Le Vampire (Morphy)/32

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 195-210).

CHAPITRE XIV

Vampirisme.

Deux hommes se promenaient dans l’endroit le plus reculé de la place Armand-Carrel.

— Alors, fit l’un d’eux, vous croyez mon cher maître, que nous trouverons quelque chose qui en vaille la peine dans ce cercueil ?

— Certainement. Je sais que Mme de Cénac a été enterrée avec ses bijoux, et la valeur en est assez élevée.

— À combien l’estimez-vous ?

— Cela peut aller à une dizaine de mille francs.

— Ce n’est pas à dédaigner, mais, enfin, le coup n’est pas merveilleux. Il y a du péril.

— Allons donc ! Est-ce que vous croyez que les gardes du cimetière se promènent la nuit.

— Non pas… Vous connaissez bien l’emplacement ?

— À merveille ; il se trouve isolé dans une allée transversale.

— N’importe, je n’ai pas à vous conseiller, vous êtes maître d’agir suivant votre inspiration… mais…

— Mais ?…

— Je crains que des opérations de ce genre ne nous fassent pas gagner, au terme dit, le million que j’ai promis en votre nom aux amis.

— Je sais ce que je fais… Je veux éprouver mes hommes.

— Il est de fait qu’il faut avoir du chien pour ouvrir une bière la nuit.

Les deux hommes marchaient lentement, puis revenaient sur leurs pas.

Nos lecteurs ont aisément reconnu Caudirol et Sacrais.

Le défroqué reprit la parole :

— Et cette petite, qu’en fais-tu ?

Caudirol employait le tutoiement avec Sacrais comme avec les autres bandits.

— Ah ! Lydia ; mais je la retiens là-bas, jusqu’à nouvel ordre… La Mécharde passe son temps à la garder.

— C’est bien, continue de veiller sur elle… puisque c’est ton idée.

— Et un peu la vôtre ? insinua Sacrais.

— Pas du tout. Je me moque bien de cette gamine. Pourquoi dis-tu ça ?

— Parce que, si vous l’aviez voulue… elle est à vous.

— Cette enfant ! exclama Caudirol, mais tu rêves, mon ami !

Et subitement, par un brusque revirement, attiré par la monstruosité du fait, il pensa :

— Au fait, pourquoi pas ?… Ça serait une consolation qui me dédommagerait de m’être vu souffler la mère.

Il ajouta tout haut.

— Que veux-tu en faire de cette Lydia ?

Sacrais eut un sourire venimeux.

— Mais… l’humaniser, répondit-il, en clignant ses yeux faux.

— Il paraît que tu l’as amenée chez toi, en lui faisant croire que tu tenais un bureau de placement. C’est drôle !

— C’était à mourir de rire. Elle est d’une naïveté impayable. Comme je lui promettais toute sorte de choses, à la condition de m’aimer un peu, elle s’est méprise sur le sens de mes paroles…

— Elle t’a pris pour un bienfaiteur.

— Juste. Elle s’est mise à fondre en larmes et s’est jetée dans mes bras : Vous serez mon père, m’a-t-elle dit. Et comme je commençais à la lutiner en lui disant : Ton père ! mais je serai mieux que ça, ma belle… Alors elle s’est défendue de toutes ses forces.

— Donc… il n’y a rien de fait ?

— Pas ça ! Mais il faudra bien que ça en finisse. Je suis toqué de cette gosse, ma parole d’honneur !

— Ah ! fit Caudirol, devenu songeur.

Sacrais changea le tour de la conversation :

— Que décidez-vous, en ce qui concerne Mme Le Mordeley, l’héritière des millions et du château de la vieille de la rue Rambuteau ?

Caudirol sembla sortir d’un songe.

— Quel est votre plan ? répéta Sacrais.

— Il est bien simple : c’est de me rendre chez la dame en question et de lui dire : Je viens vous donner des nouvelles de Mlle Lydia qui a été confiée à votre bienfaisance par l’Assistance publique et qui a eu l’ingratitude incroyable de se sauver à Paris.

— Voilà une entrée superbe dans la place !

— Tu ignorais que la gamine s’était enfuie de chez Mme Le Mordeley ? interrogea Caudirol d’un air soupçonneux.

— Je l’ai entendu dire cela pour la première fois devant vous, hier au soir. Elle m’avait bien dit qu’elle venait de Nantes et je comptais même sur cette coïncidence pour en tirer parti à l’occasion, mais tout se bornait là.

