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Introduction historique et critique aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament/Tome I/Chapitre 3/Article 1/Section 1/Question II

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QUESTION DEUXIÈME.
Quelle est l’origine du Canon actuel des Juifs ?

En disant d’une manière générale, pages 43, 44, que de graves erreurs avaient été soutenues par rapport à la canonicité des livres saints, nous nous étions réservé de les faire connaître quand il en serait besoin. La question présente nous offre l’occasion et d’en signaler et d’en combattre quelques-unes.

Spinosa prétend que la collection des livres saints n’a point été ter- minée avant le temps des Machabées[1]. Richard Simon suppose qu’il y à toujours eu parmi les Juifs, et même encore après Esdras, des scribes publics, qui conservaient dans leurs archives les écrits sacrés, publiaient ceux qu’ils voulaient, dans un ordre assez arbitraire, ajoutaient et retranchaient ce qui leur plaisait[2].

Plusieurs critiques de nos jours veulent que ce ne soit pas au temps d’Esdras que le Canon des Ecritures se trouva clos, mais après lui, et qu’il a été formé peu à peu, sans intention bien arrêtée, et même par accident. C’est l’opinion surtout de Bertholdt et De Wette [3]. Tout en admettant la clôture du Canon à une époque antérieure aux Machabées, Cellérier veut que sa formation soit l’ouvrage de plusieurs personnes, et même de plusieurs générations. Selon lui, Esdras peut avoir commencé, et d’autres avoir continué ce travail. Il ajoute : « La tradition des Juifs parle d’une succession de docteurs, sous le nom de grande synagogue. Rien absolument ne garantit leur infaillibilité[4]. »

Pour réfuter ces opinions, qui tendent à dire que plusieurs livres se sont glissés, longtemps après la captivité, dans le Canon d’une manière illicite, ou que ces livres méritent peu de foi et nous ont été conservés dans un mauvais état, comme l’a si justement remarqué Hævernick[5], nous allons établir on proposition suivante :


PROPOSITION.
L’origine et la clôture du Canon des Juifs remontent au temps d’Esdras.

1. Le temps qui suivit immédiatement le retour de la captivité était sans contredit le plus convenable pour former le Canon des livres saints et l’arrêter irrévocablement. Car les années de malheur avaient fortement rattaché les Israélites à la religion de leurs pères. Ils cherchaient avec soin tout ce que l’histoire d’un temps plus heureux pouvait leur offrir de consolations. Et si quelques-uns plus tièdes préféraient demeurer dans le lieu de l’exil, les autres, pleins de zèle, retournaient avec empressement dans la terre sacrée. Ainsi cette crise politique fut la date d’une nouvelle époque religieuse, qui donna naissance à de nouvelles institutions religieuses. Ainsi les synagogues et les sanhédrins, qui jouent un rôle si important dans l’histoire subséquente des Juifs, doivent à cette époque leurs premiers commencements. Or le Canon des livres saints de la nation n’a pu être négligé dans ces temps de restauration générale. On ne peut raisonnablement supposer que les Juifs aient été sans inquiétude et sans zèle pour ces livres, bases de leur gouvernement théocratique et qui pouvaient seuls donner de la force et de la solidité à la nouvelle colonie, si faible en elle-même. Quoi ! aussitôt après la mort de Mahomet le Coran fut recueilli par Abubekr[6], et des hommes tels qu’Esdras, Néhémie, et les prophètes qui vivaient encore de leur temps, auraient eu moins de zèle pour recueillir les livres sacrés de leur nation ! « Zorobabel, Esdras et Néhémie, dit le P. Fabricy, réformèrent les abus, firent cesser bien des prévarications, et furent très-zélés pour l’observance des constitutions mosaïques. Comment eussent-ils négligé des écrits qui tenaient de si près aux principes fondamentaux d’une religion dont ils avaient été les restaurateurs[7]? » Cette supposition est trop absurde pour pouvoir trouver crédit auprès des esprits raisonnables.

