Saint Paul a pu dire avec vérité que toute l’Ecriture est inspirée, sans qu’on soit autorisé pour cela à étendre jusqu’aux mots ce secours divin. Il suffit, en effet, pour justifier cette parole du grand Apôtre, que tous les sens que contient l’Ecriture soient inspirés de Dieu, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas une phrase, pas un seul mot qui ne soient inspirés quant aux vérités qu’ils renferment.

3o Ce qui fait le fond de la parole, c’est la pensée qu’elle renferme et non la lettre, qui n’en est que l’expression matérielle : si donc Dieu est l’auteur des pensées, on peut dire avec vérité qu’il est aussi l’auteur de la parole.

  1. Hist. crit. du N. T. ch. XXIII, XXIV.
  2. Hier. in cap. III Amos, et Præfat. in Jes.
  3. August. De consensu evangelistarum, l.II.
  4. Hieron. Epist. ad Algasiam.