— Eh bien ! reprit Caudirol, voilà une affaire entendue. J’irai au château des anciens ducs de Lormières et je ferai en sorte de m’introduire dans la place.

— À l’occasion, on pourrait se débarrasser de cette Mme Le Mordeley.

— Je n’y vois pas d’inconvénient.

Le dialogue des bandits fut coupé court par l’arrivée de leurs étranges associés.

— Nous voilà, dit le Nourrisseur.

— Tiens ! tu travailles donc, maintenant ? fit Sacrais.

— Pourquoi pas ! fit aigrement le drôle, piqué au vif par cette observation.

— C’est une simple remarque… Auparavant tu te bornais à chercher les coups à faire, comme moi, j’avais pour mission de protéger les amis… Ça a changé, voilà tout ce que je voulais dire.

— En route ! interrompit Caudirol d’un ton de commandement. Marchons en deux bandes… là… très bien.

Ils s’engagèrent dans des ruelles noires absolument désertes à cette heure avancée.

Ils se dirigeaient vers la porte de derrière du Père-Lachaise.

En chemin, Caudirol parlait à Sacrais,

— Comment es-tu arrivé à dépister la police ?… lui demanda-t-il. Tu connais ce monde-là pour le mieux ?

— Ah ! voilà… C’est un petit secret à moi. Mais je vais vous dire ça tout de même. Avant d’entrer dans ce genre d’affaires, j’ai étudié de près la police. J’allais dans les débits où se rendent d’ordinaire les mouchards. Ils aiment bien boire en général ; aussi j’ai appris par eux bon nombre de choses utiles.

— C’est le cas de dire que tu faisais des études in anima vili.

— Effectivement. D’autre part, j’ai fait des stations assez longues devant la caserne de la Cité, à l’heure où les mouchards arrivent au rapport. Je les connais tous de vue.

— C’est parfait… Mais nous sommes arrivés. Attention !

Les bandits s’arrêtèrent devant le mur du cimetière.

— Obliquons un peu sur la gauche, commanda Caudirol, c’est plus sombre.

Ils firent encore quelques pas dans la direction indiquée.

— Moi, je fais le guet, si ça vous va, proposa Le Nourrisseur. Je me mettrai de ce côté-ci.

— Et moi de ce côté-là, se hâta de dire Sacrais. Il faut être au moins deux.

Caudirol les regarda à la dérobée.

— Voilà deux lâches, pensa-t-il.

Il fit signe à ses hommes d’escalader le mur.

Les bandits se firent successivement la courte échelle et, deux minutes après, ils étaient tous dans le cimetière.

— Fichtre ! ce n’est pas gai, fit La Marmite à ses compagnons.

Ils se trouvaient dans la partie encore déserte, — si l’on peut employer ce terme, — de la grande nécropole.

À côté d’eux se trouvait le terrain vague où, nombre d’années avant, plus de huit mille insurgés avaient été enfouis après les fusillades et les mitraillades de l’armée versaillaise, en Soixante et onze.

Ils marchèrent silencieusement, repliés et rampants, guidés par Caudirol.

Après avoir traversé la partie du champ funèbre non remplie de morts, ils parvinrent à la grande ligne formée par les premières tombes.

Ils s’engagèrent dans les allées, impressionnés par la majesté de cette sombre solitude, mais résolus cependant à accomplir leur profanation.

— Avez-vous des outils, patron ? questionna à demi-voix Bambouli.

— J’ai un tourne-vis pour la bière et une pince pour faire sauter la ferraille.

— Ça suffit, déclara Tord-la-Gueule, moi, j’ai mes bras pour aider à la manœuvre.

La Marmite s’était glissé près du chef.

— Vous savez, lui dit-il, nous sommes en plein sur la piste de Titille…

— La femme dont m’a parlé Général ?

— Oui. Elle vient d’être condamnée à quinze jours d’emprisonnement. Donc elle sortira de Saint-Lazare, vers neuf heures du matin, dans deux semaines, à pareil jour.

— Son affaire est claire, répondit Caudirol.

En ce moment, la lune, dissimulée par les nuages, resplendit tout à coup de son éclat le plus vif.

— C’est gênant, ce fromage-là, fit Zim-Zim, en montrant le poing à l’astre nocturne.