2. Si nous remontons dans l’histoire des Juifs vers les temps d’Esdras et de Néhémie, nous trouvons toujours leurs livres traités avec le plus profond respect et regardés comme formant un ensemble[8]. Or, cette manière de les envisager serait tout à fait inexplicable, si le Canon n’avait pas été déjà terminé et présenté au peuple comme revêtu d’une sanction divine.

3. La tradition juive nous renvoie encore, pour la collection du Canon, à cette même époque d’Esdras et de Néhémie. Le témoignage le plus cu- rieux à cet égard se trouve dans la partie du Talmud qui est de la plus haute antiquité, et qu’on appelle Pîrkê Avôth (פרקֵי אבות) Chapitres des Pères. Ce livre, qui contient des sentences, commence ainsi : « Moïse reçut la Loi du Sinaï ; il la donna à Josué, Josué aux anciens, les anciens aux prophètes, les prophètes aux membres de la grande synagogue. » Ces derniers sont donc regardés comme le corps de l’état qui conserva avec fidélité la religion des pères. Or, qu’étaient-ils ces hommes ? Le Talmud les caractérise selon sa manière ordinaire, c’est-à-dire sous la forme d’apophthegmes, en ajoutant : « Ces hommes ont dit trois mots : Mettez une sage lenteur dans les jugements, formez un grand nombre de disciples, et posez une barrière autour de la loi[9]. » La dernière sen- tence, empruntée de ce qui se passa auprès du Sinaï (Ex. XIX, 12, 13), signifie que de même que Moïse, par une barrière, préserva la loi de toute atteinte, de même aussi la grande synagogue veilla à son exacte observation. Or, d’après la Mischna, la barrière qui est autour de la loi, c’est la Massore[10], et la Massore signifie toujours, dans le Pîrkê Avôth, les travaux et les traditions qui concernent le texte du Canon. Enfin, suivant le même livre, le dernier membre de la grande synagogue fut Simon le Juste[11]., que tout s’accorde à représenter comme le successeur d’Esdras[12]. Nous pourrions multiplier les témoignages de cette nature ; mais nous nous bornons à faire remarquer que les auteurs du Talmud de Babylone disent d’une manière très-claire que la grande synagogue a achevé le Canon des livres saints des Juifs[13]. 4. L’autorité de Joseph, ou plutôt celle de sa nation, car il parle en son nom, vient encore fortifier notre proposition. Nous avons déjà vu page 16 que, selon cet historien, les Juifs avaient seulement vingt-deux livres qu’ils regardaient comme divins. Or, il dit de ces livres, qu’il y en a cinq dont Moïse est l’auteur, et qui contiennent entre autres choses l’origine du monde et les généalogies des anciens Hébreux ; que depuis la mort de Moïse jusqu’au règne d’Artaxerxès, successeur de Xerxès, roi des Perses, les prophètes ont raconté l’histoire de leur temps, en treize livres ; que les quatre autres livres renferment des cantiques adressés à Dieu, et des règles de conduite ; qu’enfin depuis Artaxerxès jusqu’à son temps, tout est aussi écrit dans les livres ; mais que ces livres ne sont pas estimés aussi dignes de foi que les précédents, vu qu’il n’y a plus eu une succession Constante de prophètes[14]. Ainsi cette succession non interrompue de prophètes a duré chez les Hébreux depuis Moïse jusqu’à Artaxerxès, et par conséquent le Canon embrassant cet espace de temps, ne peut aller au delà. Il est prouvé d’ailleurs que Malachie, le dernier des prophètes, exerça son ministère prophétique vers la fin du règne de ce prince.

