Le Vampire (Morphy)/18

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 108-112).

CHAPITRE IX

Devant l’échafaud

Vers trois heures du matin, on pouvait voir, à une fenêtre du premier étage d’une maison de la rue de la Roquette, ayant vue sur la guillotine, une jeune femme qui pleurait, la tête appuyée dans ses mains.

Cette fenêtre avait été louée le soir même au liquoriste qui tenait la boutique du rez-de-chaussée.

De là, on voyait parfaitement le rond-point de la Roquette.

— Il ne faut pas rester comme ça en vedette, fit une voix au fond de la pièce.

La jeune femme se retourna.

La salle était obscure, mais on distinguait confusément l’ombre de plusieurs hommes.

— Oh ! les gredins ! ils vont me le tuer… les lâches !

— Voyons, il faut se faire une raison, la Sauvage !

Nous retrouvons ici nos anciennes connaissances de la bande de Saint-Ouen ; les bandits s’étaient réunis dans ce local, loué par le Nourrisseur, pour assister sans être remarqués à l’exécution de leur ancien chef.

Sacrais vint prendre la Sauvage par la main et l’emmena dans le fond de la pièce.

— Attendons l’autre, lui dit-il ; si son idée réussit, il verra Général et lui parlera de toi.

— C’est bien dangereux, fit la Sauvage.

— Dame oui ; mais, enfin, il sera habillé en calotin ; il aura une fausse barbe ; tout ça se trouve dans notre magasin, et du diable si on le soupçonnera de ne pas être un missionnaire pur-sang ! D’ailleurs, l’aumônier est bête, comme un chou, c’est connu.

— Tant mieux, alors.

La Sauvage essuya ses larmes.

Le temps s’écoulait.

Les autres bandits causaient ensemble à voix basse.

Quelques-un dormaient.

La Marmite, toujours en éveil, faisait le guet à la fenêtre.

— Voilà le chef, dit-il enfin.

Caudirol apparut bientôt. Il avait dépouillé le costume ecclésiastique qui lui avait permis de pénétrer auprès du condamné à mort.

Il était vêtu comme quelques heures auparavant.

— Eh bien ? lui demanda-t-on en l’entourant.

— Ça a-t-il réussi ? questionna anxieusement la Sauvage.

— Complètement ! le tour est joué… J’ai vu Général… il vous donne son dernier souvenir… et à toi, la Sauvage, son dernier baiser…

— Oh ! le pauvre… le pauvre ! gémit-elle.

— Pas de faiblesse ! continua Caudirol, il nous montre l’exemple. Il vous lègue sa vengeance. Son dernier cri a été : Mort aux vaches !

Ce cri, cette apostrophe des bas-fonds contre ceux qui arrêtent, jugent et emprisonnent, cette malédiction du crime trouva un sombre écho parmi les bandits…

— Mort aux vaches ! redirent-ils en chœur.

Il était près de cinq heures du matin.

C’était le moment de l’exécution.

— Mes amis, dit Caudirol avec autorité, nous aurons bientôt de la besogne. Le bourreau doit mourir. Titille, que vous connaissez tous sans doute, doit mourir aussi. Ils sont les auteurs de l’arrestation de Général : Dublair et Titille sont condamnés par votre ancien chef, c’est à nous de les exécuter.

— Oui, mort aux révélateurs ! fut la réponse qu’obtint Caudirol à l’unanimité.

— Attention, fit La Marmite, c’est le moments !…

Les bandits se dirigèrent vers la fenêtre.

La porte de la prison s’ouvrait.

— C’est lui ! hurla la Sauvage, c’est lui !… Regardez ! !… il se débat…

— Tais-toi, dit Caudirol en lui mettant la main sur les lèvres.

La malheureuse, brisée par l’émotion, perdit connaissance.

On l’étendit par terre sur un tapis…

Les anciens complices de Général assistèrent muets et l’œil fixe à l’exécution de leur redoutable chef…

Ils virent tomber le couperet.

— Voilà ce qui nous attend, pensa Sacrais.

L’exécution était terminée.

Caudirol ne perdait pas de vue le bourreau.

Il était rentré dans la prison.

— Attendons sa sortie, fit Caudirol ; ce sera peut-être l’occasion que nous cherchons.

Et il ajouta.

— Nous allons descendre tous ensemble et nous éparpiller sur la place. Sacrais, distribue les rôles, mon ami…

Sacrais parla tour à tour à ses hommes.