Ils s’engagèrent à travers les tombeaux.

Au bout d’un instant ils s’arrêtèrent… Un bruit venait de frapper leurs oreilles.

Ils écoutèrent, mais rien ne troublait le silence de la nuit.

— Nous sommes arrivés, fit Caudirol.

Les bandits étaient parvenus devant le caveau provisoire où l’on avait déposé le corps de la baronne de Cénac.

Caudirol tira une pince de sa poche et exerça une pesée sur le cadenas, qui se brisa sous l’effort.

— Allons, Tord-la-Gueule, soulève-moi ça, dit le défroqué à l’hercule de la bande.

Celui-ci eut un imperceptible mouvement d’hésitation, mais rappelant à lui son courage défaillant, il souleva le couvercle de fonte.

Les bandits se rapprochèrent.

— Attendez, leur dit Caudirol.

Et il enjamba la pierre, disparaissant à demi dans le caveau.

— C’est un homme, décidément, fit Tord-la-Gueüle.

Caudirol perça de son regard clair les profondeurs du tombeau. Il y avait quatre cercueils, étendus dans le vide et reposant sur des supports.

— Voulez-vous de la lumière, patron ? demanda La Marmite.

— Oui, une allumette.

On lui en passa et, ayant allumé une lanterne sourde dont La Marmite s’était muni, il put lire les inscriptions gravées sur les bières.

— Voilà notre affaire, dit-il en désignant un cercueil. Empoignez ça.

Et, debout sur un échelon inférieur, il enleva la funèbre boîte.

Tord-la-Gueule et ses camarades la saisirent et la retirèrent sans difficulté.

Caudirol allait sortir du caveau quand, soudain, le support sur lequel il était posé lui manqua.

Les bandits entendirent avec terreur un bruit que le silence rendait formidable.

Leur chef était englouti avec les cercueils au fond du caveau…

Ils reculèrent épouvantés.

— Ahl ça, est-ce qu’il y aurait un bon Dieu, nom de Dieu ? fit La Marmite. En tous cas c’est un muffe s’il a démoli l’patron.

— Sauvons-nous, proposa La Guiche qui tremblait.

— Jamais, riposta Tord-la-Gueule.

— Non, fit La Marmite qui dominait la peur instinctive qui s’emparait de lui. Le patron est là-dedans. Faut l’en repêcher.

— Eh bien, allez-y, moi je m’en vais, reprit La Guiche.

— Bouge pas, gronda Tord-la-Gueule, s’il y a un tonnerre de Dieu, faut qu’il nous écrase tous.

— Y a pas d’bon Dieu qui tienne, fit La Marmite ; allons-y et tant pis.

Il se pencha sur le caveau.

— Monsieur Renaud…

— Présent, mon petit !

Et Caudirol reparût, les cheveux hérissés, le visage d’une pâleur mortelle.

La lune éclairait ce spectacle de sa teinte livide,

— Sauvé ! cria La Marmite… Oh ! le patron, c’est un maître !…

— Chut, dit Caudirol, modérant l’emportement du gamin. Tout s’est effondré, mais j’ai pu remonter en me hissant après les bois qui garnissent le caveau.

— Nous avons eu un fier trac, conclut Tord-la-Gueule.

Caudirol regarda La Guiche qui tremblait.

— Ça t’a émotionné, mon garçon ? lui dit-il.

— Moi ? pas le moins du monde, répondit celui-ci dont les dents claquaient encore de terreur.

Caudirol jeta un coup d’œil de travers au jeune bandit.

Il avait entendu tout ce qui s’était dit.

En lui-même il pensait :

— J’ai trois individus dangereux avec moi : Sacrais, Le Nourrisseur et La Guiche, je verrai à m’en débarrasser. Il n’y en a qu’un, Sacrais, qui puisse m’être utile… et encore.

Il reprit tout haut, en se mettant lui-même à l’ouvrage :

— Ouvrons ça… Tiens !… j’ai perdu mon tourne-vis en tombant… Mais, il y a seulement des crochets… Faisons vite.

— Sans compter que ça a fait un chahut de tous les diables, votre chute, appuya Zim-Zim.

Caudirol, aidé par ses hommes, fit sauter le dernier crochet et enleva le couvercle.

[Image à reprendre]
Le Docteur-Noir.

Immobiles et muets les bandits regardaient.

Le défroqué arracha le linceul et le corps de la baronne de Cénac apparut.

