Le Vampire (Morphy)/31

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 188-195).

CHAPITRE XII

Avant la tragédie.


Une semaine ne s’est pas écoulée depuis l’affaire de la rue des Gravilliers, et cependant des évènements multiples se sont précipités.

Nous allons assister à la monstrueuse scène qui justifiera le litre de cette première série des Mystères du crime.

Le Vampire va nous apparaître dans toute sa hideur.

Ceux de nos lecteurs qui savent quelles obscènes et corruptrices maximes sont contenues dans les manuels qui servent à l’éducation des prêtres ; ceux qui, instruits des secrets de la physiologie, connaissent les ravages que le célibat produit sur les cerveaux puissants ; ceux-là s’expliqueront l’horrible monomanie du défroqué Caudirol.

Qu’on le sache bien, il n’est aucun des faits que nous racontons qui n’ait son précédent dans les annales de la science ou dans celles du crime.

Nous n’inventons rient nous choisissons pour notre récit les documents les plus passionnants que nous fournisse la nature humaine.

Il ne faut jamais crier à l’invraisemblance : tout arrive.

Cela dit, comme avertissement, poursuivons notre narration.

Le Docteur-Noir était revenu au Père-Lachaise, toujours filé par son domestique qui se dissimulait avec un art de policier.

Lucien Bartier, caché dans une allée déserte, laissa la nuit tomber…

Il attendit que les portes du cimetière se fussent refermées et que les gardiens eussent fait leur dernière ronde.

L’immense nécropole devenait silencieuse.

Les tombes se profilaient vaguement dans l’obscurité.

Le Docteur-Noir se sentait pris invinciblement d’un malaise qu’il essayait de secouer.

Ce silence lui faisait mal…

Par instant, un faible bruit s’élevait lorsque le vent du soir passait au milieu des arbres.

Quelquefois une porte de fer, mal jointe, grinçait dans ses gonds rouillés.

On eût dit la plainte des milliers de morts enfouis dans ce vaste champ.

Une rafale se produisit tout à coup et anima le cimetière d’une vie fantastique et lugubre.

Les couronnes s’agitaient lentement sur leurs tringles ; un bruit de ferrailles se fit entendre plus prolongé, plus criard.

Ce mouvement d’ombres et ce bruissement avaient quelque chose de terrifiant dans un lieu semblable.

Jean-Baptiste Flack se demandait quelle folie subite poussait son maître à attendre la nuit dans la nécropole.

— Est-ce que les derniers évènements auraient détraqué son cerveau ? se demandait-il.

De son côté, le Docteur-Noir pensait :

— Allons, c’est le moment. Il faut en finir… Rien ne me retient.

Et cependant, il restait à la même place, hésitant.

Pendant ce temps les bandits de Saint-Ouen étaient rassemblés à l’hôtel Peignotte.

— La patronne trônait à son comptoir, flanquée de son amant.

Le Nourrisseur n’avait pas renoncé à ses ignobles amours.

Grâce à lui, l’hôtel était un repaire absolument sûr ; jamais les patrons n’auraient dénoncé un de leurs clients. La police, qui ignorait le fin mot de cette association, se lançait toujours sur de fausses pistes quand ses agents consultaient le maître ou la maîtresse de cet établissement interlope.

Donc les gredins se trouvaient en parfaite sécurité.

Aucun d’eux, d’ailleurs, n’était recherché particulièrement.

Il n’y avait que la Sauvage, Caudirol et Sacrais qui eussent des raisons pour se cacher ou se travestir.

Eux seuls manquaient à cette réunion.

Le débit de liqueurs présentait toujours le même aspect répugnant.

Des hommes aux blouses sales et au visage corrompu s’entretenaient dans le fond.

Le nom de Titille tomba dans leur conversation.

— Titille ! répéta le Nourrisseur.

Les bandits de Saint-Ouen dressèrent l’oreille.

On sait que Général des Carrières avait désigné cette fille comme l’ayant dénoncé et fait arrêter par Dublair, le policier devenu bourreau.

Caudirol avait promis devant ses complices de la retrouver et de la remettre entre les mains de la Sauvage, qui en ferait justice.

— Qu’est-ce que vous racontez de Titille ? interrogea La Marmite.

— Oui, quoi donc ? fit Zim-Zim.

L’un des individus répondit d’une voix traînante !

— Il lui est arrivé une drôle d’histoire. Figurez-vous qu’on l’a emballée, habillée en homme. Elle a joué son rôle à l’instruction sans être reconnue ; mais, avant de monter en jugement, on l’a fait se déshabiller avec les camarades. Vous comprenez, fallait jouer franc jeu !

— C’est vrai, il lui manquait quelque chose pour ça !

— Sans compter qu’elle a une paire de tétons !

— Elle a été pigée, alors ?

— Ça va de soi, mais ce que ça a fait de potin, non, voyez-vous, les amis, c’est épatant ! Elle a été jugée hier.

— Combien a-t-elle attrapé ?

— Quinze jours.

— C’est bon à savoir, fit le Nourrisseur, on pourra aller l’attendre à sa sortie de Saint-Lago.

