Le Vampire (Morphy)/29

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 176-180).

CHAPITRE X

Les funérailles.


Après avoir quitté Adrienne Marchand, qu’il venait de rencontrer à l’Assistance publique, le Docteur-Noir reprit son chemin dans la direction de l’hôtel de Cènac.

Jean-Baptiste Flack, suivait son maître.

En lui-même, il pensait :

— Je n’ai guère le droit de filer le docteur comme un simple policier ;


mais je ne sais quel pressentiment me dit de ne pas le perdre de vue. Sûrement il va faire quelque coup de sa tête.

Et il continua à suivre sa piste.

Le Docteur-Noir arriva bientôt en vue de l’hôtel du baron de Cénac.

Il y avait foule.

On enterrait à la fois M. et Mme de Cénac

Les corbillards se mettaient en marche.

Le médecin hésita.

Devait-il suspendre la funèbre cérémonie en faisant connaître l’invraisemblable hypothèse de catalepsie qu’il avait recueillie de son minutieux examen ?

S’il s’était trompé, quelle honte pour lui !

Malgré sa hardiesse, il hésita et suivit les Corbillards pendant quelques moments.

Jean-Baptiste Flack, lui aussi, s’était mêlé à la foule.

Il ne perdait pas de vue le Docteur-Noir.

À un moment donné, les deux magnifiques chars mortuaires croisèrent un corbillard des pauvres qui s’en allait lentement dans la direction, de Saint-Ouen.

Ce fut un contraste étrange.

Les funérailles du baron et de la baronne de Cénac avaient un air de fête.

il y avait des voitures, des draperies, des fleurs.

Une foule nombreuse accompagnait ces morts privilégiés jusqu’au Père-Lachaise.

Et seul, traîné par un cheval paresseux, le noir corbillard des pauvres passait à côté de ce luxe, sans une couronne, sans un ami marchant derrière.

Cela faisait froid au cœur.

Lucien Bartier regarda passer le lugubre convoi.

Un instant, il eut envie de le suivre.

Mais il avait pris une résolution : Il allait assister jusqu’au bout aux funérailles des Cénac et, la nuit venue, il irait s’assurer de la vérité de son diagnostic.

Le côté terrifiant de cette entreprise le séduisait.

Il ne craignait qu’une chose : c’est que la baronne ne revînt à elle avant son intervention.

Quel coup d’éclat pour lui, s’il ressuscitait cette femme soi-disant assassinée !

Le Docteur-Noir laissa donc passer le corbillard des pauvres…

Il ne sut jamais que la misérable voiture emportait celui qui l’avait fait son héritier…

Le mort que l’on conduisait au cimetière de Sain-Ouen, c’était le père Marius, le vieux vagabond du Dépôt.

Le riche convoi parvint enfin au cimetière du Père-Lachaise.

Les corps furent déposés dans un caveau provisoire.

Les prières dites, et la cérémonie achevée, les assistants s’écoulèrent, lentement.

Il ne restait plus auprès de la tombe qu’un homme de haute taille dont l’œil sinistre se fixait obstinément, sur la plaque de fer du caveau.

Deux poignées la garnissaient.

L’homme les prit et souleva la plaque.

Quelque chose la retenait.

C’était un cadenas que l’inconnu se mit à examiner attentivement.

Sur ces entrefaites, le Docteur-Noir, qui s’était tenu à l’écart, s’approcha à son tour du caveau.

Il entendit l’individu qui murmurait :

— Ce méchant cadenas… la belle affaire !… Un coup de pied là-dedans et bonjour !… Je reverrai ma belle baronne… aussi vrai que je suis Caudirol.

Le Docteur-Noir fit un pas en arrière et resta pétrifié d’étonnement.

Quand il revint de sa surprise, l’homme disparaissait à quelques mètres de là, derrière une tombe.

Il ne songea pas à le rejoindre.

— Caudirol… le misérable assassin de la rue des Gravilliers… le lâche qui a dénoncé le père Marius et a fait massacrer ses enfants… Caudirol est vivant !

À l’extrémité d’une allée, Jean-Baptiste Flack surveillait son maître.

Il ne pouvait distinguer ses paroles, et ne savait que penser de ses gestes incohérents.

— Est-ce qu’il deviendrait fou ? se demanda-t-il avec stupeur.

À son tour, le Docteur-Noir visita le couvercle de fonte du caveau, qui reposait sur un rectangle de pierre, élevé du sol d’environ un mètre.

Puis il quitta la nécropole en marchant à grands pas.

— Que voulait dire ce monstre ? se demandait-il ; je m’y perds. Mais j’ai promis au père Marius de retrouver son enfant et de venger ses morts. Ce sera fait. Déjà l’assassin, que je croyais mort, s’est rencontré sur ma route… Il périra… c’est juré !

Et il ajouta à part lui :

— Je vais me procurer les instruments nécessaires pour entrer dans cette tombe et je reviendrai avant la fermeture du cimetière. Je me cacherai derrière les monuments et ; le moment propice arrivé, je rouvrirai ce caveau qui renferme la vie et non pas la mort… comme l’ont déclaré mes imbéciles collègues… ces pontifes ignorants qui usurpent le titre de savants !

Mais tout à coup une frayeur le saisit, en dépit de sa nature fortement trempée.

— Cette fortune ! s’écria-t-il. Si j’étais pris ?… Je passerait pour un vulgaire malfaiteur… Oh ! ce serait ignoble !… On croirait que j’ai fouillé dans un cercueil pour y chercher de l’or… Au fait, tout le monde ignore ce détail et puis… je ne serai point surpris… Qui me verra ?

Sa détermination était prise.

— Si la baronne est vivante… il faudra qu’elle consente au partage de ces millions entre les victimes de la société… Je réclamerai cela pour prix de sa résurrection !…

Et il s’éloigna en toute hâte.