— Elle était bien belle, fit Bambouli. On la dirait encore vivante, n’est-ce pas ?

— Ne dis pas des choses comme ça, interrompit La Guiche. Tu nous glaces le sang.

— Mais, ça s’est vu, répliqua Bambouli. On entend parler de ces choses-là de temps en temps… Si tu lisais les journaux…

— Allons, c’est bon, en voilà assez.

Le corps de Mme de Cénac était admirablement conservé. Le blanc mat de son beau visage ne portait point l’empreinte de la mort.

On lui avait laissé les bijoux qu’elle portait le jour de son rendez-vous avec le curé de Saint-Roch.

Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis cette horrible affaire et, on l’a vu, Caudirol s’était vautré dans le sang… Il était devenu le grand-prêtre du crime.

Il avait tenu parole. Ce monstre au cerveau puissant et détraqué avait changé de religion. De curé, il s’était fait bandit ; mais, au fond, il était resté fanatique.

Il faisait le mal ouvertement, voilà tout le changement qui s’était opéré en lui.

L’éducation cléricale peut créer de tels monstres.

Il contemplait sa victime.

— Dépêchons-nous, patron, lui dit Tord-la-Gueule.

Rappelé à la réalité par cet avertissement, il se baissa et retira les bijoux de la baronne.

— Prends cela, dit-il à La Marmite.

— Oui, nous bazarderons-ça, repartit celui-ci. Ce soir nous avons vu l’Homme-qui-pue. Il est prévenu et doit nous attendre à l’hôtel des Lyonnais.

— Ça en rapportera, de la monnaie, fit La Guiche.

— Veux-tu fermer ta boîte, espèce de maquereau, lui dit Tord-la-Gueule. La Guiche, en effet, était non seulement un bandit, mais encore un souteneur.

Ses camarades le méprisaient.

Caudirol imposa silence à ses hommes.

— Il n’aura rien, dit-il, soyez tranquilles à ce sujet.

— Et pourquoi donc, cher monsieur ? demanda La Guiche en élevant la voix.

— N’as-tu pas proposé aux amis de s’enfuir en me laissant dans ce trou ? demanda Caudirol.

— Dame ! vous nous embauchez pour des coups qui ne sont pas du tout agréables.

— Silence. Ce que j’ai dit est dit. Tu n’auras rien.

— J’aurai le plaisir de voir emballer quelqu’un de ma connaissance, grommela La Guiche.

— Ah ! vraiment, tu me dénonceras ?

— C’est mon affaire. Laissez-moi la paix…

Il n’avait pas achevé sa phrase que Caudirol le saisit à la gorge d’une main, tandis que de l’autre il l’empoignait par les jambes.

Par une secousse terrible, il l’éleva en l’air et le fit retomber sur le dos contre l’angle du caveau.

Le misérable ne poussa pas un soupir. Il resta entre les mains de Caudirol, cassé en deux, la colonne vertébrale brisée.

Le formidable bandit jeta un regard irrité sur ses hommes.

— Que ce soit un exempte pour vous, dit-il.

Et il rejeta le corps inerte dans le tombeau ouvert.

— Pas de chance ! ce pauvre La Guiche, conclut La Marmite, il voulait qu’on laisse le patron au fond du trou… et, bonsoir… c’est lui qui prend sa place… En v’là une succession que j’n’aimerais pas, nom d’une pipe !

Caudirol fit un signe et le gamin se tut.

— Messieurs, dit-il, allez-vous en chacun de votre côté, quand il y aura du nouveau, je vous le ferai dire.

— Et l’magot, demanda la Marmite en montrant les bijoux.

— Arrangez-vous avec le receleur en question et partagez-vous le prix de ces bêtises ; je vous laisse ma part.

Les bandits voulurent se récrier.

— Non, poursuivit Caudirol, je n’en veux pas. Cette expédition était surtout une épreuve. Je sais maintenant que vous êtes des hommes…

— Qui vous sont dévoués à la vie, à la mort, fit Tord-la-Gueule.

Un murmure d’assentiment accueillit cette déclaration.

— À la bonne heure. Nous ferons des affaires ensemble qui en vaudront la peine. Désormais, nous ne travaillerons plus pour de semblables bagatelles.

— Alors vous ne venez pas avec nous ? fit la Marmite.

— Non, répondit Caudirol, je vais ranger un peu tout cela et partir de mon côté.