— Est-ce qu’on rigole toujours au Dépôt ? questionna Bambouli pour détourner la conversation.

— Ça dépend, fit l’autre ; en cellule c’est jamais d’une gaieté folle ; mais à la petite salle, c’est très chic !

— La salle des rupins ! s’exclama d’un air dédaigneux la Quiche, j’aime pas ça, moi. Parlez-nous de la grande salle, du Tas, c’est pas des freluquets, là. Et puis on n’est pas cinquante, on est des cents et des cents.

— Sans compter les poux ! s’écria La Marmite. Bien que d’y penser ça m’démange. C’est, pas pour dire, mais elles sont vivantes les paillasses, dans le tombeau des vaches… autrement dit le bloc.

— De mon temps, on s’amusait et rudement. Il est vrai qu’il y a encore le coup du savon noir. C’est moi, vous savez, qui ai inventé ça.

— Pas possible ! firent les bandits.

— Qu’est-ce que c’est que le coup du savon noir ? demanda le père Peignotte qui écoutait leur conversation tout en servant ses étranges clients.

— Je vais vous dire la chose, fit Bambouli. On est dans la grande cour n’est-ce pas ? On choisit de préférence le soir, avant la rentrée dans la salle.

— Pourquoi ça, mon gros ?

— Vous allez voir. Aussitôt qu’il arrive un nouveau à l’air novice, on se met à crier : Ohé ! l’auxiliaire de service ! Un copain s’avance, les manches retroussées vers l’entrant : Ah ! mon brave, qu’il lui dit, faut te laver les pieds, là-bas, à la fontaine. — C’est forcé ? fait l’innocent. — Dame, je pense que le règlement est pour tout le monde. Allons et vite ! je vais t’apporter du savon noir. Là-dessus le faux auxiliaire disparaît un moment et revient.

— Je devine le coup.

— L’autre se déchausse, retrousse son pantalon, etc. On lui apporte quelque chose dans du papier. Il croit que c’est du savon et il s’en enduit les jambes. Et je te frotte ! Et je te frotte !…

— Épatant ! messieurs, épatant ! fit La Guiche avec admiration.

— Pendant ce temps-là, tout le monde se tord. Le novice voit qu’on s’est fichu de lui, il porte ses doigts à son nez. C’est pas du savon noir…

— C’est de la m… ! cria La Marmite en trépignant… Oh ! ça touche au sublime.

— Buvons à la santé de Bambouli, proposa Tord-la-Gueule. Il a de l’initiative, le camarade.

— Adopté ! firent en chœur les bandits.

Comme ils achevaient de boire, un individu que nous avons entrevu dans le cours de cet ouvrage, fit son apparition.

— Ah ! bonjour, l’Homme-qui-pue, cria La Marmite. Viens donc t’asseoir, petit chéri.

L’être répugnant ne répondit pas au gamin.

Il s’assit d’un air fatigué, et se tournant vers les bandits :

— C’est Sacrais qui m’envoie pour vous dire qu’il a revu le chef et que le rendez-vous est transporté place Armand-Garrel, à la mairie du vingtième.

— Ça se trouve derrière le Père-Lachaise, observa La Marmite.

— Oui, et il faut partir tout de suite. Il paraît que vous allez me donner du turbin. Sacrais parle de bijoux à laver.

— Parfaitement, fit La Marmite, et faudra nous prendre ça dans de bonnes conditions, heureux fourgat !

— Ah ! tu crois que tout est rose dans le métier de recéleur ! soupira l’Homme-qui-pue. Heureusement que ça va finir.

— Tiens, pourquoi ?

— Mes enfants, le chef nous fait dire que, dans peu de temps, il nous associera à des expéditions extraordinaires…

— Tant mieux, pourvu qu’il y a ait de la galette à gagner à gogo.

— Il y en aura. Il promet de nous partager à tous, après un an de bons services… devinez combien ?… Un million !

— Quelle blague ! exclama Tord-la-Gueule.

— Pas possible ! fit La Marmite,

Bambouli, La Puce, La Guiche et l’Asticot n’en revenaient pas…

— Diable ! dit simplement le Nourrisseur. C’est quelque chose.

— Et nous ne sommes en tout que dix, observa Tintin qui venait de compter sur ses doigts.

— Cent mille balles chacun, continua l’Homme-qui-pue… C’est une frime !

— Ça en a l’air, dit La Marmite, mais je l’crois. C’est l’malin des malins M. Renaud. Il peut nous donner un million si c’est son idée.

La conversation fut subitement interrompue par un bruit de dispute qui venait de la cour de l’hôtel.

— Allons voir ça, proposa Tord-la-Gueule qui flairant une rixe ne voulait pas laisser échapper l’occasion.

La mère Peignotte, de son côté, disait à son mari :

— Dis donc, va un peu voir ce qui se passe. Dis-leur de ne pas sortir les couteaux surtout… Faudrait aller chercher la police, et c’est toujours embêtant. J’veux pas que l’raisiné coule dans la cambuse.

— Sagement pensé, fit le Nourrisseur.

Les bandits se dirigèrent vers la cour.

Nous avons déjà fait la description de cet abominable repaire, situé dans Paris même, et qui s’appelle l’hôtel Peignotte.