— Tintin, la Guiche et Bambouli, vous flânerez devant la porte, vous n’êtes pas connus. Toi, La Louise, tu te mettras là-bas. La Puce et l’Asticot par ici. Zim-Zim et Tord-la-Gueule avec moi. La Marmite, toi, tu restes avec la Sauvage. En route !

Ils quittèrent la fenêtre et sortirent en groupe.

Caudirol, caché dans son vaste manteau, marchait à petits pas le long du mur de la Roquette.

Les bandits, de leurs différentes places, le considéraient à la dérobée.

Cet homme les plongeait dans une profonde admiration.

— C’est un mâle au moins, disaient-ils.

Le mystère qui l’entourait ajoutait à son prestige.

La Sauvage, revenue à elle s’était enveloppée dans un waterproof et s’était coiffée d’un chapeau à brides. Ainsi vêtue, elle avait un tout autre aspect.

Elle paraissait avoir une trentaine d’années.

Ses cheveux étaient ramenés en arrière et elle baissait les yeux. Ce n’était pas la Sauvage ; c’était une femme aux allures calmes et douces.

Elle rejoignit Caudirol.

ils causèrent quelques instants ensemble.

— Écoute, lui dit-elle, je vais aller au Champ-de-Navets. Je veux voir l’endroit où est enterré Général. Après, je n’y penserai plus, je serai toute à toi.

— Quelle idée d’aller là-bas.

— Je le veux. Il me semble que je le dois.

— Où te retrouverai-je ?

Elle lui écrivit une adresse sur une feuille qu’elle détacha de son carnet.

— Comment ! rue de Rome ?

— Oui, j’ai un bel appartement même ! Dans la maison, je me fais passer pour une jeune dame russe. Général était censément mon mari. J’ai dit qu’il était reparti à l’étranger.

— On n’a pas de soupçons ?

— Non, je dis que je voyage souvent, que c’est mon idée. Voilà tout,

— Et moi, qui serai-je ?

— Mon frère, hein ?

Caudirol se mit à réfléchir.

— Oui, mais il faudra changer de résidence, ce sera plus prudent.

— Comme tu voudras.

Ils furent interrompus par La Marmite qui passa rapidement à côté d’eux.

— Attention, patron, dit-il, voilà le client.

Le bourreau venait de sortir de la prison, absolument seul.

Il s’engagea dans la rue voisine jusque derrière la prison.

L’endroit était désert.

L’occasion sembla propice à Caudirol.

— Accoste-le, dit-il à la Sauvage. Je me charge du reste.

Celle-ci se dirigea vers M. Dublair qui s’en allait en réfléchissant aux évènements de la nuit.

— Monsieur, pourriez-vous m’indiquer… la rue des Couronnes ? C’est loin d’ici, n’est-ce pas ?

Le bourreau s’arrêta.

Il se disposait à renseigner la Sauvage, qui venait de lui adresser cette question, quand soudain, au moment d’ouvrir la bouche, il s’affaissa en poussant un cri plaintif.

Caudiroi, s’était détaché de l’angle du mur et lui avait enfoncé un poinçon dans le dos.

Les hommes de la bande de Saint-Ouen arrivèrent à leur tour.

— C’est fini ? demanda Sacrais.

— Non, répondit Caudirol avec un geste farouche. Il faut que chacun de vous prenne sa part de cette vengeance. Baptisez-moi vos armes dans le sang du bourreau, ça leur portera bonheur.

Les misérables se précipitèrent vers la victime qui râlait et en une seconde le corps fut percé de dix coups de couteau.

La Sauvage, plus horrible dans sa haine, arracha les vêtements du bourreau et lui déchira, avec son stylet et ses mains, les parties viriles.

Elle s’acharnait dans cette affreuse mutilation.

On entendit un bruit de pas.

— Nous sommes pincés, cria brusquement Sacrais. Sauvons-nous !

— Défendons la Sauvage, commanda Caudirol.

Celle-ci se releva et, protégée dans sa fuite, elle put disparaître.

Des agents accouraient.

— Décampons de différents côtés, fit Sacrais.

Ils s’enfuirent aussitôt.

Les bandits avaient de l’avance.

Ils distancèrent les agents au point de ne pouvoir être atteints.

Ceux-ci se décidèrent à faire feu.

Un seul coup porta.

La Louise, ce gamin aux passions monstrueuses dont nous avons parlé précédemment, fut atteint à la tête.

Il était resté en arrière.

Quand les agents arrivèrent, ils le trouvèrent étendu sur la chaussée, sans vie.

Il nageait dans son sang.

— Un de dégommé ! dit un agent.

Les autres avaient disparu.