Les bandits s’éloignèrent après avoir serré la main de leur chef.

Caudirol les vit disparaître.

Il se retourna vers le cadavre de la baronne de Cénac.

— Maintenant, dit-il, les dents serrées, à nous deux…

Il s’agenouilla devant le cercueil et examina le corps avec une expression hideuse. Il semblait vouloir se pénétrer d’horreur à dessein, pour ressentir une émotion plus aiguë…

Enfin il prit la morte par la taille et la sortit de la bière.

Il l’étendit au milieu de l’allée en arrachant complètement le linceul qui l’enveloppait.

La baronne de Cénac était nue. Ses cheveux noirs dénoués retombaient sur sa luxuriante poitrine.

Caudirol regardait toujours… Ses yeux se portaient avec un plaisir suprême sur les seins énormes et fermes… sur les hanches puissantes et rebondies… sur les cuisses rondes et charnues de cette femme qu’il avait assassinée.

L’effroyable monomane sentait son cerveau craquer dans le délire de cette contemplation monstrueuse.

Ses lèvres, contractées dans un rictus, laissaient voir ses dents qui claquaient,

Le vampire grimaçait et se tordait sur lui-même.

Affolé de passion, il se précipita sur le corps nu…

Un tressaillement le secouait.

Il n’avait plus aucune notion de la réalité. Son imagination de satyre le transportait dans de lointains et immondes domaines.

Il rêvait tout éveillé d’un enfer où l’on pût étreindre à la fois toutes les hideurs.

Pour mieux s’identifier à son horrible vision, il fermait les yeux.

Mais, brusquement, il se sentit saisir par la nuque et arracher à son ignoble sacrilège.

La raison lui revint comme dans un éclair.

Il essaya de secouer l’étreinte qui le clouait à terre, mais vainement.

Un homme le tenait d’une main de fer.

C’était le Docteur-Noir qui, masqué par les tombes ; avait entrevu tout ce qui venait de se passer.

Au moment où les bandits étaient arrivés, il allait soulever la plaque du caveau.

Il avait résolu, nous le savons, de tenter, dans un tout autre but, la même entreprise que Caudirol.

Il avait surpris l’identité de celui-ci qui, ce jour-là, s’était trahi en disant son nom après les funérailles, devant la tombe.

Le Docteur-Noir avait d’ailleurs juré de venger sur Caudirol l’assassinat des enfants du père Marius.

Il avait attendu dans le cimetière, muni de quelques instruments. En outre, il avait apporté dans un paquet des vêtements de femme pour vêtir la baronne de Cénac, si son incroyable résurrection advenait, comme il en avait la conviction.

Ne pouvant s’opposer à l’expédition des bandits, il les avait laissé faire.

Il avait craint qu’ils ne vinssent à fouiller dans la bière et à trouver la fameuse serviette de maroquin, contenant une fortune.

Tout cela devait, suivant l’étrange expression du mourant, appartenir à celui qui le trouverait.

Moralement, le Docteur-Noir pouvait se considérer comme l’héritier du baron de Cénac.

Le refus de la part d’Adrienne Marchand, la pauvre mère qu’il avait si généreusement secourue, lui donnait tous les droits.

Néanmoins son intention était, si la baronne était encore vivante, de lui restituer sa fortune.

Caudirol restait cloué sur le sol.

— Que me voulez-vous ? rugit-il d’un ton de menace.

Le Docteur-Noir le retenait vigoureusement.

— J’ai à causer avec vous, monsieur Caudirol, lui dit-il.

Le coup était tellement imprévu pour le défroqué, qu’il se demanda s’il n’avait pas devant lui un être surnaturel.

Il s’était redressé sur les genoux… il retomba sur le flanc, terrassé.

Pour la première fois de sa vie, il rencontrait un homme capable de se mesurer avec lui.

Il se passa quelques moments, pendant lesquels les deux antagonistes se considérèrent en silence.

— Ah ! c’est trop bête à la fin, s’écria Caudirol qui fit un effort désespéré pour se relever.

Le Docteur-Noir redoubla de vigueur… ses muscles craquaient…

Caudirol se laissa aller épuisé.

— Lâche ! murmura-t-il. Si tu m’avais trouvé debout !

Cette simple phrase produisit un effet immédiat.

— Relevez-vous donc ! fit le médecin qui lâcha son prisonnier.