Nous ne reviendrons pas sur l’examen que nous avons fait de ce bouge immonde.

Une dispute venait d’éclater entre deux jeunes femmes, dont l’une, jolie italienne, n’avait pas quinze ans.

Il s’agissait comme toujours d’un homme qui avait laissé celle-ci pour celle-là.

Une scène de jalousie furieuse s’ensuivait.

— Ah ! mauvaise bête, enjôleuse !

— Dis plutôt qu’on t’a lâchée, garce !

— Moi ! Oh ! tu vas voir.

Et les deux malheureuses s’étaient jetées l’une sur l’autre, s’arrachant les cheveux, se déchirant avec les ongles.

Toute la population de l’hôtel faisait cercle dans la cour ou regardait par les fenêtres de derrière.

Les baraquements étaient vides.


— Vous serez mon père, m’a-t-elle dit

Chaque fois qu’un coup portait, on éclatait en applaudissements.

L’Italienne était demi-nue. Ses vêtements étaient arrachés.

L’autre, plus forte, se faisait un jeu cruel de la mettre en lambeaux.

Il arriva un moment où la jeune fille n’eut plus de chemise sur les épaules. Ses seins étaient à découvert. Un jupon tenait encore à sa taille, pour tout vêtement.

Les hommes regardaient la gorge sèche, l’œil allumé.

Les bandits de Saint-Ouen étaient au premier rang des curieux, encourageant les combattantes.

La petite Italienne, affolée, se jeta sur son adversaire qui la laissa venir et lui arracha le cordon qui retenait sa jupe.

La jeune fille était nue.

Elle eut un cri de rage et voulut se venger.

Mais ses pieds s’embarrassaient dans ses vêtements tombés.

— Oh ! la la… spectacle ! cria La Marmite.

À l’autre bout de la cour, l’autre femme ricanait.

— Voyez donc cet amour de petite fille… As-tu ton compte, morveuse ?

L’Italienne bondit avec un tel emportement, qu’elle surprit la femme qui la raillait et la renversa.

Alors furieuse, écumante de rage, elle glissa sa tête sous les jupons de son ennemie qui poussa un cri horrible.

— Au secours !… Oh ! elle m’a mordu…

Le combat était terminé. La petite restait au milieu de la cour sombre, éclairée dans sa nudité par les fourneaux des cuisines en plein air et par la lueur de quelques chandelles.

Tout à coup, elle sentit quelque chose qui glissait sur ses épaules.

Elle se retourna et vit une vieille femme qui lui mettait son châle.

L’Italienne s’en recouvrit et ramassa ses loques éparses.

La vieille s’en allait d’un pas traînant et l’air absorbé.

La Marmite l’apostropha :

— Tu pouvais pas rester dans ton coin, sorcière ?

Et il suivit ses camarades qui sortaient par le couloir de l’hôtel,

— C’est égal, le châle est venu mal à propos… C’est rien dommage !

La vieille femme était retournée s’asseoir dans un coin de la cour, près du misérable cabinet où elle habitait.

Elle semblait étrangère à tout ce qui se passait et fredonnait doucement sur un air triste :

Ma Pitchounette
Sera vengée…

Et elle reprenait, après une pause, cet éternel refrain.

— Voilà la mère Vengeance qui reprend sa ritournelle, dit le Nourrisseur au père Peignotte.

C’était, en effet, le surnom que l’on avait donné à Marita, la vieille Italienne, qui s’était fixée dans cet hôtel sordide, vivant de charité.

— Oui, répondit le patron à l’observation du Nourrisseur ; mais, à propos, dites donc, c’est à cause de vous qu’elles se sont crêpé le chignon, les deux gigolettes…

— Mon Dieu, oui, fit le Nourrisseur d’un ton indifférent. Mais j’ai un regain pour la gosse.

— L’Italienne ! je crois bien, dit le père Peignotte. C’est un vrai morceau.

Ça doit être joliment rupin un tendron comme ça.

— Heu ! on s’en lasse… L’autre n’était pas mal… Ah ! ah ! on est obligé de la remonter dans sa chambre, regardez donc. C’est qu’elle lui a fichu un vrai coup de croc, la petite, et au bon endroit.

On emmenait la malheureuse qui poussait des hurlements de douleur et de rage.

Le Nourrisseur se disposait à rejoindre les bandits.

Il se ravisa et s’adressant au père Peignotte :

— Inutile de dire à votre femme que c’est à propos de moi que les femelles en question se tapaient, n’est-ce pas ?

— Entendu, fit le patron.

Le Nourrisseur sortit avec ses acolytes en grommelant :

— Il faut bien mettre un peu la main à la pâte, puisque ce sacré chef choisit lui-même ses coups à faire. Voilà mon emploi fichu.

On se souvient que le Nourrisseur était le pourvoyeur de crimes de la bande.

Il n’y prenait habituellement pas une part active.

Le patron rentré dans l’estaminet répondit à sa femme qui le questionnait :

— Oh ! c’était une misère. Une petite batterie de rien du tout sans coups de couteaux. Ça s’est passé gentiment…