Le Vampire (Morphy)/30

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 180-188).

CHAPITRE XI

La petite martyre.

Nous sommes parvenus au point capital de notre récit Une scène qui dépassera tout ce que l’imagination peut enfanter de plus abominable va se dérouler sous nos yeux.

Que l’on nous permette de récapituler en quelques lignes les évènements qui se sont succédés depuis l’effroyable boucherie de la rue des Gravilliers.

D’une part, nous avons vu comment le crime avait été découvert et nous savons au moyen de quel forfait l’abbé Caudirol s’était fait passer pour mort.

Réfugié dans l’hôtel Peignotte, il avait fait la connaissance de cette fille aux passions étranges que l’on surnommait la Sauvage.

Devenu le chef de la bande de Saint-Ouen, il avait été arrêté à la suite du meurtre de M. Dublair, le bourreau.

Il avait recouvré sa liberté et s’était fait une réputation inouïe, parmi les bandits qu’il dirigeait, en délivrant Sacrais, après avoir lui-même échappé à la justice.

Le but qu’il poursuivait nous est connu : Devenir, par une audacieuse imposture, et par une série de crimes s’il le fallait, duc de Lormières ; tel était son rêve.

Nos lecteurs auront sans doute remarqué qu’il cherchait à reléguer Sacrais ou second plan.

Durant son entrevue avec lui, il n’avait point parlé de ce plan, piqué à un endroit dont Général des Carrières lui avait révélé l’existence.

On le voit, il comptait bénéficier seul du produit de ses crimes.

Il voulait bien payer, et chèrement, le concours de ses complices, mais il n’admettait point leur ingérence dans ses expéditions.

Déjà il exerçait une véritable dictature sur ses acolytes.

Voilà la situation actuelle en ce qui regarde Caudirol.

D’autre part, le hasard des circonstances avait fait qu’un homme d’une énergie surhumaine, aussi loyal que le défroqué était faux et misérable, s’était trouvé former la contrepartie dans ce drame effrayant.

Cet homme, on le sait, c’était le Docteur-Noir.

Le prêtre et le médecin allaient se trouver aux prises.

Un duel formidable allait s’engager et, on a pu s’en convaincre, les adversaires étaient de force à se mesurer.

À qui devait rester le dernier mot ?

C’est ce qu’il est encore impossible de prévoir à l’endroit où nous nous trouvons de cette narration.

Lorsque les bandits de Saint-Ouen s’étaient enfuis après avoir donné l’assaut à la voiture cellulaire, ils n’avaient eu garde de suivre la grande route.

Cette fuite eut présenté trop de dangers.

Ils s’étaient échappés à travers champs par des sentiers qu’ils connaissaient bien, vivant toujours dans ces parages.

En effet, tous ces gredins, rassemblés par la Sauvage et Général des Carrières, parmi les plus redoutables voleurs de la capitale, avaient fixé leur résidence dans les environs de Saint-Ouen.

Ils opéraient partout, mais leur repaire était invariablement là.

La rue des Lyonnais était seulement leur pied-à-terre de Paris.

Après une heure d’une course vertigineuse, les bandits s’arrêtèrent.

Aucun bruit ne frappait leurs oreilles.

Ils avaient longé les fortifications et ils rentrèrent dans Paris par la porte la plus voisine.

— Si nous nous séparions ? fit Bambouli.

— Pas sans que je vous aie offert quelque chose, proposa Sacrais… C’est bien le moins.

— Tous les troquets sont fermés, objecta La Guiche qui était le plus fort buveur de la bande. C’est dommage !

— J’en connais un, près de chez moi, dit Sacrais, qui reste ouvert assez tard. Allons-y.

Arrivés à l’endroit indiqué, les bandits trouvèrent l’établissement fermé.

Caudirol prit la parole :

— Nous avons encore à causer, fit-il, et puisque nous sommes à deux pas, allons chez Sacrais.

Celui-ci parut mal à l’aise.

— Je n’ai pas grand chose à vous offrir, balbutia-t-il.

— Il y a bien du feu ? demanda la Sauvage, car j’ai bien froid.

— Il doit y avoir du feu, dit Sacrais.

— La vieille a dû en faire, appuya Tord-la-Gueule.

— Quelle vieille ? demanda Caudirol.

Sacrais devint de plus en plus embarrassée

— J’ai une espèce de sorcière qui garde ma maison… Les camarades la connaissent bien.

On arriva devant une mauvaise bâtisse.