Le défroqué bondit sur ses jambes et se recula de quelques pas.

Le Docteur-Noir s’était croisé les bras.

Il réfléchit sans dire mot.

— Caudirol, fit-il enfin, je sais, vous le voyez, qui vous êtes. Le hasard m’a fait vous connaître. Il n’y a certes que moi dans le monde qui vous sache vivant.

L’ancien curé de Saint-Roch écoutait, se rapprochant lentement, et portant la main à sa poche.

Le médecin poursuivit :

— La trahison dont vous vous êtes rendu coupable à Nantes, vis-à-vis d’un vieillard qui se confiait à vous, m’est également connue… Vous souvenez-vous du père Marius ?

— Et de ses enfants, n’est-ce pas ? dit Caudirol d’une voix sifflante.

— Oui, assassin, oui !

Caudirol se rapprocha davantage.

Le Docteur-Noir continua d’une voix grave :

— J’ai juré de venger vos victimes… Vous allez mourir.

Il tira de son manteau un pistolet et l’arma.

— C’est moi, l’assassin ? ricana Caudirol.

— Et moi le justicier, reprit le Docteur-Noir. Vous allez rentrer dans le néant et disparaître sans bruit… Cet homme que vous avez jeté dans cette fosse, vous le rejoindrez.

Et il désignait le caveau où Caudirol avait précipité La Guiche.

— Cela fait du bruit, dit le défroqué en regardant le pistolet braqué sur lui. Vous me tuerez, soit, mais vous en rendrez compte.

Le Docteur-Noir secoua la tête en souriant d’un air singulier.

— Cette arme, fit-il, est à air comprimé. Laissez-moi vous donner ce détail : on n’entendra rien.

Caudirol avait glissé la main sous ses vêtements et il tenait son poignard… Il songeait fiévreusement…

Impossible de s’élancer sur son adversaire qui allait presser la détente.

Une dernière chance de salut lui restait : lancer son poignard à l’improviste.

Il tenta cette suprême ressource.

D’un mouvement brusque il se déroba et brandit son arme.

L’acier déchira l’ombre d’une lueur fugitive.

— Oh ! damnation…

Ce cri venait d’être poussé par Caudirol.

Au moment de jeter son poignard, une main avait saisi son poignet par derrière.

— Vous permettez, monsieur ? lui demanda une voix ironique.

Le Docteur-Noir comprit le danger auquel il venait d’échapper.

Son sauveur était à quelques pas de lui, retenant le meurtrier. La pâle clarté de la lune l’éclairait.

— Mon bon Flack ! s’écria le médecin.

— Moi-même, fit impertubablement le brave domestique. Vous me pardonnez de vous avoir suivi ?

— Digne garçon, va ! répéta le Docteur-Noir.

Et pour ne point perdre de temps en explications, il para au plus pressé, en attachant Caudirol au moyen d’une corde qu’il avait apportée.

Le défroqué semblait écrasé. Il demeurait stupide, sans opposer de résistance appréciable. Il ne faisait entendre aucun cri.

— Par quel hasard te trouves-tu ici ? demanda rapidement le médecin à son domestique.

— Je vous file depuis ce matin, répliqua Jean-Baptiste Flack.

— Et pourquoi, au moins ?

— C’est que, voyez-vous, je me suis douté, rien qu’à votre’physionomie, que vous alliez faire un pendant à votre histoire de l’Opéra…

— Ah ! laissons cela, aide-moi.

Il prit Caudirol par les épaule ? et le traîna assez loin pour qu’il ne pût voir ce qui allait se passer.

Puis, ouvrant le paquet qu’il avait apporté, le Docteur-Noir en tira des vêtements.

— Habillons cette femme, fit-il en montrant la baronne étendue sans mouvement.

Jean-Baptiste Flack eut un haut-le-corps.

— Pas de réflexions, dit encore le médecin à son compagnon. Obéis, tu sauras pourquoi.

Tout en parlant, il versa, dans la bouche de la morte quelques gouttes d’un flacon.

— Dépêchons-nous, répéta-t-il.

En quelques moments, la baronne était habillée d’une robe unie et chaussée de bottines, ses cheveux étaient ramenés dans le capuchon d’une mante noire.

Caudirol, jeté à terre et solidement retenu à une balustrade, ne faisait pas entendre un cri.

Il essayait de se dégager, mais ses liens étaient si serrés qu’il ne put y parvenir.