5. Le livre de Jésus fils de Sirach (l’Ecclésiastique) a été composé en hébreu probablement environ trois cents ans avant Jésus-Christ, comme paraît l’avoir prouvé Jahn[15]. Or ce livre, après avoir fait mention des hommes illustres et des écrivains des Juifs, et nommé Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, ajoute les douze Prophètes, sans les désigner autrement[16]. Ce qui démontre à la fois, et que les écrits des douze petits Prophètes étaient déjà recueillis en un seul corps d’ouvrage, et que le Canon des Juifs était déjà formé, puisque en effet dans ce Canon les douze petits Prophètes viennent immédiatement après Isaïe, Jérémie et Ezéchiel[17].

D’un autre côté, si l’on considère qu’entre le fils de Sirach et de Néhémie il n’y a eu environ que cent ans de distance, on se demandera tout naturellement comment il se fait que le livre de cet écrivain n’a pu être introduit dans le Canon ? La question se résout facilement dans notre opinion, mais elle devient insoluble pour les critiques qui soutiennent qu’au temps d’Esdras et de Néhémie le Canon des Juifs n’était pas encore fermé.

6. Enfin la tradition des églises chrétiennes fait remonter jusqu’au temps d’Esdras et de Néhémie la formation du Canon des livres que les Juifs ont toujours regardés comme sacrés et divins ; nous verrons dans les questions suivantes les nombreux témoignages qui établissent cette tradition.

Comme les difficultés qu’on a opposées à la clôture du Canon des Juifs, telle que nous venons de l’admettre, s’appliquent également à la question suivante, nous ne nous en occuperons point dans celle-ci.

  1. Spinosa, Tract. theol. polit.  c. X.
  2. R. Simon, Hist. crit. du V. T. l. I, ch. II.
  3. Bertholdt, Einleit. Tom. I, p. 70 et suiv. De Wette, Einleit. § 13, 14.
  4. Cellérier, Introd. à l’A. T. p. 362.
  5. Mélanges de théol. réformée, 2e cahier, p. 171.
  6. Hottinger, Bibl. orient. pag.  106
  7. Titres primitifs de la révélation, t. I, p. 78.
  8. Comparez les textes des livres des Machabées, de la Sagesse et de Baruch qui fortifient cette assertion, et que nous avons cités au sujet de l’inspiration, pag. 23.
  9. Voy. la Mischna, edit. de Surenhusius, t. iv, p. 409.
  10. Ibid. p. 442.
  11. Ibid. p. 210
  12. Ibid. Comment. R. Bartenora.
  13. Talm. Babyl. Baba bathra, fol. 13, verso ; fol. 15, verso. Quoique les docteurs juifs aient enseigné bien des faussetés au sujet de cette grande synagogue, le fond principal de cette tradition est d’autant plus incontestable, qu’il est parfaitement conforme à l’état des choses, telles qu’elles se trouvèrent au renouvellement de la république juive après la captivité de Babylone.
  14. Contr. Ap. l. 1, § 8.
  15. Voy. Jahn, Introd. in Lib. V. T. pag. 463, 464, 2e edit. ou l’édition allemande, p. II, sect. IV, § 249, pag. 927-932. Hævernick fait à ce sujet une remarque que nous croyons devoir reproduire : « Aujourd’hui l’on met ordinairement la composition de ce livre dans un temps plus moderne. Je suis cependant convaincu que Jahn (loc. cit.) a vu, à cet égard, la vérité. Un savant moderne, certainement impartial, est aussi du même avis (Winer, De utriusque Siracidæ ætate, Erlangen 1832), et ses préjugés sur le Canon l’empêchent d’adopter entièrement cette idée. » Mélanges de théol. réformée, 2e cahier, pag. 173
  16. Eccli. XLVIII, 23, 23. XLIX, 8, 10, 12.
  17. Hævernick prétend que le vers. 10 (Vulgat. 12) du ch. XLIX est une interpolation, et que l’auteur de l’Ecclésiastique a omis à dessein les petits Prophètes, afin de né pas interrompre le fil chronologique de sa narration (Hævern. Einleit.