— Alh ! nous y sommes, fit Caudirol, qui reconnut la demeure de Sacrais.

Une plainte douloureuse s’échappait de la sinistre maison.

— Qu’est-ce que cela ? interrogea Caudirol.

— Rien… c’est le vent… s’empressa de répondre Sacrais.

Tord-la-Gueule donna un coup de pied dans la porte.

— Hé ! youp-ohu, c’est des aminches, la commère, fit La Marmite. On fut quelque temps sans ouvrir.

— Tu n’as pas la clé ? demanda Tord-la-Gueule, j’ai les pattes gelées.

— Tu as cependant de bonnes guêtres, que je t’ai données, fit aigrement Sacrais.

— Dame ! échange de bons procédés. Moi j’ai bien offert la clé des champs… Ça se vaut, dis donc !

— Ah ça ! mais on n’ouvrira donc pas ? s’écrièrent en chœur les bandits,

La Sauvage s’impatienta.

— Eh bien ! Sacrais, est-ce pour demain ? fit-elle. Si tu crois qu’on jouit ici !

— On est toujours aussi bien que dans le fossé des fortifications, à faire l’amour, dit celui-ci à demi-voix.

Le misérable faisait allusion à la scène dont il avait été témoin du haut d’un talus, le soir où la Sauvage s’était donnée à Caudirol.

Le défroqué avait entendu.

Il éclata en invectives.

— Canaille, gredin ! rugit-il en saisissant Sacrais par le cou. C’était bien la peine de sauver cet être-là !

Et il le secouait.

La Sauvage, elle aussi, s’était jetée sur Sacrais.

— Oh ! je t’arracherai les yeux, hurlait-elle.

Tord-la-Gueule tira à lui la porte bâtarde qui céda sous l’effort.

En même temps, une vieille femme hideuse et d’une saleté répugnante apparut sur le seuil, effarée.

Elle tenait à la main une bouteille dans le goulot de laquelle était plantée une bougie.

— Il paraît qu’t’as les oreilles dures ? fit Tord-la-Gueule.

La vieille s’effaça de côté sans répondre.

— Montons ! commanda Caudirol.

Et il entraînait Sacrais derrière lui.

On arriva dans la salle qui servait de magasin aux bandits.

— Maintenant, expliquons-nous, dit Caudirol d’un air menaçant à Sacrais.

— Oui, approuva la Sauvage… Et gare à toi !

Le misérable tremblait.

— Voulez-vous m’écouter ? dit-il, et vous comprendrez.

Et il ajouta en regardant les bandits avec défiance :

— Mais il faudrait que nous soyons seuls…

Caudirol fit un signe, et tout le monde se retira dans la pièce voisine.

— Mécharde, fit Sacrais à la vieille, donne à boire à ces messieurs.

Un sanglot étouffé et lointain attira l’attention de Caudirol.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il impérieusement à la Mécharde.

Elle sembla hésiter ; elle regardait Sacrais.

— Réponds, ordonna celui-ci avec effort.

— C’est Mlle Lydia qui piaule dans la cave… Attends un peu, ma belle, j’vas t’en donner des soupirs.

Et la Mécharde sourit hideusement.

— Conduis-nous en bas, commanda de nouveau Caudirol.

Ils descendirent jusqu’à la cave, qui n’était éclairée par aucun soupirail.

La Mécharde les éclairait, en grommelant entrer ses lèvres des menaces atroces.

— La petite gueuse !… vous l’entendez crier ?… La nuit passée, elle a couché avec Galère, le chien à l’Homme-qui-pue, c’était pour lui faire avoir des puces par centaines, par milliers, à cette coquine !

Elle reprit avec rage :

— Vous croyez que ça l’a fait taire ? Ah ! mais non… Cette nuit je vais lui jeter des seaux d’eau dans la cave… Ça nettoiera sa vermine.

Et la Mécharde ricanait affreusement.

— La paix ! vieille sorcière, fit Caudirol.

On arriva dans les fondations de cette maison isolée.

Sacrais ouvrit avec hésitation une porte massive…

La Sauvage poussa un cri d’horreur.

— Caudirol, lui-même, resta sur le seuil interdit.

— Sacrais baissait la tête en tremblant.

Quant à la Mécharde, elle regardait avec délices le spectacle odieux qui venait d’apparaître tout à coup.

Dans une cave puante, où l’eau suintait de toute part, au milieu d’immondices et de flaques croupissantes, une enfant de quinze ans à peine était accroupie.