La corde lui entrait dans les chairs. Il se tordait, étouffant ses plaintes.

Le Docteur-Noir revint vers lui et l’examina.

— Vous finiriez bien par vous détacher en y mettant le temps. Mais je vais vous en épargner la peine… Avez-vous sommeil ?

Caudirol poussa un rauque gémissement où éclatait sa rage impuissante.

En voyant le Docteur-Noir approcher de ses narines un flacon débouché, il comprit que son mystérieux ennemi allait l’endormir.

Par un suprême effort de volonté, il retint son souffle sans affectation. Le bruit qu’il fit en rejetant bruyamment l’air que contenaient ses poumons, simula même une aspiration.

— Il a respiré, pensa le Docteur-Noir, mais n’importe…

Et il continua de lui appliquer le flacon sous les narines.

Caudirol retenait désespérément son souffle.

Déjà des hallucinations de sa vue se produisaient.

Ses oreilles bourdonnaient.

Il luttait cependant contre le vertige de la suffocation.

Ses forces allaient le trahir. Il venait d’accomplir le plus extraordinaire tour de force que l’on puisse imaginer dans ce genre.

Défaillant, il ne perdait point la tête et faisait semblant de respirer régulièrement.

Il rejetait à petits coups le peu d’air qui lui restait dans le corps.

Le docteur sentait ce souffle sur sa main.

Enfin, il retira le flacon.

Caudirol semblait à demi endormi ; on eut pensé qu’il luttait contre un irrésistible besoin de sommeil.

— En voilà pour quelques minutes, pensa le médecin, j’ai le temps nécessaire devant moi.

Il laissa là le bandit, couché comme une masse, et revint vers son domestique.

— Emportons cette malheureuse, dit-il en désignant Mme de Cénac.

Jean-Baptiste Flack obéit sans souffler mot.

Ils se dirigèrent vers le mur du cimetière.

Arrivés là, ils s’arrêtèrent et déposèrent leur fardeau.

— Monte sur mes épaules, commanda le docteur à son domestique.

Celui-ci comprit ce que l’on voulait de lui, et avec la légèreté d’un chat, il mit un pied sur les mains jointes de son maître, un autre sur son épaule, et il se hissa sur le faîte.

Le Docteur-Noir passa à Jean-Baptiste Flack le corps de Mme de Cénac et le domestique le posa sur le mur.

— N’y a-t-il personne à proximité ? interrogea le médecin.

— Non, pas un chat.

— Alors passe-moi la main, et tiens bon.

— Voilà. Allez-y.

Le Docteur-Noir parvint à son tour sur le faîte du mur.

— Descends, Jean-Baptiste, dit-il.

L’autre sauta en bas.

Dès lors, la descente du corps devenait facile.

Elle s’opéra sans difficulté. Le domestique reçut dans ses bras le cadavre de la baronne de Cénac.

— Écoute, dit le Docteur-Noir, tu vas gagner, le voisinage de la place Armand-Carrel. Il y passe peut-être des voitures, si tu en trouves une, arrête-la. Tu diras que ta femme est malade… Baisse sa voilette.

Et il ajouta, après que le domestique eût obéi :

— C’est un jeu dangereux… mais…

Le brave garçon était déjà parti. Il revint sur ses pas.

— Et vous ? fit-il. Comment sortir d’ici sans aide…, car je me doute que vous ayez encore à faire là-dedans.

— Ne t’occupe pas de cela. Si j’ai terminé avant que tu ne puisses rencontrer une voiture, je te rejoindrai et nous nous en irons ensemble. Prends garde surtout aux sergents de ville.
Mais les danseuses étaient jolies !

Jean-Baptiste Fiack demanda encore :

— Je conduis le cadavre chez Vous, n’est-ce pas ?

— Non pas. Mais dans le premier hôtel meublé que tu rencontreras.

— Par exemple !

— Écoute : cette femme que tu tiens entre tes bras est vivante. En la mettant au lit bien chaudement en la frictionnant, elle reviendra à elle.

— Vous dites ? s’exclama Jean-Baptiste Fiack avec stupeur.

Et, par un magnifique mouvement de confiance :

— Au fait, ajouta-t-il, c’est vrai… puisque vous me l’affirmez.

Il s’éloigna emportant son fardeau.

Le Docteur-Noir se rejeta dans le cimetière.