Son visage, d’une coupe gracieuse et d’une douceur sans pareille, était d’une maigreur effrayante.

Ses beaux yeux remplis d’effroi avaient une expression incomparable.

La malheureuse était à peine vêtue de quelques guenilles qui se collaient à son corps.

Elle regardait avec épouvante les nouveaux-venus.

— Voilà mam’zelle Lydia, fit la Mécharde, en allant vers la pauvre petite.

Celle-ci s’enfuit dans un coin où elle se tint immobile, toute tremblante.

— Grâce ! supplia-t-elle.

Caudirol et la Sauvage échangèrent un regard.

Sacrais s’empressa de se disculper.

— Vous comprenez, fit-il, elle a surpris nos secrets ; elle nous dénoncerait.

— Ce n’est pas cela, interrompit Caudirol. Tu mens ! Cette fille t’aura résisté et tu te venges. Où l’as-tu prise ?

Sacrais balbutia quelques protestations.

Caudirol prit le parti d’interroger la petite martyre.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit rien.

Son visage se tournai suppliant, vers la Sauvage.

— Ayez pitié de moi, madame, dit-elle, d’une voix éteinte.

— Interroge-la, fit Caudirol à sa maîtresse. Elle te répondra peut-être à toi.

— Ton nom, ma mignonne ? demanda la Sauvage.

— Lydia, madame.

Caudirol se prit à réfléchir.

— Lydia ? Mais c’est le nom que Marguerite, la fille du père Marius, avait donné à sa fille… Si elle a survécu elle doit avoir cet âge… Je ne sais quelle ressemblance me rappelle la jeune mère… et l’autre, le peintre à bonne fortune… celui qui me l’a soufflée en l’épousant quand j’étais au séminaire de Nantes… Oui, c’est le portrait de ces époux que j’ai fait massacrer… Mais, il n’y a là que des coïncidences trompeuses.

La Sauvage continuait d’interroger la fillette :

— Quel âge as-tu ?

— J’ai eu quinze ans hier, madame.

— Tu n’as pas de parents ?

— Non, je suis une enfant trouvée… On m’a dit que j’avais été abandonnée à l’âge de deux ans par ma mère… Mais ce n’est pas vrai, elle est morte, bien sûr ; est-ce qu’on laisse ses enfants souffrir comme ça ?

La Sauvage éprouva une émotion qu’elle ne put dissimuler.

— Alors, tu es orpheline ?

— Oh ! oui, madame, ma mère était trop bonne pour m’abandonner.

— Qu’en sais-tu ? demanda la Sauvage.


— Voici la chambre à coucher dit-elle en ouvrant une porte.

— Ça se voit bien, tenez, madame, regardez, voilà son portrait… N’est-ce pas quelle m’aurait aimée ?

— D’où tiens-tu cette miniature ?

— Voilà : c’est que j’avais cela au cou, à ce qu’il paraît, quand je suis entrée à l’Assistance. C’était dans un médaillon en or. On m’a pris le médaillon mais on m’a laissé le portrait. Je suis bien contente d’avoir cela, allez !

— Je te le déchirerai, fit la Mécharde.

— Si tu en as le malheur, je te fais brûler à petit feu, cria la Sauvage ;

— Oh ! ne dites pas cela, supplia Lydia, elle me fera encore souffrir davantage quand vous serez partie.

— Voyons ce portrait, dit à son tour Caudirol.

La petite le lui présenta avec une peur mal dissimulée.

— N’aie pas de crainte, lui dit la Sauvage.

Caudirol jeta un coup d’œil sur le portrait et, aussitôt, sa figure se décomposa :

— La fille au père Marius… Marguerite ! C’est-elle, fit-il sourdement.

Et se retournant vers Sacrais :

— Sortons d’ici, dit-il, et ne laisse pas cette enfant s’en aller.

Il avait peur. Une certaine dose de superstition se mêlait à son incroyable audace. Cette pauvre fille emprisonnée dans une cave l’effrayait.

Il ne voulait pas qu’elle en sortit.

La Sauvage s’interposa :

— Voyons, on ne peut pas laisser cette petite là-dedans.

— Oh ! elle n’y était que par punition, fit Sacrais. Sors, Lydia… allons, viens.

La malheureuse se jeta dans les bras de la Sauvage.

— Oh ! emmenez-moi, supplia-t-elle. Il ne dit pas vrai. Je suis ici depuis un mois bientôt. L’Assistance publique m’avait placée chez une dame de Nantes,Mme Le Mardeley…

— L’héritière ! interrompit Caudirol.

— Pas possible ! fit Sacrais.

La petite martyre continua :

— Cette dame me faisait bien souffrir et me reprochait toujours d’être une abandonnée, elle disait du mal de maman, sans la connaître. Alors, avec mes petites économies, je suis venue à Paris. Ce monsieur m’a entraînée chez lui en me disant qu’il tenait un bureau de placement…

— Eh ! oui, parbleu, fit la Mécharde.

— Alors, continua Lydia en pleurant, il a voulu… Non je ne peux pas vous dire… Et comme j’ai lutté contre lui, il m’a enfermée en bas… Tous les jours, il descend me dire : Veux-tu ? Je crie : Non. Et il s’en va. Cette méchante femme vient alors me tourmenter.

— Sacrais, fit la Sauvage indignée, je ne te savais pas de cette force-là.

— Je travaillais dans les intérêts du patron, répondit Sacrais. Je n’ai donc pas à me défendre.

— C’est vrai, approuva Caudirol.

La Sauvage, ne revenait pas du brusque changement qui s’était opéré dans les sentiments de son amant.

— Nous la laissons ici ? demanda-t-elle.

— Oui, fit Caudirol avec autorité.

La Sauvage poussa un soupir, mais son amour fanatique pour le défroqué l’emporta sur le reste.

Elle rentra dans la pièce où se tenaient les autres bandits, après avoir fait un geste de menace à la Mécharde.

— Tu sais, lui dit-elle, je reviendrai. Et si tu l’as seulement touchée, gare à toi !

Caudirol rentra derrière elle dans la salle commune.

Il dit encore une fois à Sacrais :

— Que cette fille reste ici. Tu m’en réponds !

Le faussaire était enchanté de la façon dont tout se terminait.

— Décidément j’ai de la chance, dit-il en se frottant les mains…

Caudirol, avant de se séparer de ses hommes, leur donna rendez-vous pour le lendemain soir à l’hôtel Peignotte, rue des Lyonnais.

— C’est pour la baronne qui a des bijoux dans son cercueil ? demanda La Marmite.

— Peut-être, répondit Caudirol. À demain !

On se quitta…

La Sauvage s’était retirée dans le magasin aux vêtements.

Elle en sortit vêtue de fourrures.

— C’est mon costume de dame russe, fit-elle à Caudirol… Nous allons chez moi, rue de Rome, veux-tu ?

— Soit, répondit celui-ci.

Ils quittèrent la maison de Sacrais et descendirent l’avenue de Saint-Ouen.

À la hauteur de la station du chemin de fer de Ceinture, ils rencontrèrent un fiacre vide.

— Appelle le cocher, fit la Sauvage,

— Soit, dit Caudirol, en riant, mais tu le paieras… J’ai laissé mon argent chez Sacrais.

Elle lui passa son porte-monnaie.

Trois quarts d’heure après, ils arrivèrent rue de Rome et la voiture s’arrêta devant une maison de bonne apparence.

— C’est ici, dit la Sauvage. Ce pauvre Général m’avait loué et meublé ça. Il avait des goûts aristocratiques… Moi, j’aime mieux l’hôtel Peignotte !

Caudirol avait rajusté sa moustache postiche pour avoir meilleure tournure.

Ils entrèrent sans encombre.

L’appartement de la Sauvage était situé au troisième étage sur la rue.

Les tapisseries et l’ameublement étaient du meilleur goût.

— On est bien ici, fît Caudirol, qui retrouvait le confortable de son logement de la rue des Gravilliers.

Et il se regarda complaisamment dans une glace.

Débarrassé de son manteau, il avait plutôt l’air d’un gentleman élégant que d’un bandit.

Son regard seul le trahissait.

Il avait dans les yeux une lueur étrange dont on ne pouvait supporter l’éclat.

La Sauvage lui sourit doucement.

— Voici la chambre à coucher, dit-elle en ouvrant une porte.

Caudirol ne fut pas long à se mettre au lit. Il était brisé de fatigue.

La Sauvage, elle aussi, n’en pouvait plus, mais ni lui ni elle ne songeaient à dormir.

La passion les tenait éveillés.

Déjà Caudirol songeait avec fièvre à l’épouvantable profanation qu’il devait accomplir la nuit suivante.

La Sauvage se dévêtit et se glissa nue, contre le monstre en rut.